samedi 22 août 2020

Réfugiés rwandais: le dévoiement du droit d’asile

Par Théo Englebert

Depuis le génocide des Tutsis, il y a plus de vingt-cinq ans, Mediapart a découvert que la France a gelé des dossiers de demande d’asile émanant de Rwandais. Des demandes embarrassantes se retrouvent au « frigo », en compagnie d’autres personnalités étrangères, comme nous l’ont confirmé d’anciens directeurs de l’Ofpra. Une situation qui interroge sur l’indépendance de cet établissement public.

Six mois avant que Mediapart ne révèle sa présence dans l’Hexagone, Aloys Ntiwiragabo, suspecté d’être l’un des piliers du génocide des Tutsis au Rwanda en 1994, avait déposé une demande d’asile en France.

La demande peut paraître insensée pour un homme suspecté d’avoir planifié le pire des crimes. Mais sa requête ne venait pas de nulle part : selon les éléments que nous avons recueillis, l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra), qui délivre le droit d’asile et donc le statut de réfugié, a fait preuve depuis vingt-cinq ans d’une étrange et suspecte lenteur dans le traitement des demandes d’asile des Rwandais.

Au fond d’un placard de l’Ofpra, à Fontenay-sous-Bois, une mystérieuse demande d’asile reste ainsi sans réponse depuis vingt-cinq ans. Mediapart a découvert qu’elle a été déposée par un Rwandais, dont l’identité demeure secrète. Sept directions se sont succédé sans prendre de décision sur ce dossier.

Vingt-cinq ans sans réponse, alors que le délai moyen d’instruction des demandes d’asile à l’Ofpra avoisine aujourd’hui les cinq mois.

Les locaux de l'Ofpra. © Gouvernement.fr Les locaux de l'Ofpra. © Gouvernement.fr

Selon l’article 1 de la convention de Genève, les personnes qui ne peuvent retourner dans leur pays car elles craignent avec raison d’y être persécutées peuvent prétendre au statut de réfugié. Le même article prévoit une exception pour les auteurs présumés de crime contre la paix, de crime de guerre ou de crime contre l’humanité.

La France a pourtant, à de nombreuses reprises, tardé à trancher les dossiers de certains présumés génocidaires rwandais, leur donnant ainsi la possibilité de rester très longtemps sur le territoire français sans être inquiétés.

C’est le cas du médecin-gynécologue Sosthène Munyemana. Condamné à la perpétuité au Rwanda, il est visé par une plainte en France dès 1995. Mais en novembre 1996, la Direction de la surveillance du territoire (DST) produit pas moins de trois notes de renseignements sur l’affaire Munyemana portant la mention « diffusion restreinte ». Mediapart s’est procuré ces documents déclassifiés dans le cadre d’une instruction et dont les destinataires sont caviardés.

La DST y donne clairement son opinion sur les réfugiés rwandais : les Hutus fuiraient la vengeance des Tutsis qui agiraient contre les intérêts français pour le compte des États-Unis. Une grille de lecture alimentée par des fantasmes qui dicte la politique française de soutien aux extrémistes rwandais depuis 1990.

Les fonctionnaires de la DST restent vagues dans leur emploi du terme « génocide ». Ils ne l’utilisent jamais pour qualifier précisément l’extermination systématique des Tutsis, mais parlent en revanche volontiers d’une « épuration des Hutus ». Un autre mythe.

Alors que le docteur Munyemana pose le pied en France en 1994, la Cour nationale du droit d’asile (CNDA) ne rejette son recours qu’en 2008. Il se sera écoulé quatorze ans entre son arrivée et une décision définitive sur sa situation administrative.

La DST semble parfois vouloir faire le travail de l’Ofpra, en donnant son avis sur des cas particuliers : Claude Sibomana, cadre universitaire rwandais, est ainsi décrit comme « modéré et apolitique, il semble vraisemblable que Sibomana, considéré comme intellectuel, soit en danger de mort s’il retourne au Ruanda en ce moment », écrit-elle.

L’instruction d'un autre dossier, celui de Thaddée Maniragaba, proche collaborateur des chefs miliciens rwandais, s’est ainsi éternisée six ans, comme l’a déjà révélé Mediapart.

Même délai pour Stanislas Mbonampeka, ex-ministre de la justice génocidaire, ou encore pour Faustin Semasaka, ancien sous-préfet à Kabaya, haut lieu du trafic d’armes. Martin Ukobizaba, émissaire des génocidaires à Paris pendant le génocide, a bénéficié, pour sa part, d’un répit de sept ans. Il vit toujours dans l’Hexagone.

L’Ofpra fait-il, dès lors, l’objet de pressions?

L’article L. 721-2 du Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (Ceseda) consacre « l’impartialité » de l’Office. « Ceci ne fait naturellement pas obstacle à ce que d’autres administrations transmettent, de leur propre mouvement ou en réponse à une demande en ce sens, des éléments utiles au traitement d’une demande d’asile », nous précise l’Ofpra.

D’après Michel Raimbaud, ancien directeur de l’Ofpra (2000-2003), « le directeur pouvait avoir des contacts avec les services et les administrations pour être guidé ou orienté. Il les écoutait et ils pouvaient discuter de certaines catégories de réfugiés ». Michel Raimbaud assure cependant qu’il demeurait le seul habilité à prendre les décisions individuelles.

« En 2005, à mon arrivée, les génocidaires les plus importants étaient déjà au frigo. La légende au sein de l’Ofpra veut qu’il y ait un coffre-fort avec les dossiers politiquement beaucoup trop chauds que l’on ne veut pas traiter », se remémore Cyril, qui a travaillé comme officier de protection cette année-là.

Un ancien cadre de la division Afrique de l’Ofpra nous a confirmé l’existence de cette pratique. D’après lui, certains dignitaires du défunt régime zaïrois de Mobutu Sese Seko en bénéficiaient également.

Michel Raimbaud précise : « Il y avait une armoire dans le bureau du directeur de l’Ofpra avec des dossiers délicats, dont certains étaient confidentiels et sur lesquels on jugeait préférable de ne pas se prononcer », explique-t-il. « Mais ce n’était pas une volonté de les innocenter », se défend le diplomate à la retraite.

Michel Raimbaud admet cependant que des pressions pouvaient s’exercer de manière exceptionnelle sur la direction de l’office. « Il n’y avait pas de commissaire politique, mais il y avait des pressions très fortes des administrations. Non pas pour refuser l’asile, mais pour le donner à des gens de manière politiquement intéressée », relate l’ancien directeur.

Son prédécesseur, Jean-François Terral (1996-2000), se souvient aussi de cette armoire qui contenait des dossiers « particuliers ». Il s’agissait, d’après lui, de « personnalités ».

Sollicité par Mediapart, l’Ofpra n’a pas reconnu cette pratique, préférant évoquer des « délais d’instruction » liés à une « exigence de recueil des éléments suffisants pour statuer ».

Des délais précieux pour les demandeurs d’asile, même quand ils se voient opposer un refus au bout du compte. Pendant l’attente, outre le fait qu’ils reçoivent une attestation les autorisant à rester sur le territoire, ils bénéficient des « conditions matérielles d’accueil », qui comprennent une couverture maladie, un hébergement et/ou une allocation. Si l’Ofpra ne statue pas dans les neuf mois, ils peuvent également accéder au marché du travail.

Par ailleurs, au bout de trois ou cinq ans selon les cas, il est ainsi possible d’obtenir une carte de séjour de travailleurs. Pour ceux dont les enfants sont scolarisés, il est également possible d’obtenir une carte de séjour « vie privée et familiale » après cinq ans de présence.

« Il y a des gens qui peuvent rester dans le dispositif national d’accueil et toucher l’allocation pendant des années. Nous, on essaie de relancer l’Ofpra. Le problème, c’est qu’il n’y a pas de gestion chronologique des demandeurs d’asile et on ne peut pas en discuter avec l’Ofpra parce qu’il ne répond pas », se plaint Didier Leschi, directeur général de l’Office français de l’immigration et de l’intégration (OFII).

Vingt-neuf dossiers déposés entre 1995 et 2015 sont aujourd’hui encore en souffrance. L’Ofpra a refusé de nous communiquer la nationalité des demandeurs actuellement concernés. Mais on sait que, au moins jusqu’en 2014, les ressortissants rwandais représentaient le contingent le plus important.

L’Ofpra s'est longtemps trouvée sous la tutelle du ministère des affaires étrangères. Traditionnellement, c’est un diplomate qui le dirige. Or, depuis 1990, les responsables du Quai d’Orsay n’ont eu de cesse de défendre les choix d’une France qui, il y a vingt-cinq ans, s’est compromise avec un régime génocidaire.

S’opposer au Quai d’Orsay n’a rien d’évident pour le corps diplomatique. C’est le pouvoir exécutif qui décide des futures nominations, affectations et promotions des diplomates.

Et malgré son rattachement au ministère de l’intérieur 2010, l’Ofpra est resté très lié au Quai d’Orsay. Après une parenthèse de cinq ans sous l’autorité d’un préfet, la direction est d’ailleurs revenue au très médiatique diplomate Pascal Brice, entre 2012 et 2018.

« Je ne fais pas de commentaire sur l’Ofpra depuis que je l’ai quitté. C’est un principe déontologique de base que je me suis fixé de ne pas m’exprimer sur le fonctionnement de l’office », nous répond Pascal Brice, qui a pourtant écrit un livre sur le sujet.

Julien Boucher, le conseiller d’État nommé par Emmanuel Macron à la tête de l’Ofpra en 2019, doit à présent incarner le compromis entre les deux ministères. Reste à savoir s’il parviendra à rompre avec la culture et les pratiques qui imprègnent l’office dès lors qu’il s’agit du Rwanda.

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