Lundi matin, autour de la table du comité de rédaction de Libération, il y a deux camps aux avis tranchés. Le ton monte. Comme souvent. Cette fois, il ne s’agit pas de débattre de la politique économique de François Hollande ou de la conception de la laïcité selon Manuel Valls. Cette fois, il faut décider si l’on reporte ou pas notre numéro spécial. Les uns assurent que la folle actualité de la droite va tout écraser. Les autres que c’est l’occasion justement d’apporter un autre regard. Tout le monde a évidemment raison. On suspend la conversation en s’en remettant à la déclaration d’Alain Juppé. Il est 10 h 45. Il renonce. On est parti.

C’est une vieille idée de Laurent Joffrin. Il y a presque deux ans déjà, le directeur de la publication de Libération l’avait lancée : «Et si on faisait un Libé des réfugiés ?» Grand scepticisme autour de la table. Trop lourd, trop compliqué. Comment les choisir ? Comment faire un Libération avec des gens qui ne parlent même pas français ? Joffrin remise son idée. Mais deux ans plus tard, il revient par la fenêtre. Le privilège des chefs, c’est de pouvoir être têtu. Cette fois, il arrive avec le renfort de l’agence de publicité Fred et Farid, vieux compagnon de route du journal. Nos réticences tombent. Avec l’aide de cinq associations de soutien aux migrants (Singa, Français langue d’accueil, Baam, Dom’Asile et Kodiko) et des membres de l’agence, (Philippine et Thibault, Julien-Pierre, Etienne et Nicolas), commence un travail de l’ombre : créer une équipe d’une vingtaine de volontaires.

 

Des critères de sélection se mettent en place : comprendre au moins le français, parler au minimum l’anglais, aimer l’exercice d’écriture. Les premiers candidats viennent de partout : Syrie, Iran, Soudan, Colombie, Russie, Afghanistan, Libye… Tous sont diplômés. Trop ? Très vite, un piège se présente à nous : ce Libé des réfugiés ne sera évidemment pas représentatif de tous ces migrants qui ont choisi de trouver refuge en Europe. Le 2 février, une première réunion a lieu au journal. Immédiatement, une ambition éditoriale se dessine : un Libé par les réfugiés, mais pas sur les réfugiés. On se quitte en se disant que le gros morceau sera la campagne présidentielle. Sans savoir que la triste et désolante actualité Fillon va saturer le débat médiatique. On a frappé à beaucoup de portes, et elles se sont toutes ouvertes. Sauf une : deux réfugiés souhaitaient interviewer Jean-Luc Mélenchon. Il a refusé. Que tous ceux qui ont participé de près ou de loin à ce projet un peu fou soient chaleureusement remerciés. Sans eux rien n’aurait été possible. G. B.s
Un numéro spécial à découvrir mardi en kiosque et dès ce soir pour nos abonnés numériques.

 

Ils ont participé au Libé des réfugiés

L'équipe des réfugiés de notre numéro spécial, dans les locaux de «Libération».
Photo Martin Colombet pour Libération

Debouts sur la photo, de gauche à droite:

Mortaza Behboudi (Afghanistan). C’est à Wardak, à une heure de route de la capitale Kaboul, que Mortaza Behboudi a vu le jour, il y a vingt-deux ans. A l’âge de 2 ans, ses parents quittent l’Afghanistan, direction l’Iran voisin. Mortaza ne rentre au pays qu’une quinzaine d’années plus tard, seul, pour étudier les sciences politiques à l’université. Parallèlement, il se lance dans le journalisme. En 2015, il décide de fuir l’Afghanistan «en raison de la situation politique et des talibans». Quelques mois après son arrivée en France, il obtient le statut de réfugié. Il étudie aujourd’hui les relations internationales à la Sorbonne et souhaiterait, à l’avenir, «continuer à exercer [son] métier, journaliste».

Sediqa Dowlat (Afghanistan). «Je viens du pays des femmes en burqa», commence Sediqa dans son texto. Elle préfère raconter son parcours par écrit, son français est encore balbutiant. Ce pays «où être une femme est un crime, avoir des activités culturelles et artistiques est un péché pour une femme. Hélas, je suis cinéaste». Sediqa se définit comme «une enfant de l’immigration». «Une immigration qui a commencé à l’âge de 5 mois mais semble ne jamais finir.» Elle vit en France depuis 2012 : «Je dois tout apprendre à nouveau et c’est difficile pour une trentenaire.»

Amir ElNour Adam (Soudan). Arrivé en France en 2015, il dirige Arry, l’organisation humanitaire qu’il a fondée en 2011. Depuis qu’il a quitté le Soudan en 2002, Amir, 41 ans, a enchaîné les initiatives visant à accompagner les réfugiés. Au Caire, en Turquie, puis en Grèce. Celui qui fut enseignant en histoire-géo avant d’être contraint à l’exil, a été manager de projets, traducteur ou encore développeur de sites internet. Titulaire d’une carte de résident depuis cet été, il apprend le français de manière intensive, prélude au master en sciences sociales qu’il veut obtenir.

Fatima Lesani (Afghanistan). Lorsqu’elle était petite, ses parents, originaires de Bensood en Afghanistan, ont émigré en Iran. Où elle a passé vingt-et-un ans et obtenu un diplôme de graphiste. Elle a exercé sa profession huit ans dans des entreprises et des journaux mais toujours sans papiers. «En Iran, les Afghans n’ont pas de permis officiel de travail. Beaucoup d’artistes y sont contraints de travailler illégalement», déplore la femme de 31 ans. Après avoir monté sa propre boîte, elle a jeté l’éponge. Et vient, comme son mari, de demander l’asile en France.

Guennadiy Pak (Kazakhstan). Il a 20 ans, est étudiant en économie dans la très select université Paris-Dauphine. Guennadiy est arrivé en France en 2005 avec ses parents et sa petite sœur de 2 ans. Il n’a jamais tout à fait su pourquoi ils étaient partis - «mes parents m’ont dit qu’on a eu des soucis, c’est tout ce que je sais». A son arrivée à Strasbourg, il a été scolarisé en CE2 après deux ans d’école au Kazakhstan. L’apprentissage du français a été difficile, «même au lycée, j’avais du mal ». Jusqu’à ce qu’il passe son bac franco-russe : «A partir de là, j’ai vraiment pu réussir.»

Lamia Abushkiwa (Libye). La France ? Cela a été une évidence quand Lamia Abushkiwa a décidé de quitter Tripoli en 2014, après avoir été attaquée par des inconnus entre son travail (aux Nations unies) et son domicile. Il faut dire qu’elle s’était mariée avec un Pakistanais à Paris et que leur fils y est né en 2011, durant leurs vacances. La famille vit en Seine-et-Marne mais seuls Lamia Abushkiwa et leur fils bénéficient, depuis 2016, du statut de réfugiés. Après une licence d’anglais et une expérience dans une agence de voyages, Lamia, 37 ans, est à la recherche d’un emploi.

Arman Tajiki (Afghanistan). Exilé en Iran, Arman, 32 ans, a vécu de nombreuses années à Bandar Lengeh, au sud du pays. Ce microbiologiste a dû quitter la République islamique en 2009, en raison de «problèmes politiques» et de la «vie difficile» faite aux Afghans d’Iran. Arman fait ses premiers pas en France en 2010, mais il lui faudra attendre six ans avant d’obtenir le statut de réfugié. Salarié d’une association qui dispense des cours de français à quelque 700 personnes migrantes, il espère reprendre ses études afin d’exercer dans sa «vraie spécialité».

Rabi Abasi (Afghanistan). Rabi Abasi est né à Kaboul en 1991. Ceinture noire de taekwondo, il a fait des études de commerce avant de travailler en tant que responsable administratif dans une entreprise de doublage au cinéma. Par la suite, il a été embauché au service marketing dans une chaîne de radio et à la télévision. Rabi Abasi a également écrit des articles concernant la politique et l’économie dans des journaux locaux. En 2013, il part en Turquie où il reste deux ans avant de rejoindre le France. Il est aujourd’hui l’un des dirigeants du BAAM, le Bureau d’accueil et d’accompagnement des migrants et étudie à la Sorbonne.

Assis sur des chaises, de gauche à droite:

Rooh Shahsavar (Iran). Il s’appelle Roohollah, mais tout le monde l’appelle Rooh. Il est journaliste et activiste. «Ça peut faire bizarre, mais en Iran, quand tu es journaliste politique, tu es forcément militant.» Rooh a quitté son pays et sa famille en 2009. Il avait 27 ans. «Le rêve américain ne me séduisait pas, je préférais la France.» Il a monté un site sur l’actualité iranienne, Lettres persanes. Il y compile des articles de son pays, traduits en français. «Une façon aussi de montrer que beaucoup de choses créatives continuent de se passer en Iran.»

Omar Ibrahim (Syrie). Originaire du sud-ouest de la Syrie, il est arrivé seul en France, il y a un peu plus de deux ans. Cet artiste de 39 ans, qui pratique surtout la peinture, a déjà exposé plusieurs fois en Europe, à Londres notamment. Depuis quelques semaines, il donne des cours de calligraphie et de conversation arabes à Sciences-Po Paris, où il apprend lui-même le français.

Adjim Danngar (Tchad). Né à Sarh en 1982, il publie ses premiers dessins dans des journaux culturels et satiriques au Tchad. En 2004, il s’installe en France. Depuis, il a participé à plusieurs expositions et festivals en Afrique, Allemagne, Italie ou dans l’Hexagone. Son dernier album Mamie Denis, évadée de la maison de retraite, scénarisé par Christophe Edimo, est sorti le 25 janvier chez l’Harmattan BD. Il a dessiné la une de ce numéro.

Inna Omarova (Russie). Elle a 25 ans et est en France depuis trois ans et demi, forcée de fuir pour ses «idées politiques». En Russie, Inna était une championne de haut niveau d’athlétisme. «Le sport m’a beaucoup aidée à mon arrivée, ici. Un moyen de casser la barrière de la langue et de rencontrer des Français.» Et aussi : «Parce que quand tu demandes l’asile, tu n’as droit à rien, ni de travailler, ni d’étudier.» Depuis, elle a monté un projet pour favoriser l’intégration des réfugiés par le sport, au sein de l’association Singa.

Abdul-Hakim Hamadi (Afghanistan). Cet intellectuel de 37 ans suit un master à Sciences-Po sur les droits humains et l’action humanitaire. Originaire de Bensood en Afghanistan, il a déménagé, enfant, avec sa famille en Iran lors de l’invasion soviétique. Adulte, il est rentré dans son pays où il a travaillé dans une ONG pour l’éducation et les droits des femmes. Un sujet sensible qui l’expose «aux pressions des leaders religieux et des extrémistes, qui hélas se renforcent en Iran» : «Ma vie, ma famille est là-bas. Mais c’était de plus en plus difficile.» Abdul vient de déposer une demande d’asile en France. Il y a un an, il s’est marié avec Fatami Lesani.

Assis au sol, de gauche à droite:
Ammar Almamoun (Syrie). Il dit ne pas être nostalgique. Sa nouvelle vie, qu’il construit ici depuis deux ans, est une «libération». On lui demande pourquoi la France. Il répond : «Ah non pas la France. J’ai choisi Paris.» Il raconte à quel point cette ville est comme il l’imaginait : «Identique à mon fantasme, avec cette structure culturelle très forte. C’est sûr, je mourrai dans cette ville.» A Damas, Ammar, 27 ans, était artiste de performance et journaliste culturel. Il s’est inscrit en master d’études culturelles.

Hamze Ghalebi (Iran). Il a débarqué en France en 2010 «par hasard» : «J’avais déposé plusieurs demandes de visas. La première réponse, c’était la France.» Il ne connaissait pas un mot de français. En Iran, Hamze a travaillé auprès de l’ancien Premier ministre Moussavi, notamment pendant la campagne présidentielle de 2009. «Une élection qui s’est soldée par une crise politique.» Il a dû fuir. A 34 ans, il est consultant pour les sociétés françaises qui veulent s’installer en Iran. Pour Libé, il a rencontré François Hollande.

Ali Jamshidifar (Iran). Dans son pays, Ali était dessinateur de presse. Une activité qu’il rêve de reprendre en France, où il est arrivé en 2014. Cette nouvelle terre d’accueil, Ali l’a choisie presque «par hasard», en embarquant à bord d’un vol reliant Istanbul à Paris : «Je n’étais jamais venu en France, je ne parlais pas la langue.» Ses premiers pas sont douloureux, il vit trois mois à la rue. «J’avais du mal à comprendre la bureaucratie française.». Désormais logé dans le XIXe à Paris, Ali apprend la langue, avant de se remettre au dessin.

Marie-Angélique Ingabire (Rwanda). D’origine rwandaise, Marie-Angélique Ingabire, 34 ans, a fait des études en sciences de l’éducation avant de devenir institutrice pendant six ans. Puis elle a été productrice d’une émission à la Télévision nationale rwandaise intitulée le Développement rural, a animé des débats politiques et présenté la revue de presse dans une matinale. Elle est arrivée en France en 2014 et cherche à travailler comme assistante de communication ou comme community manager. En attendant, elle fait de l’animation scolaire.

Absents sur la photo:

Sohaib Alsaber (Syrie). Au mois de juin 2014, Sohaib a vu les hommes de Daech prendre le contrôle de sa ville natale de Raqqa, en Syrie. Le jeune homme, qui étudie alors le génie civil, parvient à prendre la fuite et à rejoindre Istanbul. Sa famille s’exilera quelque temps plus tard, direction Ankara. Sohaib, lui, décide de poursuivre sa route jusqu’à la France, un «pays de rêve». Installé depuis dix-huit mois en Ile-de-France, il étudie désormais les sciences politiques à la Sorbonne. A 20 ans, il s’imagine un destin de «politicien».

Anmar Hijazi (Syrie). A 20 ans, elle travaillait déjà dans la boîte de production de son frère à Damas et organisait des festivals de poésie, de théâtre… «Je suis née dans ce milieu, mon père est écrivain. Je voulais voir si toute seule, j’arriverai à quelque chose aussi.» A 25 ans, elle part à Paris «étudier le cinéma». Assez vite, elle se met à raconter, «relayer ce qui se passe dans [s]on pays». Elle devient journaliste pour France 24 entre autres. Reçoit alors des menaces. Elle sait aujourd’hui qu’elle ne pourra plus rentrer chez elle. «Je dois l’accepter. C’est difficile à décrire. Comme si je n’avais plus de dos, je sais que je ne peux pas me retourner.»

Youssif Haliem (Soudan). Aîné d’une fratrie de trois enfants, Youssif Haliem, 31 ans, a quitté Kajbar, dans le nord du Soudan en octobre 2014 où il était informaticien et écrivain. Il a séjourné quelques mois en Libye avant d’arriver en France en juin 2015. A Paris, il continue d’écrire tout en suivant un master en sociologie à l’EHESS. Il a publié en 2016 un article intitulé «Message anodin» dans la revue Esprit ainsi que «le Voyage de la mort» dans Poésie. A l’avenir, il aimerait réaliser «un doctorat en informatique ou en sciences politiques».

Carlos Arbeláez (Colombie). Carlos Arbeláez, 30 ans, est étudiant en droit et militant des droits humains, il est arrivé en France en novembre 2011. Il prépare un master de sécurité internationale à Sciences-Po et travaille avec l’association Singa, qui établit des liens entre les personnes réfugiées et la société française. Dès qu’il pourra rentrer dans son pays, il souhaite continuer à défendre les droits humains et enseigner à l’université.