samedi 24 octobre 2015

Immigration, intégration : faut-il désespérer de la gauche?

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L’afflux de réfugiés en Europe a aggravé la querelle de l’immigration. Face aux coups de semonce médiatiques, il était urgent d’entendre des voix différentes. 

 Débat entre Jean Daniel et Edgar Morin.

L'OBS. La rentrée a été marquée par une succession de déclarations virulentes sur l’immigration, l’intégration, le Front national, l’identité française et même la «race». Le débat d’idées est-il encore possible hors de la polémique violente et égocentrée?

Jean Daniel. Sans doute la télévision a-t-elle contribué à transformer la politique en spectacle et à faire des intervenants des héros plus ou moins heureux d’une tragi-comédie permanente, même si les thèmes que vous citez s’annonçaient politiquement depuis les années 1980.

Quant à la violence, lorsque j’entends quelqu’un comme Alain Finkielkraut se plaindre d’attaques insupportables, je m’alarme de son manque de mémoire ou de culture. Il n’imagine même pas ce que des hommes comme Edgar et moi avons pu subir. D’abord de la part des communistes, du fait de notre dénonciation du stalinisme; ensuite de la part des ultra-sionistes, du fait de nos positions sur Israël et la Palestine; enfin, à propos du Portugal au moment de la révolution des oeillets, lorsque «l’Humanité» me dénonçait comme l’un des fossoyeurs de l’Union de la Gauche...

Mais, face à ces positions à l’emporte-pièce, je voudrais souligner que, bien avant qu’Edgar ne développe sa grande oeuvre, je m’insérais comme lui dans cette tradition du doute et de la complexité. Gide et Montaigne avaient la complexité féconde, le culte du doute, le chérissement de l’hésitation. Gide allait jusqu’à dire : «Quelquefois, je prononce une phrase, mais je ne vais pas jusqu’au bout, de peur d’avoir à douter de la vérité qui frapperait la première.»

Or, il existe une ingratitude de la complexité : tant qu’on n’a pas réussi à réunir toutes les facettes d’un problème, on se sent mutilé. L’exercice du journalisme, qui lutte contre un temps imparti, facilite les caricatures, les imprécations et les réquisitoires. L’obligation absolue de clarté qui est celle de notre métier conduit parfois au choix de la simplification, c’est-à-dire d’un renoncement relatif à la complexité.

Edgar Morin. L’esprit complexe, c’est celui qui traite un problème politique ou d’actualité en cherchant d’abord à trouver son sens, en le reliant à son contexte géographique, historique, humain..., et c’est aussi celui qui a le sens des ambivalences. C’est sans doute ce qui fait défaut aujourd’hui.

La citation de Gide m’en rappelle une autre : «Certains disent que pour améliorer l’humanité, il faut changer la société. D’autres disent qu’il faut plutôt nous changer nousmêmes. Moi, je ne sais pas par quoi commencer.» Je pense que ces deux nécessités doivent être conjointes et que la pensée complexe n’est pas binaire, mais plus souvent dans le «et/et».

Sur le plan politique, la complexité de mes engagements vient de ce que, à l’origine, libertarisme, socialisme et communisme étaient étroitement mêlés. Pour Marx, par exemple, la dictature du prolétariat n’était qu’un moyen d’arriver à la société sans Etat, c’est-à-dire à une société libertaire. A mon sens, de la source libertaire, il faut garder le besoin de liberté et d’autonomie personnelle; de la source socialiste, que la société doit être meilleure; et de la source communiste, l’idée de la fraternité ou de la communauté. J’y ai ajouté la source écologique, qui valorise notre relation à la fois intime et vitale à la nature.

Jean Daniel. Curieusement, je n’ai eu vraiment accès à Marx que grâce à un penseur alors réputé de droite, Raymond Aron. Son livre «les Etapes de la pensée sociologique» constitue un chef-d’oeuvre de vulgarisation. Pour résumer l’opposition fondamentale entre socialistes et communistes, le socialisme, en gros, c’est le social, donc au fond l’égalité; le communisme, c’est le partage et l’absence de propriété.

C’est assez paradoxal de vous voir citer Marx à travers Aron alors que l’un des deux parrains du «Nouvel Observateur» (avec Pierre Mendès France) était Sartre.

Jean Daniel. Oui, vous avez raison, mais Sartre, selon de Gaulle, c’était Voltaire! Quand je vais le voir pour le premier numéro du journal, il me dit d’emblée: «Ne vous inquiétez pas, je sais que vous êtes camusien jusqu’à l’os.» J’ai longtemps défendu Camus dans une grande solitude contre l’intelligentsia néomarxiste, sans même parler du mépris d’une bourgeoisie littéraire de droite.
J’avais trouvé dans Camus une pensée et une sensibilité assez solides pour m’y arrimer constamment. Quand il dit, à la fin de son discours du Nobel: «Je ne veux pas refaire le monde, je veux empêcher qu’on le défasse.» Ou lorsqu’il cite la Simone Weil de la guerre d’Espagne : «Chaque fois que l’on prend les armes au nom de la justice, on met un pied dans le champ de l’injustice.»

C’est Camus qui m’a permis d’adopter une morale radicale contre la violence faite aux civils, même comme riposte à des violences précédentes. Quand il dit aussi qu’il est un «réformiste radical», ça signifie: je veux aller jusqu’au bout d’une réforme avant qu’un compromis ne devienne une compromission.

Edgar Morin. Quand j’ai connu Camus, au lendemain de la guerre, j’étais communiste et je ne l’ai pas compris. Pour moi, il faisait partie de ceux que Hegel appelait les «belles âmes» ou les «grands coeurs», alors qu’il s’agissait de se salir les mains au contact de la réalité. J’ai saisi l’importance de Camus seulement plus tard.


Quant à Sartre, il m’a un peu marqué philosophiquement, notamment par son essai sur l’imaginaire. Mais, politiquement, je l’ai toujours trouvé nul. Quand j’étais résistant pendant l’Occupation, il n’était pas là. Alors que j’avais rompu avec le communisme stalinien, en 1956, lui est devenu compagnon de route du PC. Pour moi, c’est un exemple de crétinisme politique.
Enfin, en ce qui concerne Aron, il y a bien sûr des choses fortes dans son «Opium des intellectuels», mais lui-même a fumé l’opium du pouvoir en fréquentant les ministres et en écrivant pour «le Figaro»...

Au moment où beaucoup d’intellectuels flirtent avec la droite et se désespèrent de la gauche, vous revendiquez-vous toujours de gauche?
Jean Daniel. Si je tiens en ce moment à dire que je suis toujours de gauche, si je tiens à protester contre ceux qui quittent la gauche, comme une mode ou un habit, c’est que pour moi, la gauche est pleine d’une ambition d’égalité – je dirais même qu’elle est «sentimentale». Nous accumulons des nostalgies par rapport aux temps de la foi dans les lendemains qui chantent.

Aujourd’hui, on n’a jamais vu autant de gens aussi misérablement désespérés être censés nous donner de l’espérance. Mais je suis de gauche, pas seulement comme un intellectuel nostalgique de sa famille, mais comme un enfant militant.
Ce qui me révolte le plus au monde, c’est l’humiliation, et cela dans tous les domaines. La lutte contre l’humiliation ne réclame pas de connaissances spéciales, mais une vigilance permanente. Et, si la gauche n’a jamais fait que perdre ses propres valeurs, sa fonction propre est d’en trouver chaque fois de nouvelles. C’est en cela que je crois.

Edgar Morin. Je n’aime pas le terme «LA gauche», qui unifie des choses si diverses. Mais enfin, je me sens profondément de gauche, pour deux raisons: le souci de l’humanité et la foi en la fraternité. Tout en étant français, européen, méditerranéen, je suis en effet solidaire de toute l’espèce humaine et je me sens, comme une particule minuscule, participer à son incroyable aventure.

C’est pour cela que ma première réaction par rapport aux fugitifs qui viennent de Syrie, du Yémen ou d’ailleurs, c’est de dire : il faut les aider. Et ensuite, voyons comment aménager cette aide. Alors que j’ai vu dominer au contraire la peur, le mur.

Quand la France du Nord dégringolait sur la France du Sud en juin 1940 pendant l’exode, il n’y a eu ni tentes ni bidonvilles. On a accueilli ces gens-là pendant des mois parce qu’il y avait de la compassion.


Alors, pourquoi ce silence des intellectuels?

Edgar Morin. Quand on pense à la manière dont les sans-papiers avaient malgré tout été soutenus non seulement par des intellectuels, mais par toute une partie de la population, l’évolution est frappante. A mon avis, elle est liée à la régression profonde du présent. Nous assistons à une vichysation rampante, qui n’est évidemment pas née de rien.

Il y a toujours eu deux France qui se sont combattues, dès l’affaire Dreyfus, la loi Combes, la laïcité. La France républicaine l’avait emporté. La deuxième France, qui était à l’époque monarchiste, aristocratique, ultraréactionnaire, est restée en partie raciste, farouchement nationaliste. Et dans la crise profonde, à la fois économique, de civilisation et, je dirais même, «anthropologique», c’est celle-ci qui progresse, alors qu’il y a dépérissement du peuple de gauche. Et il n’est pas étonnant de voir certains intellectuels, aujourd’hui, changer de credo.

Nul acquis n’est irréversible, y compris la démocratie. Et ce qui ne se régénère pas dégénère. Ce ne sont ni les vitupérations, ni les imprécations, ni les dénonciations permanentes qui peuvent agir contre le Front national. Tant qu’on n’aura pas formulé une voie nouvelle, une nouvelle espérance, il sera irrésistible. C’est ce que j’ai essayé de penser avec Stéphane Hessel dans «le Chemin de l’espérance».

Sous la croûte politique et administrative, il existe en France une myriade d’initiatives pour une autre civilisation, plus solidaire et fraternelle, qui s’oppose à l’hégémonie du profit, du calcul, de la quantité et de l’anonymat. Je suis persuadé qu’au lieu de faire une politique d’austérité, il faudrait au contraire faire une politique de relance, qui pourrait être écologique, par le développement des ressources d’énergie propre, la dépollution des villes par de grands travaux, l’agriculture fermière...

Migrants
(©Lincoln Agnew pour L'OBS)

Jean Daniel. Il est vrai que l’indifférence à l’égard des migrants et la haine des immigrés sont des attitudes qui n’étaient pas celles de la droite classique il y a une trentaine d’années. De ce point de vue, on a fortement régressé.

Dans ce journal, nous avons depuis toujours pris part avec vigilance aux débats sur l’immigration. Très vite, après l’élection de François Mitterrand, sous l’effet de la crise et du «tournant de la rigueur», on a commencé à questionner la présence des immigrés dans la nation. En 1981, l’affiche de la campagne de François Mitterrand le représentait devant l’église d’un petit village. Un slogan, «La force tranquille», un hymne, «Douce France», de Charles Trenet.

Sept ans plus tard, personne ne pensait qu’il aurait été possible de reprendre la même affiche. On ne pouvait plus imposer aux Français l’unique symbole, même poétique et républicain, d’une France demeurée chrétienne. Car, entre-temps, l’islam avait fait son apparition dans le paysage, par la présence d’un nombre alors modeste de mosquées.

On a assisté durant ce premier septennat à une mutation idéologique de la gauche. On retient de Michel Rocard une citation tronquée: «Nous ne pouvons pas accueillir toute la misère du monde», et, en 1984, Laurent Fabius concède que «le Front national pose de bonnes questions, mais y apporte de mauvaises réponses». C’est le moment où, de groupusculaire, le FN s’institutionnalise en stigmatisant les immigrés.

Et commence à se placer au centre du débat...

Jean Daniel. Nous avons alors vu s’aviver ce qu’on a appelé ensuite le «différentialisme», une façon de théoriser une sensibilité aux différences. Le Front national s’attardait encore sur la pratique vicieuse d’un antisémitisme parfois négationniste. La diabolisation de Le Pen n’était pas nécessaire: il était déjà le diable.

Les choses ont changé lorsque Marine Le Pen a découvert que l’islamophobie était plus populaire que le racisme. Elle a rapidement vu le parti à tirer des problèmes que la cohabitation avec une minorité musulmane allait susciter, au moment même où le monde musulman devenait chaque jour davantage la proie de violences et le terrain de mouvements radicaux.

C’est à cette époque que j’ai eu le privilège d’entretiens avec Claude Lévi-Strauss, et c’est alors qu’il a évoqué l’incompatibilité possible entre différentes sociétés si l’une d’entre elles tente de dominer les autres. J’ai souligné que l’on pouvait admettre des réactions de distance et de rejet, avant de redouter une explosion d’hostilités.

C’est cela qui a incité Alain Finkielkraut à me faire l’honneur de se réclamer de moi. Mais attention ! S’il est vrai que Lévi Strauss a défendu le droit pour une société de préserver son identité culturelle et charnelle, sa langue, ses moeurs et son passé, il n’a jamais, pour autant, légitimé une quelconque xénophobie. L’islamophobie lui aurait fait horreur.

Edgar Morin. Contrairement à ce qu’on répète, la machine à intégrer n’est pas morte. Elle connaît des blocages, parce qu’on lui a ajouté une difficulté supplémentaire: c’est Sarkozy qui a couvert du mot «musulman» des gens qu’on voyait comme des Arabes, des Algériens ou des Marocains.

On les a islamisés alors que beaucoup sont de libres-penseurs, même si ces derniers connaissent bien des obstacles internes pour la critique du texte sacré. Mais plus on les traite comme des musulmans et tant qu’on n’enseigne pas, dans nos écoles, que la France est multiculturelle par nature, moins nous serons à même de résoudre le problème.

La France, en effet, dès qu’elle s’est formée comme nation, a comporté des Bretons, des Basques, des Aquitains, des Auvergnats, des Alsaciens, des peuples différents, qui avaient chacun sa langue et sa culture. Au cours des siècles, ces peuples se sont «provincialisés». Et, quand sont arrivés les émigrés à la fin du XIXe siècle, cela s’est poursuivi, avec des épreuves toujours difficiles (on a rappelé récemment les persécutions épouvantables que les Italiens avaient subies à Marseille).

La question s’est posée de savoir si ceux qui venaient d’Afrique du Nord allaient eux aussi pouvoir être assimilés au bout de deux ou trois générations, le succès de l’intégration étant le mariage mixte. Il y a eu de la réussite et de l’échec. On voit d’un côté des gens socialement intégrés et de l’autre, une minorité de la jeunesse des deuxième et troisième générations qui vit un sentiment de rejet, ce qui conduit certains au djihadisme.

Alors que la France a intégré déjà tant de différences, la seule chose qui nous manque, c’est finalement cette conscience de notre multiculturalité de nature. Il faudrait inscrire dans la Constitution que la France est une République une et multiculturelle.

Jean Daniel. La France est un miracle, faite de diversité. Michelet, Braudel, de Gaulle et Mitterrand ont tous commencé leurs Mémoires par une définition dévote et amoureuse de la nation française qui faisait une grande part à la pluralité d’origine de ceux qui l’avaient rejointe et composée.

Je crois néanmoins que la France est moins multiculturelle qu’elle n’est forcée de le devenir. Le problème nouveau, c’est l’islam. Même si je souscris à l’idée de Pierre Manent qui pense que l’irruption de l’islam révèle et aggrave une impuissance croissante à trouver en France et en Europe un projet commun. Reste que l’extrémisme, le djihad, Daech donnent des armes nouvelles au FN et à ceux qui le suivent.

Edgar Morin. Il faut également expliquer que l’islam est une religion typiquement judéo-chrétienne. Les interdits du Coran sont des interdits juifs, la cérémonie du mouton, c’est le sacrifice d’Abraham, Jésus est prophète, les minarets ressemblent à des clochers... L’incompréhension de cela serait bouffonne si elle n’était pas tragique. 

Propos recueillis par François Armanet et Marie Lemonnier, Nouvelobs.com

  

 

 

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