
Décryptages
Alors
qu’en 2019 les fonds envoyés par les migrants et diasporas dans leur
pays d’origine vont dépasser le total des investissements des
entreprises étrangères dans les pays à bas et moyen revenus, coup de
projecteur sur cette manne et les circuits financiers utilisés par les
expatriés.
Depuis
qu’il a ouvert un magasin Apple au Mali, il y a une dizaine d’années,
Diadie Soumaré est surnommé « la Pomme ». Lors de ses passages à Paris,
l’élégant trentenaire, chemise blanche, costume noir, donne ses
rendez-vous à la brasserie Barbès, sur le boulevard du même nom. Lui,
fils de migrant qui a grandi dans le Val-d’Oise, et sa famille avaient
l’habitude d’aider leurs proches restés au Mali en contribuant à des
caisses communes appelées « tontines ». L’une pour financer l’achat de
denrées de base, l’autre pour réparer un barrage ou encore construire un
puits. « Mais l’aide associative a ses limites et l’investissement a davantage d’impact pour le développement à long terme du pays », a réalisé « la Pomme ».
Il
a donc décidé d’investir au Mali, tout en continuant de financer des
projets dans le village de sa famille par le biais des tontines
WhatsApp, lesquelles ont remplacé les vieux carnets de compte rédigés à
la main.
Avec
plusieurs amis, il a monté l’Union des ambassadeurs franco-maliens, qui
aide les entrepreneurs français de la diaspora à investir au pays. Les
enfants de migrants comme Diadie Soumaré possèdent des atouts précieux
pour aider au développement de leur autre pays d’origine : la
connaissance du marché, des compétences acquises en France et, enfin,
l’accès aux capitaux. Ils prennent des risques dans les pays pauvres que
d’autres investisseurs ou entreprises étrangères ne prendraient pas.
Ils sont devenus des acteurs incontournables du développement.
A
tel point que les fonds envoyés par les migrants et diasporas chaque
année dans leur pays d’origine vont dépasser pour la première fois,
en 2019, le total des investissements directs des entreprises étrangères
dans les pays à bas et moyen revenus. Selon la Banque mondiale, ils
devraient atteindre les 550 milliards de dollars (494 milliards d’euros)
en 2019, soit plus du triple de l’aide publique au développement. Les
cinq plus grands pays bénéficiaires sont l’Inde, la Chine, le Mexique,
les Philippines et l’Egypte.
Ce
chiffre pourrait même être beaucoup plus élevé si l’on tenait compte
des flux financiers qui ne sont pas inscrits dans les statistiques
officielles, comme l’envoi d’argent en espèces par des proches. Selon l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), ces transferts informels pourraient représenter 35 % à 75 % des flux comptabilisés, en fonction des régions.
Des expatriés de plus en plus qualifiés
Cette
hausse des transferts s’explique en partie par l’accroissement du
nombre de migrants. Entre 2000 et 2018, la part des migrants dans la
population des pays à haut revenu de l’OCDE est passée de 8,8 % à
13,9 %, avec une forte hausse – de 78 % sur la même période – de
l’immigration en provenance de pays du Sud. Des expatriés de plus en
plus qualifiés.
Dans
d’autres pays riches comme ceux de la région du Golfe, les migrants, en
majorité originaires d’Asie du Sud, sont majoritaires : ils constituent
près de 90 % de la population en Arabie saoudite et plus de 80 % de la
population au Koweït et au Qatar.
Enfin,
le coût des transferts d’argent a diminué grâce à l’adoption des
nouvelles technologies et à la hausse de la concurrence, même si les
tarifs restent élevés. Les commissions de transfert sont en moyenne de
6,4 % et atteignent au plus haut 9 % en Afrique subsaharienne.
Au-delà de l’aide financière, l’OCDE note, dans son rapport sur les tendances de la migration internationale en 2019, qu’au-delà des flux financiers la diaspora est la source de « transferts de compétences, de savoirs, d’idées et de valeurs » vers le pays d’origine.
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« La diaspora est devenue le bailleur de fonds le plus fiable, souligne Olivier Kaba, chargé des projets migrations à l’Agence française de développement (AFD), ils sont là quand d’autres partent au bout de quinze ans, changent de priorités ou de destinations géographiques. »
Une aide cruciale
Les
transferts d’argent sont aussi plus stables que les investissements
étrangers et servent d’amortisseurs aux catastrophes naturelles ou aux
crises économiques.
« Les
investisseurs étrangers ont tendance à rapatrier leurs capitaux à la
moindre difficulté tandis que les migrants envoient au contraire de
l’argent pour aider leurs familles », explique Dilip Ratha, économiste chargé du programme Knomad, le centre d’expertise de la Banque mondiale sur les migrations.
A
rebours des agences de développement et des banques multilatérales qui
privilégient les prêts aux dons, l’aide de la diaspora est donc
cruciale. « Quand on est pauvre, on ne cherche pas à investir mais à se nourrir, se soigner et envoyer ses enfants à l’école », insiste M. Ratha, qui ajoute que l’« investissement est une dette pouvant se transformer en fardeau ».
La
Banque mondiale a calculé que ces fonds envoyés par la diaspora avaient
permis de faire reculer la pauvreté de 4 points de pourcentage au
Népal, de 10 points au Bangladesh et de 11 points en Ouganda. Des
chercheurs ont même observé que, dans les foyers éthiopiens et
bangladais recevant de l’argent d’un de leurs membres partis à
l’étranger, le travail des enfants avait diminué et la malnutrition
avait reculé.
La
Banque mondiale note également que les transferts d’argent permettent
une hausse des dépenses dans l’éducation au Sénégal et au Kenya, un
meilleur taux de scolarisation dans l’enseignement supérieur au Salvador
et aux Philippines.
La diaspora est très respectée dans son pays d’origine
Les agences et les banques de développement misent donc sur ces « agents
du changement ». « Ils sont des relais de très grande proximité. Grâce à
eux, on a accès directement à la communauté ou au village », témoigne M. Kaba, qui reconnaît volontiers que « le travail avec la diaspora a changé la manière de faire du développement ».
Grâce
aux liens entretenus par les migrants avec leur ville ou village
d’origine, le rôle des collectivités locales dans les pays
récipiendaires a été redynamisé et la coopération s’est décentralisée.
Et contrairement aux institutions étrangères parfois critiquées pour
leur ingérence, la diaspora est très respectée dans son pays d’origine. « Tout
le monde les écoute, car ils contribuent à une part importante du
produit intérieur brut et ont gagné en influence politique », observe Diadie Soumaré.
L’AFD
cofinance ainsi des projets de développement portés par les migrants
dans leur pays d’origine. Le Programme des Nations unies pour le
développement (PNUD) a mis en place en Palestine, au Liban, ou encore au
Liberia, le projet Tokten (Transfer
of Knowledge through Expatriate Nationals, ou transfert de savoirs par
l’intermédiaire des expatriés), qui consiste à mettre les compétences et
expertises de la diaspora au service de son pays d’origine. De son
côté, l’Organisation internationale pour les migrations
a mis sur pied le programme Temporary Return of Qualified Nationals
pour aider et financer le séjour de migrants qualifiés qui souhaitent
participer à l’effort de reconstruction dans leur pays d’origine. L’aide
des migrants est très difficile à tracer. Certains sont sans papiers,
d’autres vivent dans des foyers.
Un
exemple de l’influence de cette diaspora ? L’organisation à Paris, le
25 avril, de la Journée mondiale de lutte contre le paludisme. Ce
jour-là, des chanteurs, des créateurs de mode et des hauts responsables
comme Abdourahmane Diallo, le directeur général du Partenariat RBM
(« pour en finir avec le paludisme »), et Peter Sands, le directeur
exécutif du Fonds mondial de lutte contre le sida, la tuberculose et le
paludisme, avaient fait le déplacement sur l’esplanade de l’Hôtel de
ville.
« Mission de service public de la diaspora »
La
capitale française n’est pourtant pas la ville au monde la plus touchée
par l’épidémie, mais elle regroupe des diasporas de plusieurs pays
africains touchés par la maladie, et qui jouent un rôle important dans
les messages de prévention.
« A
chaque personne qui tombe malade, c’est à nous qu’on demande de l’aide,
alors mieux vaut prévenir que guérir, c’est la mission de service
public de la diaspora », explique Mams Yaffa, directeur de
l’association Esprit d’ébène, partenaire de la Journée mondiale de lutte
contre le paludisme. Cet enfant de migrants maliens estime à 30 % la
part des dépenses de santé dans les sommes d’argent envoyées dans le
pays de ses parents. Dans son local du quartier de la Goutte-d’Or, à
Paris, Mams donne des conseils aux autres migrants et revendique une
approche différente de celle de ses parents, immigrés du Mali :
« Quand mon père recevait un coup de fil de la famille restée au
village, il envoyait directement l’argent, nous, on prend le temps de
demander à quoi l’argent va servir avant de l’envoyer. » Les enfants de migrants ne sont pas soumis à la même pression sociale ou familiale que leurs parents.
Les enfants de migrants ne sont pas soumis à la même pression sociale ou familiale que leurs parents
L’afflux
de tels montants a-t-il un impact sur la croissance des pays
bénéficiaires ? La réponse n’est pas évidente. En exploitant les données
recueillies dans 49 pays en développement entre 2001 et 2013, les
économistes Jude Eggoh, Chrysost Bangake et Gervasio Semedo ont montré,
dans une étude publiée en 2019 par la revue The Journal of International Trade & Economic Development, que les transferts d’argent n’avaient une influence macroéconomique que s’ils débouchaient sur des investissements.
Encore faut-il que les systèmes financiers en place le permettent. C’est
ce qui a conduit les caisses des dépôts, en France et en Italie, à
signer des partenariats avec leurs homologues au Maroc, au Sénégal et en
Tunisie afin que les migrants en Europe puissent placer leurs économies
dans des produits d’épargne qui servent à des investissements de
l’autre côté de la Méditerranée. L’Australie et le Canada ont de leur
côté développé, avec l’aide de l’Organisation internationale du travail,
une application disponible sur smartphone pour aider les migrants à
épargner. D’autres Etats, à l’instar de l’Inde, du Sri Lanka ou du
Liban, ont émis des obligations destinées à leur diaspora pour financer
des projets d’infrastructure ou d’éducation.
« Un impact microéconomique »
Certaines
expérimentations permettent également aux migrants de choisir
l’utilisation de leurs fonds de transfert, que ce soit pour l’éducation
ou la création d’une entreprise, par le biais d’applications. « Les migrants qui ont la possibilité de choisir la destination des fonds envoyés ont tendance à les augmenter », explique
Dean Yang, professeur à l’université du Michigan, qui travaille sur une
expérimentation menée par le centre de recherches américain Abdul Latif
Jameel Poverty Action Lab.
D’autres économistes sont plus prudents. Dans une étude publiée en 2016 par la revue Economic Analysis and Policy, Samuel Adams et Edem Kwame Mensah Klobodu soulignent l’importance de la stabilité politique dans les pays bénéficiaires. « Les
transferts d’argent ont un impact microéconomique qui ne peut pas
remplacer des politiques macroéconomiques de développement », met
en garde Richard Kozul-Wright, directeur de la division sur la
mondialisation et des stratégies de développement à la Conférence des
Nations unies sur le commerce et le développement. L’argent ne peut pas
tout.
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