Achille Mbembe, historien et philosophe camerounais installé en Afrique du Sud, enseignant à Johannesburg et à Harvard (États-Unis)
Entretien paru dans Le monde.fr le 26 janvier 2015
Le Camerounais Achille Mbembe, 57 ans, est l’un des principaux
théoriciens du postcolonialisme. Il vit aujourd’hui entre les États-Unis
et l’Afrique du Sud. S’il n’a épargné personne dans sa critique des
pouvoirs postcoloniaux, dénonçant leur exercice de la violence comme
« obscène et grotesque », il fait aussi partie de ceux qui refusent de
ne voir l’Afrique que dans la perspective du manque, du déficit, de ce
qu’elle devrait être, en référence à de prétendus modèles occidentaux
prônés par les institutions internationales. Il se passionne au
contraire pour ce qu’elle est réellement.
Quelle est cette Afrique qui vient ?
L’Afrique
représente plus de 1 milliard d’habitants. Au cours des dix à quinze
dernières années, ce continent a affiché, avec des variations en
fonction des pays, des taux de croissance de 5 à 6 % par an. Cela marque
un nouveau cycle de création de richesses. L’urbanisation s’est
accélérée avec l’émergence de métropoles et de corridors urbains tels
que celui en voie de formation qui longe la côte du golfe de Guinée, de
Lagos (Nigeria) à Accra (Ghana), ou bien encore cette immense région
sud-africaine réunissant Johannesburg, Kuruleni, Midrand, Pretoria, et
qui concentre plus du quart de toute la richesse africaine.
Il
faut signaler aussi la constitution de nouvelles diasporas comme celle
des Chinois qui, pense-t-on, sera constituée bientôt de plus de
1 million de personnes. En retour, des diasporas commerçantes africaines
se forment dans les grandes villes chinoises. Le regard africain
bascule vers l’Asie. Il suffit de prendre l’avion qui va de Johannesburg
à Shanghaï, à Mumbai (Inde) ou à Ankara (Turquie) pour constater un
recadrage des rapports géopolitiques entre l’Afrique et le reste du
monde.
À côté de tout cela existe une nouvelle géographie de la
guerre qui va du Sahara occidental jusqu’à la mer Rouge en passant par
le Sahel, toute une trouée qui divise le continent entre le Nord et le
Sud, une espèce de double enfermement à cause de l’existence et de la
cristallisation des frontières héritées de la colonisation qui empêchent
fluidité et circulation, mais aussi de la difficulté grandissante des
Africains pour se déplacer dans le reste du monde.
En résumé,
l’Afrique évolue simultanément dans plusieurs directions. Lesquelles,
parmi les forces centrifuges ou centripètes qui la travaillent,
sortiront victorieuses ? Tout dépendra des formes que les luttes
sociales revêtiront. Il est de l’intérêt de notre monde que l’Afrique
redevienne son propre centre et qu’elle se constitue comme un vaste
espace de circulation. C’est une condition essentielle pour son avenir
et pour l’avenir de notre monde.
L’Afrique existe-t-elle en dehors de ce vaste espace de 54 pays ? Y a-t-il une âme qui unit ce continent ?
Elle
existe déjà en tant qu’immense espace géographique. Un vol entre Le Cap
et Dakar prend une journée, et trop souvent l’on ne mesure pas
l’immensité de ce continent. L’Afrique existe en tant qu’imaginaire,
prenant appui sur des créations culturelles, artistiques, des discours
produits par les Africains qui croient en l’existence d’une entité.
Elle
existe comme projet. L’idée de l’Afrique s’est toujours confondue
historiquement avec le projet d’une entité qui n’est pas séparée du
reste du monde.
Elle existe enfin comme imaginaire
« diasporique ». Des gens d’origine africaine résident dans l’ensemble
du monde et ce depuis au moins le XVe siècle. Au cours du dernier quart
du XXe siècle, on a assisté à une accélération de cette
« diasporisation » du continent.
La couleur de la peau est-elle importante pour définir l’Afrique?
Non,
la couleur de la peau ne m’intéresse que sur le plan esthétique. Elle
ne peut pas être une question politique ou, plutôt, elle ne devrait pas
l’être. D’une part, tous les Africains ne sont pas noirs : en Afrique du
Sud, en Angola où 18 000 Portugais sont revenus ces dernières années,
au Mozambique, sur toute la côte orientale, qui a toujours entretenu des
liens avec les mondes asiatiques et de l’océan Indien, en Afrique de
l’Ouest, où l’on trouve des communautés syro-libanaises… D’autre part,
tous les Noirs ne sont pas africains, ils peuvent être américains,
français, allemands, caribéens.
Ce qui met ensemble tous ces gens
d’origine africaine, c’est une vision non pas afrocentrée, mais
afropolitaine qui embrasse le monde, les diasporas, et parle au-delà de
la couleur.
Comment se manifeste cette culture afropolitaine?
Elle
est visible, par exemple, à travers la musique, avec ces formes qui ont
leur source dans des matrices de cultures autochtones, mais sont
capables de puiser de manière hybride dans des mondes extérieurs. On
voit cette culture afropolitaine dans les mondes urbains contemporains
où les peuples se brassent. À Abidjan, Lagos, Dakar, il y a tout une
Babel des langues due à l’accélération des migrations internes. (…)
La créolisation de l’Afrique est-elle irréversible?
Il
n’y aura pas de recul possible. Cette créolisation des formes et des
paradigmes se retrouve sur le plan religieux, du commerce, des
institutions. Cette nouvelle Afrique qui émerge sous nos yeux est une
Afrique des assemblages. Il faut la lire à partir de ce principe
d’assemblage de formes apparemment contradictoires. Mais le génie de
cette Afrique est de faire marcher des choses que l’on n’a pas
l’habitude de mettre ensemble. Par exemple, les Églises pentecôtistes
qui viennent des États-Unis avec une idéologie assez manichéenne du
monde sont gérées par des entrepreneurs religieux africains qui, tout en
leur gardant leur forme originelle, arrivent à leur insuffler un
contenu qui n’a pratiquement rien à voir avec leur théologie. Cette
capacité d’appropriation de presque tout est une constante des pratiques
africaines historiques et contemporaines. (…)
N’y a-t-il pas aujourd’hui une Afrique à deux
vitesses, Celle des centres en développement et celle des zones grises
périphériques?
Je parlerais même d’une Afrique à plusieurs
vitesses faite de toutes sortes d’enclaves. Il y a les villes minières,
villes offshore où habitent des gens riches reliés directement aux
centres financiers du monde, et puis les vieilles villes comme Lagos,
avec derrière des bidonvilles, puis des squats où vivent ceux qui sont
« inutiles » du point de vue de la production capitaliste. Ce processus
est aussi à l’œuvre à l’échelle du continent avec des zones de guerre,
des zones abandonnées à des épidémies et puis d’autres, qui font partie
intégrante du monde de la circulation financière.
Ces marginaux constituent le principal danger pour l’émergence africaine…
Il
existe en effet une classe de superflus, de gens qui n’ont rien à
perdre et qui n’ont d’autre choix que de s’en aller ou de se rendre
disponibles comme forces d’appoint dans toutes sortes d’entreprises
militaires, religieuses ou criminelles.
Il faut donc que l’Afrique
s’ouvre à elle-même, qu’elle abolisse les frontières héritées de la
colonisation. C’est un continent immense, les gens n’ont pas besoin
d’aller à l’extérieur, mais il faut qu’ils puissent circuler à
l’intérieur. Cela nécessite le développement de grosses infrastructures.
Il faut des autoroutes, des ports.
Faut-il arriver à un système où les frontières deviennent virtuelles, comme en Europe, ou bien les abolir physiquement?
Je
sais que c’est très utopique, mais il faut le grand projet d’une
nationalité africaine. À partir du XVe et du XVIe siècle, la relation de
l’Afrique au monde passe par la traite des esclaves, c’est-à-dire un
système qui démontre l’incapacité des élites africaines à donner du
travail aux personnes pour, au contraire, les vendre à d’autres qui les
emploient ailleurs. Imaginez ce que serait l’Afrique aujourd’hui si ces
esclaves au lieu de cultiver le coton dans le sud des États-Unis
l’avaient cultivé en Afrique ! Sur le continent, il y a beaucoup
d’espace et pas suffisamment de personnes.
Donc les dirigeants ont
eu beaucoup de mal à organiser l’exploitation et à créer de la
plus-value. Cette question, qui existe depuis le XVe siècle, est
toujours là. Le nouveau cycle d’accumulation des richesses ne répond pas
à ce dilemme historique. Il y a beaucoup à faire en Afrique et pourtant
il n’y a pas d’emplois. C’est la contradiction actuelle.
Il
faut pour cela abolir les frontières physiques, institutionnelles et de
l’imaginaire. Du coup, les investissements externes pourraient être
utiles à tous les Africains. C’est un travail de longue haleine.
Pour
le moment, l’Afrique est soumise à un régime de confinement qui est
mauvais pour le développement du continent. Si on n’ouvre pas l’Afrique
sur elle-même, ses habitants n’auront d’autre choix que d’essayer de
traverser le Sahara ou la Méditerranée. Et l’on sait ce que cela veut
dire à une époque où beaucoup de pays ne veulent pas des Africains. On
n’a pas le droit de les exposer dans des pays où ils ne sont pas voulus.
Il n’y a aucune raison, aucune, pour que les Africains aillent chercher
leur bonheur hors du continent. (…)
Construire des routes est donc un projet révolutionnaire?
On
sait le rôle joué par la construction des chemins de fer dans
l’histoire américaine. C’est la même histoire en Afrique : un espace
continental où il faut résoudre la question des longues distances en
accroissant les possibilités de vélocité et donc d’échange commercial,
d’échange des idées. On est à l’ère de la circulation.
La crise sanitaire provoquée par l’épidémie d’Ebola a entraîné, au contraire, des fermetures de frontières…
Prenez
le Cameroun de Paul Biya. Il est dirigé par à peu près 200 vieillards
qui ont entre 70 et 83 ans, l'âge du président. Dans un pays de 20
millions d'habitants dont 80 % sont des jeunes de 12 à 25 ans, ce n'est
pas possible!
L’histoire d’Ebola est terrible. En Sierra
Leone, au Liberia et en Guinée, il n’y a eu aucun investissement dans
le domaine de la santé primaire au cours des trente dernières années. La
prévention, l’hygiène ont été saccagées durant les années d’ajustements
structurels. À la place d’un système de santé ordinaire a émergé une
forme de gouvernement humanitaire où les ONG de toutes sortes ont la
responsabilité de la santé des populations.
Ebola et d’autres
épidémies émergent dans ce contexte-là. Alors, à quoi cela sert-il de
fermer les frontières ou de militariser l’intervention sanitaire ? Ce ne
sont pas des solutions à long terme. Ce qu’il faut c’est rebâtir les
systèmes sanitaires ordinaires, investir dans la santé préventive, mieux
rémunérer les infirmières… C’est tout de même incroyable qu’au Liberia,
quand la maladie a émergé, on nous dise qu’il n’y a pas assez de gants
alors que la plus grande plantation de caoutchouc y est exploitée par
Firestone. Ce sont toutes ces contradictions qu’il faut mettre à nu. (…)
Vous diriez que l’Afrique est sur- ou sous-exploitée?
Elle
est sous-exploitée ! Les richesses potentielles du continent sont
immenses. On découvre presque chaque mois de nouvelles réserves de
presque tout. Du gaz au Mozambique. Le pétrole est partout, sauf
peut-être en Afrique du Sud. Le manganèse, l’uranium se trouvent au
Sahara. L’Afrique n’a pas été suffisamment exploitée ou si elle l’a été,
elle a été mal exploitée. Si l’on veut engager un cycle colossal
d’accumulation des richesses, c’est sur ce continent. Il y a moyen de
l’exploiter rationnellement, au bénéfice des Africains et de tous ceux
qui veulent investir leur argent. Il faut bâtir une coalition
universelle pour le développement de l’Afrique.
Comment changer les pratiques et les mentalités des élites africaines ?
Il
faut un nouveau rapport de force entre l’Etat et la société. Des deux
côtés : par le bas, au travers des luttes sociales et de la
démocratisation ; et par le haut, car ces élites sont dénationalisées.
Elles n’ont plus de compte à rendre au peuple. Elles sont insérées dans
des circuits internationaux. Cela a commencé avec la traite des
esclaves, ça s’est poursuivi avec la colonisation. Aujourd’hui encore,
ce sont les mêmes ! Leurs avoirs sont en Suisse ou dans le XVIe
arrondissement de Paris, ou à la City ; leurs enfants sont à Hagard ou
Stanford. Il faut un cadre éthique. Ce n’est pas normal que les banques
suisses recèlent des richesses volées.
La démocratie ne suffit pas?
Les
élites perdent rarement les élections parce qu’elles disposent de tous
les outils pour les truquer. Un homme, une voix, bien entendu, mais ce
n’est pas suffisant. Il y a un supplément à imaginer pour tenir compte
des conditions anthropologiques spécifiques.
Lequel ?
Les femmes, par exemple.
Deux voix pour les femmes?
Peut-être
pas, mais un coefficient. Les rapports hommes femmes doivent être
articulés dans la représentation. Les rapports jeunes vieux aussi.
Prenez le Cameroun de Paul Biya. Il est dirigé par à peu près 200
vieillards qui ont entre 70 et 83 ans, l’âge du président. Dans un pays
de 20 millions d’habitants dont 80 % sont des jeunes de 12 à 25 ans, ce
n’est pas possible ! (…)
Comment l’Afrique
peut-elle réinventer son rapport à l’Occident? Doit-elle lui tourner le
dos, lui dire de garder son argent et se débrouiller toute seule?
Ce
qui me frappe, c’est que l’Europe elle-même se provincialise. Elle nous
facilite les choses. On n’a pas besoin de lui tourner le dos, elle nous
tourne le dos toute seule. J’ai l’impression que c’est un mouvement
profond, qui se nourrit du fantasme de la communauté sans étranger. Un
désir d’apartheid à l’échelle mondiale. L’Europe est en train de tourner
le dos à ce moment kantien qui aura fondé sa modernité et son
attractivité.
L’Afrique ne doit tourner le dos à personne. Elle
doit s’ouvrir, ouvrir ses frontières et devenir terre de migrations. Il
nous faut réfléchir à comment inclure les Chinois parmi nous, et les
autres. Il faut ouvrir l’Afrique ! Accueillir tous ceux qui viennent,
les intégrer. Reprendre le rôle que l’Europe a joué. Les gens bien
formés qui ne trouvent pas de travail aux États-Unis ou en Europe, ces
cerveaux flottants, qu’ils viennent en Afrique. Venez chez nous !
Qu’est-ce que l’Afrique peut apporter au monde?
Elle
a beaucoup à offrir. Le monde qui vient sera précaire. L’Afrique a vécu
la précarité des siècles durant. Elle a développé toute une série
d’idées, de techniques et de mécanismes pour répondre à des situations
extrêmes. Elle est une archive énorme pour le reste de l’humanité.
Vous appelez les diasporas à rentrer?
Non,
j’appelle à la formation de nouvelles diasporas. Les Chinois sont en
train d’arriver. Il faut les recevoir. Les Portugais, les Grecs, tous
ces cerveaux qui flottent, ces gens qualifiés et qui n’ont pas de
boulot, ils sont les bienvenus. (…)
Propos recueillis par Christophe Ayad, Cyril Bensimon, Christophe Châtelot et Serge Michel
Source: Le monde.fr
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