samedi 3 avril 2021

Dématérialisation du droit au séjour: des associations assignent plusieurs préfectures en justice

2 avril 2021 Par Nejma Brahim, Médiapart Un collectif inter-associatif a décidé d’assigner en justice cinq préfectures contre la dématérialisation des démarches pour obtenir un titre de séjour, à l’heure où la prise de rendez-vous en ligne est mission impossible. Le 18 février dernier, la préfecture de Seine-Maritime a été condamnée. Elles ont décidé de « monter au créneau ». Mardi 30 mars, près de vingt associations, dont le Gisti, la Cimade, la Ligue des droits de l’homme ou le Secours catholique, ont déposé des requêtes contre les préfectures de la Seine-Saint-Denis, du Val-de-Marne, de l’Hérault, de l’Ille-et-Vilaine et du Rhône pour demander que la dématérialisation des démarches en préfecture ne soit plus la seule option pour les usagers. Depuis plusieurs années, l’ampleur des démarches en ligne, dont l’objectif annoncé était de désengorger les files d’attente devant les préfectures de France et d’accélérer les procédures, impose de prendre rendez-vous en ligne pour déposer un dossier de première demande ou pour un renouvellement de titre de séjour. Problème, beaucoup d’usagers ne parviennent pas à prendre rendez-vous en ligne, malgré d’innombrables tentatives et un temps incalculable passé devant leur écran. Le message qui s'affiche sur le site de la préfecture de police de Paris, indiquant qu'aucun rendez-vous n'est disponible en ligne. © Capture d'écran / Site internet de la préfecture de police de Paris Le message qui s'affiche sur le site de la préfecture de police de Paris, indiquant qu'aucun rendez-vous n'est disponible en ligne. © Capture d'écran / Site internet de la préfecture de police de Paris « Pour avoir un rendez-vous, c’est la croix et la bannière. Il faut se connecter le dimanche soir à minuit, mais il y a tellement de gens qui tentent leur chance à la même heure que le système finit par disjoncter », détaille Thierry Lerch, co-président de la Cimade à Montpellier (Hérault). « Il y a six ans déjà, c’était déjà comme ça », se souvient M., qui avait à l’époque un titre de séjour étudiant. « En plus de devoir faire ces démarches à une heure tardive, ils ne libèrent qu’une poignée de rendez-vous qui sont immédiatement pris d’assaut. Il faut donc se connecter toutes les semaines… C’est stressant et frustrant pour nous, d’autant que le titre peut expirer entre-temps. » Pour la Cimade Montpellier, il ne s’agit pas de critiquer la dématérialisation « de manière générale ». « C’est son exclusivité qu’il faut supprimer. On veut qu’il y ait une autre solution pour obtenir un rendez-vous en vue de déposer ou renouveler une demande de titre de séjour, car la situation est devenue inadmissible et dramatique pour les étrangers », alerte Thierry Lerch, qui rappelle que des usagers peuvent perdre leur emploi lorsque leur titre de séjour expire et qu’ils sont dans l’incapacité de le renouveler. « Depuis un certain nombre d’années, les préfectures ont mis en place la dématérialisation afin de mettre fin à des files d’attente infinies et maltraitantes de personnes étrangères devant les préfectures (lire ici notre enquête à ce sujet). Nous avions contesté le décret datant de mai 2016 qui ne prévoit pas d’alternatives à cela devant le Conseil d’État et sa réponse en 2019 a été claire : même si elle peut mettre en place la dématérialisation, l’administration doit prévoir des solutions alternatives pour faire en sorte que les personnes qui n’ont pas accès aux téléservices puissent accéder au service public », rappelle Claudia Charles, chargée d’étude au Groupe d’information et de soutien des immigrés (Gisti). Le collectif inter-associatif a donc pris la plus haute juridiction française au mot et a ciblé cinq préfectures qui ne proposent toujours pas d’alternatives à la dématérialisation et pour lesquelles les usagers rencontrent des difficultés dans leurs démarches. « Même lorsqu’une personne se déplace physiquement à la préfecture, elle est stoppée à l’entrée par l’agent de sécurité qui lui indique qu’elle ne peut entrer sans rendez-vous. Sauf qu’elle n’arrive pas à prendre rendez-vous en ligne », ironise, amère, Claudia Charles. Un cercle infernal. Le 18 février dernier, à la suite d’une requête déposée au tribunal administratif de Rouen par la Cimade, le Gisti et la Ligue des droits de l’homme, la préfecture de Seine-Maritime a été condamnée pour avoir imposé la dématérialisation à ses usagers via un arrêté préfectoral. Une première. « Les démarches en matière de demandes de titre de séjour ont été exclues du champ d’application de la mise en œuvre des téléservices », a jugé le tribunal administratif. Les actions groupées devant les tribunaux administratifs se multiplient « C’est une décision importante car nous avons fait condamner la préfecture sur le principe même de la dématérialisation, souligne la Cimade Montpellier. Cela devrait contraindre la préfecture à délivrer des rendez-vous aux usagers. » Dans un communiqué, le collectif inter-associatif rappelle qu’en parallèle de cette condamnation de portée générale, de nombreuses personnes étrangères, basées dans des départements différents, saisissent individuellement la justice avec le soutien des associations et obtiennent, souvent, gain de cause. Le 23 décembre 2020, Droits d’urgence a ainsi déposé un contentieux de masse au tribunal administratif de Paris pour contraindre le préfet de police de Paris à recevoir trente-cinq personnes étrangères souhaitant déposer un dossier pour une première demande de titre de séjour. Le juge des référés a enjoint à la préfecture de délivrer des convocations dans un délai de quinze jours à un mois aux requérants et l’a condamnée à leur verser, au total, plus de 20 000 euros. « Avec la crise sanitaire, la dématérialisation de l’accès au dépôt de la demande de titre s’est renforcée », souligne Éléonore Vigny, juriste à Droits d’urgence. À compter du 15 juin, le ministère de l’intérieur a lui-même annoncé, dans un communiqué sur l’accueil des étrangers en préfecture, l’ouverture d’un service en ligne pour les démarches dites « simples » dans l’objectif d’encourager l’introduction de demandes par voie électronique. « Auparavant, on avait des files de personnes devant les préfectures pour accéder au guichet et déposer un dossier. Tout cela se passe aujourd’hui sur internet sans même que les usagers ne puissent obtenir un rendez-vous en ligne durant des mois », dénonce Éléonore Vigny. Ainsi, des centaines de personnes étrangères, ayant droit au séjour et remplissant toutes les conditions pour obtenir un titre, n’ont pas accès aux services préfectoraux. « La dématérialisation a invisibilisé les files d’attente devant les préfectures, avec pour conséquence de réduire le nombre d’enregistrements de dossiers. Finalement, on se demande si le second objectif de la dématérialisation ne serait pas de cacher une réduction des chiffres de l’immigration », poursuit la juriste de Droits d’urgence. Agnès*, une ressortissante congolaise bénéficiant d’une formation d’infirmière, fait partie des trente-cinq requérants ayant obtenu gain de cause en janvier face à la préfecture de Paris. Après trois années passées au sein de la compagnie Emmaüs, la jeune femme décide de régulariser sa situation, comme le prévoit la loi. Mais elle se trouve rapidement dans l’impossibilité de prendre rendez-vous sur le site de la préfecture de Paris. « J’ai essayé pendant près de six mois, tous les jours, matin, midi et soir, sans résultat. » C’est finalement la décision du tribunal administratif de Paris en sa faveur qui lui permet de déposer sa première demande de titre de séjour en janvier dernier. « En période de crise sanitaire et alors qu’elle est infirmière, on repousse son admission au séjour de plusieurs mois… C’est insensé, surtout qu’elle ne demande qu’à travailler. Cela montre bien que le système est défaillant », commente Éléonore Vigny, qui a suivi son dossier. Comme Agnès, de nombreux personnels soignants étrangers rencontrent des difficultés dans leurs démarches administratives, et ce même lorsqu’ils participent à la lutte contre la pandémie de Covid-19 (lire ici notre article). Une trentaine de recours devraient être déposés par Droits d’urgence courant avril. Le Gisti, qui procède également à des dépôts groupés de référés pour des cas individuels tout au long de l’année, constate que le bilan de ces actions est « plutôt positif » : « Il faut apporter les preuves des difficultés rencontrées par les usagers et cela dépend beaucoup des juges, mais dans l’ensemble, les requérants gagnent assez souvent », se félicite Claudia Charles. « C’est une aberration quand on sait ce que cela coûte à la justice, mais on continuera tant qu’il n’y aura pas un changement systémique », complète Éléonore Vigny.

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