mardi 8 juin 2021

Brexit : les Européens confrontés au durcissement des règles migratoires britanniques

Par Cécile Ducourtieux, Le Monde.fr Décryptages Au premier trimestre, 3 294 citoyens européens ont été refoulés aux frontières britanniques, et une trentaine placés en zone de rétention. Les Européens doivent désormais obtenir un visa de travail pour s’installer au Royaume-Uni, une règle appliquée avec zèle. Une deuxième vague pandémique démarrée fin 2020 puis quatre mois de confinement ont masqué une nouvelle réalité au Royaume-Uni : avec le Brexit, entré en vigueur au 1er janvier, a pris fin la libre circulation des personnes depuis et vers l’Union européenne. Désormais s’appliquent de nouvelles lois migratoires visant, pour paraphraser le slogan des brexiters et de Priti Patel, la ministre de l’intérieur de Boris Johnson, à « reprendre le contrôle » des frontières nationales. A mesure que le pays déconfine, que les expatriés européens envisagent des vacances d’été au pays pour retrouver leur famille, cette réalité s’impose, parfois brutale, insécurisante pour beaucoup. Car le Home Office (le ministère de l’intérieur britannique) semble vouloir appliquer les nouvelles règles avec zèle. Au premier trimestre 2021, 3 294 citoyens européens ont été refoulés aux frontières britanniques, contre 493 un an plus tôt à la même période. Les Roumains représentent le gros des effectifs refoulés (2 118 au premier trimestre 2021), mais 54 Français sont également dans ce cas. « Ces chiffres sont conséquents, surtout que nous sommes encore en pandémie, avec de fortes restrictions aux déplacements », souligne Madeleine Sumption, directrice du Migration Observatory à Oxford. Placés en zone de détention à leur arrivée Quelques histoires très médiatisées ont jeté un froid : jusqu’à une trentaine d’Européens, à en croire le journal en ligne Politico, ont été placés en zone de rétention à leur arrivée au motif qu’ils n’avaient pas le droit de séjourner dans le pays. Le Guardian a rapporté le cas d’Ana Silvestre, 20 ans, citoyenne italienne et brésilienne, appréhendée le 8 mai à l’aéroport de Luton, au nord-ouest de Londres, envoyée dans un centre de rétention, où elle a passé sept jours avant d’être expulsée vers l’Italie. Et celui d’Abi, originaire d’Estonie, soupçonnée de venir travailler comme jeune fille au pair, détenue trente heures à l’aéroport de Gatwick, au sud de Londres, avant d’être expulsée. Deux Français ont fait l’expérience des centres de rétention depuis le début de cette année, l’un à son arrivée en Ecosse, l’autre en Angleterre, mais n’ont été retenus que quelques heures. « C’est inadmissible, dans la plupart des cas, ces gens ne sont pas du tout des criminels, mais ignorent les nouvelles règles », réagit Nicolas Hatton, président de l’association The3million, protégeant les droits des Européens au Royaume-Uni. Si les Européens n’ont pas besoin d’un visa pour un séjour touristique au Royaume-Uni, en revanche, pour s’y installer, ils doivent obtenir un visa de travail, prouver qu’ils disposent d’une offre d’emploi et gagner au minimum 25 600 livres sterling (environ 29 800 euros) par an. « Les séjours au pair et les stages sont désormais refusés. Et il y a cette zone grise des personnes venant pour un entretien d’embauche : elles ont théoriquement le droit d’entrer dans le pays, mais il y a des cas de refoulés, soit parce que les douaniers ne sont pas encore au courant des règles, soit parce que les interrogatoires se passent mal, pour peu que le citoyen européen ne parle pas bien l’anglais », ajoute M. Hatton, installé depuis de nombreuses années à Bristol (ouest de l’Angleterre). « Les douaniers ont une grande latitude : c’est à eux d’apprécier si vous racontez une histoire convaincante ou pas, si vous êtes susceptible de rester au-delà de votre séjour touristique pour chercher du travail illégalement », explique Mme Sumption. « Environnement hostile » Après des protestations de Bruxelles – la Commission s’est dite « préoccupée », des eurodéputés du parti libéral Renew ont dénoncé des mesures « grossièrement disproportionnées » –, des contacts bilatéraux pris notamment avec les consulats italien et portugais, le Home Office a assuré avoir changé ses règles : les Européens entrés illégalement pourront rester en liberté et attendre leur expulsion chez des amis ou en famille. « Nous avons mis à jour nos règles afin que les non-Britanniques, y compris les Européens, qui se sont vu refuser l’entrée sur le territoire puissent rester en liberté en attendant leur expulsion », a déclaré un porte-parole du Home Office au Guardian. « Les citoyens européens sont en train d’expérimenter la triste réalité du Brexit et ils découvrent ce que vivent les citoyens du reste du monde depuis des années, qui ne peuvent pas entrer au Royaume-Uni s’ils n’y ont pas une offre d’embauche », souligne Colin Yeo, avocat britannique spécialiste des questions migratoires. Cette réalité, les militants comme lui l’ont qualifiée d’« environnement hostile », une politique visant à décourager la migration, mise en place par le Home Office en 2012 et qui tranchait, dans un pays réputé jusqu’alors pour son ouverture au monde. Cet « environnement hostile », les Européens installés au Royaume-Uni avant le Brexit le découvrent aussi à leur niveau, avec appréhension, à l’approche d’une date butoir importante : le 30 juin. A cette date, tous doivent avoir réclamé leur droit de séjour (leur « settled status » s’ils vivent dans le pays depuis plus de cinq ans, leur « pre-settled status » si c’est moins). A en croire les dernières statistiques du Home Office, 5,4 millions de demandes de titre de séjour ont été reçues au 30 avril et 5,1 millions ont déjà été traitées (dont environ 200 000 françaises, et seulement 1 % de refusées). « Je ne me sens plus la bienvenue dans ce pays » « Quand je suis arrivée, il y a trente-cinq ans, nous n’avions presque aucune démarche à entreprendre. Je me sentais chez moi ici, profondément intégrée. Mais j’ai découvert que je n’étais que tolérée », témoigne Véronique David-Martin, mariée à un Britannique et installée à Bath (ouest de l’Angleterre). Depuis le référendum de juin 2016 en faveur de la sortie de l’Union européenne, un vote qu’elle a vécu comme un traumatisme, cette Bretonne « passionnée du Royaume-Uni » a travaillé à recueillir les témoignages des Européens vivant dans le pays (dans l’ouvrage In Limbo, édité en ligne). Véronique a obtenu son « settled status », mais s’inquiétait de ne détenir aucun document papier prouvant son droit de séjour – les expatriés ne reçoivent qu’un e-mail leur confirmant leur « settled status ». La Française a opté pour une démarche de naturalisation et obtenu la nationalité britannique, fin mai. « Je l’ai fait sans gaieté de cœur, mais je n’ai aucune confiance dans le Home Office, mon mari est britannique et je ne peux pas me permettre de ne pas pouvoir rentrer en France pour aller rendre visite à ma maman de 82 ans », explique-t-elle. Véronique n’a pas encore reçu son passeport britannique – elle devra compter sur son « settled status » au retour de France cet été. Heidi Sævareid, une amie norvégienne de Bristol, partage ce manque de confiance dans le Home Office. La Norvège étant membre de l’Espace économique européen (et intégrée dans les accords du Brexit), Heidi a pu bénéficier du « settled status ». Arrivée au Royaume-Uni en 2015, elle s’y est mariée à un Américain, détenant un permis de séjour permanent. « Nous devons séjourner aux Etats-Unis cet été. Mon passeport était périmé et j’ai mis du temps à le faire renouveler à cause du peu de rendez-vous possible au consulat en raison du coronavirus. Maintenant je suis inquiète, car je dois réactualiser mon “settled status” [c’est obligatoire à chaque changement d’adresse ou de pièce d’identité] et j’ai peur que cette mise à jour ne soit pas prête à temps », explique Heidi. Décrocher son « settled status » a été long, « j’ai dû envoyer plein de documents, ce n’était jamais assez. Je ne me sens plus la bienvenue dans ce pays, avec mon mari, on a décidé de le quitter d’ici quelques années ». Certains cas s’avèrent compliqués Si l’essentiel des Européens ont obtenu leur droit de séjour, des « bugs » sont apparus, qui laissent augurer de difficultés supplémentaires une fois la date du 30 juin passée. Certains cas s’avèrent compliqués : installé à Londres, un jeune Ghanéen, Joey Bediako, a échappé de peu à une expulsion vers le Ghana le 2 juin, bien que ses deux parents aient des passeports italiens, que son père soit installé au Royaume-Uni et que Joey ait le droit de faire sa demande de « settled status ». Le Home Office a par ailleurs fait parvenir courant mai un courrier à des Britanniques détenteurs d’une autre nationalité, leur demandant de réclamer leur « settled status », au risque de perdre leurs droits d’accès au NHS (le système de santé national). C’est le cas de la mère de Helen Howard-Betts, une dame âgée d’origine allemande. « Recevoir ce type de courrier, en pleine pandémie, c’est très angoissant. Je ne sais pas si les lettres ont été envoyées par erreur ou si le Home Office cible à dessein les binationaux. Des Britanniques qui tombent dans la trappe de l’environnement hostile, c’est exactement ce qui est arrivé avec les gens de la “génération Windrush” », s’alarme Mme Howard-Betts. Il y a une dizaine d’années, le Home Office a mis en doute la nationalité de milliers de ressortissants, souvent originaires de la Jamaïque, arrivés tous jeunes au Royaume-Uni ou nés sur place. Dans un pays sans carte d’identité, ces personnes ont dû faire la preuve qu’elles étaient bien britanniques, des centaines ont perdu leur accès au NHS, leur emploi et leur logement. Plusieurs dizaines ont même été expulsées illégalement à la Jamaïque. Le Home Office a présenté des excuses en 2018. Côté européen, cette politique migratoire restrictive semble déjà porter ses fruits : l’hôtellerie-restauration britannique, qui recrutait jusqu’au tiers de ses effectifs sur le continent, se plaint d’une grosse pénurie de main-d’œuvre. Et au premier trimestre 2021, le Home Office a reçu six fois plus de demandes de visa (de travail ou de séjour) de la part des ressortissants hongkongais, après le coup de force chinois sur le territoire, que des Européens (34 300 contre seulement 5 354). Cécile Ducourtieux Londres, correspondante

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