Ce
qu'il faut malheureusement préciser dans l'«interdit raciste» qui
vient publiquement de sauter avec des injures envers la personne d'une
Ministre de la République, que c'est la France (malgré
notre histoire commune) qui est en réalité traversée par tous ces
poncifs et préjugés racistes (notamment sur les noirs), quels que
soient les milieux et les formations politiques...
Il
serait malhonnête de prétendre que ces injures surgissent comme
cela un beau jour à l'encontre d'une ministre emblématique de la diversité,
parce que nous serions effectivement en crise économique et identitaire; et devrions faire face à
une montée sans précédent des thèses d'extrême droite.
Je
vous remercie
Joël
Didier Engo
INTERVIEW
Par
Sonya
FAURE, Libération, 29 octobre 2013
L’historien Pascal Blanchard revient sur les attaques dont la ministre est victime.
Des cris de singe, des bananes brandies, des dessins
de guenon. «Je n’ai rien à dire à des personnes qui
profèrent de telles paroles, qui sont je le rappelle, un délit.»
Hier encore, interpellée sur les insultes racistes qu’elle essuie
régulièrement, Christiane Taubira a rappelé sa ligne : ne pas
surréagir sur les attaques à sa personne, mais s’inquiéter des
paroles racistes proférées avec une impunité de plus en plus
grande. Pascal Blanchard est historien, il a notamment codirigé la
France noire en 2011 et la France arabo-orientale, qui
vient de sortir aux Editions La Découverte.
Christiane Taubira est la cible d’insultes racistes de plus en plus brutales. Pourquoi ?
L’erreur serait de penser que cette brutalité
n’existait pas avant. En réalité ce qui était invisible est
rendu visible, un interdit a sauté. Des mots qui étaient il y a peu
de l’ordre du scandale ou de l’interdit surgissent sur la scène
publique : lors de manifestations ou dans les reportages télévisés.
Ce qu’on entendait jusqu’alors dans les stades de foot - des cris
de singe à l’entrée des joueurs sur le terrain, des phrases comme
«il y a trop de Noirs dans l’équipe de France» - est
dit désormais tout à fait ouvertement contre une ministre.
Pourquoi ces personnes qui profèrent des injures racistes osent-elles ?
Elles ont l’impression que leur opinion est
devenue la norme. Que la majorité des Français les soutiennent. Des
intellectuels tiennent des propos islamophobes, des magazines font
des unes du même acabit, pourquoi le citoyen lambda n’aurait pas
le droit lui aussi de tenir de tels propos ? Les barrages ont sauté
les uns après les autres depuis dix/quinze ans. Ceux qui profèrent
des propos racistes à l’encontre de Christiane Taubira lui
reprochent d’être illégitime à son poste, non pas pour des
questions de compétence, mais au nom de sa «race», qui serait
inférieure et ne pourrait participer à la société politique.
C’est un racisme pur et dur, un racisme de peau, qui fait penser à
l’Amérique des années 30 ou à la France coloniale. Pour les
racistes, Christiane Taubira est devenue l’ennemie. Ça n’est
malheureusement pas fini, elle va focaliser désormais cette
violence.
Pourquoi ça va continuer ?
Elle cumule quatre points de fixation forts et
indélébiles. C’est une femme : elle ne serait pas légitime à
son poste. Elle vient de l’outre-mer : depuis quand ceux-là
viennent dire à la métropole ce qu’elle doit faire ? Elle est
noire : et elle ose représenter la Justice ? Enfin, elle a porté
deux textes emblématiques : le premier, lorsqu’elle était
députée, sur la mémoire de l’esclavage, symbole de la repentance
pour les racistes et les néocolonialistes, le second sur le mariage
pour tous. Elle est la démonstration parfaite - en tout cas c’est
celle que faisaient Charles Maurras ou Maurice Barrès au début du
XXe siècle - que si une personne noire entre dans le
système, elle le détruit de l’intérieur. C’est bien pourquoi
au temps des colonies, le système refuse le droit de vote aux
colonisés. Ajoutons qu’elle a de l’argumentaire et de la
conviction politique, qu'elle n’a besoin de personne pour se
défendre : l’abattre politiquement, c’est abattre tous ceux qui
voudraient suivre son exemple. C’est tuer un symbole.
Pensez-vous que la réaction politique, associative ou médiatique a été à la hauteur de la violence des attaques ?
Non. Il y a tant d’attaques en ce moment, qu’il
faudrait passer son temps à y répondre… Les intellectuels, les
hommes politiques ou les médias, n’arrivent plus à mobiliser. A
une époque d’angoisse identitaire, de crise et de doutes face à
notre politique migratoire, le premier réflexe est désormais
souvent : «Ah non on ne va pas encore parler de ça…»
Encore une fois, ce n’est pas parce que la loi Gayssot a interdit
l’expression d’opinions racistes qu’elles n’existaient plus.
L’interdit sur ces mots-là est levé moralement aujourd’hui, ces
cris de singe et ces bananes sont devenus un langage, des codes qui
sont parfaitement compris dans l’espace public, et les élites ne
savent plus comment y répondre. Il va falloir éduquer et agir
autrement et décoloniser ces imaginaires qui irriguent encore la
société française.
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