Par
Nacira Guénif
Voilà
une femme qui par la force de ses convictions et de sa personnalité
s’est hissée à hauteur d’une république qu’elle conçoit
comme son horizon politique. Mue par une intégrité sans faille,
elle consacre depuis longtemps toute son énergie à rendre
accessible cet horizon à tous et toutes, sans distinction de sexe,
de race, d’origine ou de religion. Elle n’a pas attendu les
soubresauts identitaires de partisans d’une France qui veut
demeurer blanche et straight pour œuvrer au bien commun. Elle n’en
attendait sans doute pas tant de leur part: pourquoi tant de
haine?
Voilà
qu’une ministre est ravalée à la rhétorique la plus abjecte qui,
parcourant la surface de sa peau, entend l’avilir au plus profond
d’elle-même, en tant que femme et en tant que noire. Comme s’il
fallait étouffer en elle toute fierté d’être l’une et l’autre.
Pendant
que l’on se repassait de détails croustillants sur les slogans
bestialisant la garde des sceaux, dont, par décence, il faudrait
cesser de faire la publicité, le silence a régné au plus haut
niveau de l’État. Un silence indécemment long. Comme si dans les
esprits grinçait cette ritournelle selon laquelle elle l’aurait
bien cherché.
Que
le silence ait pu persister dans les Palais de la république ne
devrait pas nous étonner plus que cela et pour tout dire, ne
requiert déjà plus notre attention. Il est urgent de nous tourner
vers la seule question qui vaille: serons-nous capable de résister
au racisme qui prospère et de lutter pour qu’enfin sa matrice soit
démantelée et ses exploiteurs démasqués?
Voilà
des années de trop, que le balancier oscillant de la haine de soi à
la haine de l’autre fauche les maigres espoirs d’une France
réconciliée avec elle-même. Elle prenait des couleurs pour le
meilleur, croyait-on, puis le pire est redevenu notre seul horizon et
il vient de se refermer sur elle et sur nous.
Désormais,
il est trop confortable de se contenter d'accuser la droite extrême,
restée assise à l’assemblée, pour avoir bonne conscience et
croire s’être ainsi dédouané de toute forme de racisme. Ce sont
les mêmes qui hier jetaient de l’huile sur le feu en désignant
les coupables à la vindicte populaire et à l’audimat, par
viennoiserie interposée, et qui aujourd’hui appellent à rompre
avec les scélérats à leur droite toute, en persistant à ignorer
qu’ils ne font plus qu’un. Car leur union est déjà scellée par
ce déni partagé: la France est raciste par leur faute. Chaque jour,
ils misent un peu plus sur l’exacerbation des propos et des actes
de haine qui la mettent à genou.
Mais
la gauche n’est pas en reste. Elle n’est plus immunisée, à
supposer qu’elle l’ait jamais été. Qu’elle s’installe au
pouvoir, ou qu’elle veuille résister à cet exercice corrupteur,
elle s’est dissoute au contact corrosif de dissensions et divisions
qui laissent la voie libre au grand dérangement raciste. Jusqu’à
ses figures consensuelles qui n’ont pas hésité à exploiter le
filon de l’aversion contres les nouveaux français, trop basanés,
trop musulmans, dont il est temps de dénoncer le jeu dangereux.
Entendons-nous:
dire la France est raciste, n’est pas dire tous ses habitants le
sont. C’est dire que la xénophobie d’État est bien là,
installée dans ses quartiers, qu’ils soient rupins, protégés ou
relégués et qu’elle expose toute sa population au passage à
l’acte et à la parole racistes. La xénophobie expose à
l’ensauvagement. Que ce soit sous les ors de la république, dans
les centres ville préservés ou dans les ornières de périphéries
oubliées, le racisme bat son plein, et ce depuis longtemps. C’est
donc rappeler que cela ne date pas d’hier et qu’en vérité cela
n’a jamais cessé. Certains ont cru, qu’une fois révolues la
collaboration et la colonisation, leur pays était tiré d’affaire,
guéri d’un désir lancinant de supériorité. Alors qu’il
n’était qu’en rémission. Et encore, elle fut bien brève. Tant
dans ses tréfonds administratifs, à ses guichets, dans ses dossiers
en bas de piles inamovibles, dans ses évictions de postes privilèges
réservés, et à chacune de ses brimades, entre dévoilement,
expulsion, contrôle au faciès et fouille au corps, s’active un
racisme routinier, de basse intensité, sans panache, sans grade,
mais bien réel.
Il
atteint sans hésiter tout ce qui compte, et ils sont nombreux, de
métèques et de parias. Devenu disponible, comme une substance
psycho active dont on ne parvient plus à se défaire, objet de
transactions à découvert, le racisme peut avoir le visage de
chacun d’entre nous, sans exception. Mais, si pour certains, il
est insu, ayant infusé face au désastre, pour d’autres il est
devenu une vertu, l’ultime rempart d’un patriotisme désastreux.
Il
révèle les alliages les plus improbables. Comme les partisans d’un
antisexisme patriarcal, s’accommodant d’un racisme aveugle à
lui-même, passager clandestin d’un cortège convaincu de cheminer
glorieusement vers la liberté et l’égalité pour toutes. Ou ces
croisés d’une laïcité dévoyée, tardivement unie à un
féminisme intolérant et sélectif, qui marmonnent des formules
magiques censées faire fuir les ennemis de l’intérieur qu’ils
se sont inventés pour plus de vraisemblance.
Racisme
des puissants comme des faibles, l’ironie veut que nous soyons tous
égaux face à lui: il corrompt tous ceux qu’il atteint et les
avilit bien plus que les cibles qu’il se désigne. Même lorsqu’il
nous traverse, il ne nous laisse pas indemne, il se métabolise et
s’installe dans les replis de notre être. Ce racisme, dont les
effets délétères dissolvent les individus et désagrègent le bien
commun, est devenu notre double.
Partout
le rictus est sur le point de tordre les bouches et la haine prompte
à empoisonner les esprits. Il est temps de les regarder en face.
Faut-il
comprendre que répondre à l’abject n’est pas à l’ordre du
jour? Dans ce cas, comment ne pas voir dans le silence qui pèse sur
la France une complicité de fait?
Qui
sème le vent récolte la tempête. Qui ne dit mot consent. Ce sont
plus que des adages, des alertes qu’il importe désormais
d’entendre.
Et
qu’enfin, on comprenne que l’intégration n’est plus une
réponse, mais le sauf-conduit qui autorise, étalonne et absout
toutes les discriminations. Car tenus comptable d’une impossible
intégration, les mis en échec subissent la sanction légitimée du
racisme et des discriminations. La rhétorique de l’intégration
est le plus sûr vecteur de racialisation d’une France qui n’en
finit pas d’être hantée par ses spectres coloniaux et raciaux.
Ces vestiges survivent au cœur de la république: celles et ceux qui
la chérissent devront aller les en extirper.
Voilà
pourquoi le silence et l’inaction sont pires que tout, parce qu’ils
signent notre capitulation collective devant l’abject. Hormis
reconnaître l’étendu du désastre et conjurer la tentation d’une
reddition face au raciste pour en venir à bout, aucune autre
alternative n’est viable.
La
France ressemble déjà à ce qu’elle sera demain, sans retour et
sans regret. Il faudra bien qu’enfin ses habitants apprennent,
comme y invite la maturité démocratique, à réguler l’aversion
qui les étreint encore trop souvent à la vue et au contact d’une
altérité devenue intérieure à notre monde commun. L’État doit
être le garant du droit à exister avec ses singularités et ses
capacités afin d’en faire le multiplicateur des possibles. Il doit
mettre un terme à l’aggravation des tensions qui sapent des
existences devenues des rebus parce qu’elles sont marquées, à
leur corps défendant, du verdict du rejet.
Voilà
pourquoi nous sommes tous des Christiane Taubira. Nous, les arabes,
les noirs, les roms, les musulmans, les juifs, les migrants, les
minoritaires, les étrangers, les indigénisés, les femmes
subalternes, les queers, les expulsés, les expulsables, les
contrôlés, les contrôlables, les dé/voilées, les percutés au
plafond de verre, les exilés forcés, les évincés, les
double-peines, les sans droit de vote, les sans papiers, les sans
logis, les sans travail. Car elle est comme nous, notre égale, notre
semblable, entrée comme nous en résistance face au racisme et à
ses pratiquants. Tout ce qui l’atteint nous affecte, tout ce qui
lui est ôté nous ampute. Et vice-versa. Bienvenue au club à toutes
celles et ceux qui nous rejoindront! En attendant de manifester,
manifestons (nous) sur la toile!
Source:
Mediapart.fr
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire