Il y a 70 ans, la libération d'Auschwitz Temps fort
Le
complexe d'Auschwitz-Birkenau, le plus important des camps de
concentration nazis, a été libéré par l'Armée rouge le 27 janvier 1945.
Entre 1940 et 1945, plus de 1,1 million de personnes y ont trouvé la
mort, dont au moins 900 000 juifs.
Par MACHA SPETER-RAVINE
Macha Speter-Ravine, déportée, raconte
l'ambiance dans le camp pendant les quelques jours séparant le départ
des SS et l'arrivée de l'Armée rouge qui viendra les libérer.
Archives, Le Monde.fr
Dans la nuit du 17 au 18 janvier 1945, après minuit, le docteur
Mengele, médecin-chef SS d'Auschwitz, arriva avec sa suite à
l'infirmerie (Revier), se fit donner les feuilles des malades et
repartit aussitôt en nous annonçant que le lendemain matin il nous
faudrait nous tenir prêtes à évacuer le camp : " Toutes celles qui
peuvent marcher, dit-il, doivent partir. "
Depuis quelques Jours déjà on inscrivait et réinscrivait les numéros
des malades graves, de celles qui pouvaient marcher, se tenir debout,
etc. Le front russe approchait. Les SS se préparaient à liquider
Birkenau, à effacer les traces de ce gigantesque " combinat de la mort "
avant de prendre la fuite.
Après le départ de Mengele, il n'était plus question de dormir. Toute
l'infirmerie était en effervescence : les malades à peu près valides se
mirent à découper les couvertures pour en confectionner des vêtements.
Les plus gravement atteintes, mais qui restaient conscientes de ce qui
se passait, nous poursuivaient d'un regard interrogateur et suppliant.
Notre groupe de résistance avait appris dans le plus grand secret de
notre amie Orli, chef administratif (Lager-elteste) de l'infirmerie, que
Mengele lui avait donné pour instruction d'évacuer le plus grand nombre
possible de malades car, avait-il dit, tous les blocks, avec les
malades qui resteraient, seraient minés en même temps que les
crématoires, les bâtiments administratifs et les dépôts.
Nous avions longtemps attendu et espéré cette heure de libération et
nous nous préparions à y participer activement. Fallait-il partir au
moment où la liberté frappait à notre porte ? Orli peignait un tableau
si effrayant de ce qui se préparait après l'évacuation que ses arguments
semèrent le doute dans quelques esprits. Toutefois nos camarades
soviétiques étaient fermement décidées à attendre d'être libérées par
leur armée ; les Polonaises, se trouvant sur leur sol national,
considéraient que ce n'était pas le moment de le quitter. Et nous étions
un groupe de femmes déportées de France qui pensions qu'il nous fallait
coûte que coûte attendre d'être libérées sur place plutôt que de suivre
les SS dans leur repli.
Le jeudi 18 janvier au matin, les SS arrivèrent vers midi et
l'évacuation commença. Dans les camps voisins - à gauche l'infirmerie
des hommes, à droite les deux camps de kommandos de travail des femmes -
régnait la même fièvre de départ. Les camps de kommandos se vidèrent
rapidement. Dans le nôtre, l'évacuation traînait : la majeure partie
s'en allait mais les malades avançaient lentement. La neige était
épaisse, le froid coupait le souffle. La perspective de marcher sous le
harcèlement des Allemands vers d'autres camps allemands était terrible.
Et les femmes n'avaient sur elles que des bouts de couvertures dont
elles avaient également recouvert leurs jambes et entouré leurs pieds
nus ; rares étaient celles qui avaient des sabots de bois. Jusqu'où
iraient-elles ainsi ?
L'évacuation interrompue
Notre groupe était divisé : une partie, subissant la psychose
générale, se hâta de sortir, l'autre (dont j'étais), entraînée hors des
blocks par les adieux, l'inquiétude et la curiosité, adopta la tactique
de rester dans le dernier rang de la caravane et de faire durer
l'opération. Les occasions ne manquaient pas, car nombreuses étaient les
malades qui s'écroulaient avant même d'atteindre la sortie, et il
fallait les ramener dans les salles.
À 5 heures de l'après-midi, deux groupes avaient déjà quitté le camp.
Un troisième traînait toujours. Il faisait nuit, les SS s'énervaient et
vociféraient : " Loss ! loss ! schneller ! " (1). Après un bref
entretien, ils décidèrent tout à coup qu'ils en avaient assez pour la
journée. Ils arrêtèrent net la caravane en refermant le portail du camp.
Avec Orli et presque toute l'administration civile de l'infirmerie
étaient parties nos amies tchécoslovaques et quelques Polonaises.
Le lendemain les blocks sont dans un état épouvantable. Les cadavres -
la production quotidienne de Birkenau - gisent dans leur lit depuis
vingt-quatre heures. D'autres s'amoncellent devant les blocks. Le "
Leichen-kommando " (commando des cadavres) chargé de les transporter à
la morgue - une cabane au bout du camp - est parti. Les autres services
sont désorganisés par le départ de leur responsable et de la majeure
partie du personnel. La lumière est coupée. On ne distribue pas de
nourriture, personne n'a rien eu à manger depuis la dernière
distribution de pain dans la matinée de la veille. Les tinettes
débordent, les w.-c. sont bouchés.
Nous nous comptons sommairement. Il reste environ trois mille malades
et plus de cent femmes valides, quelques médecins : les doctoresses
Lubow, chirurgien soviétique, et Anna Fédorowna (nous l'appelions
ainsi), la doctoresse polonaise Katarzyna Laniewska, des infirmières
polonaises, russes, françaises, hongroises, d'autres membres du
personnel, celui de la buanderie de l'infirmerie avec sa responsable,
notre amie Irena Szczypiorska.
Vers midi nous apprenons que les cuisines fonctionnent partiellement,
mais il n'y a personne pour transporter la soupe. Nous nous y
précipitons et apportons quelques chaudrons d'un liquide grisâtre qu'on
distribue dans une cohue générale.
Une menace d'incendie
Le soir, des explosions secouent le camp. Un incendie monstre ravage
les crématoires et les magasins de Brzezinki, à 2 kilomètres de chez
nous. Le feu éclaire l'espace qui nous sépare, et il semble que le vent
souffle dans notre direction. Les étincelles risquent d'embraser les
baraques en bois où se trouvent les malades. Avec ce qui nous tombe sous
la main, - pelle, hache, pioche, - nous courons vers les fils de fer
barbelés (le courant n'y passait plus, la centrale électrique ayant
sauté). De l'autre côté se trouve l'infirmerie des hommes où seuls les
valides sont restés. Ils arrivent, armés eux aussi d'outils improvisés.
Ensemble, avec acharnement, nous brisons la barrière qui nous sépare
afin de pouvoir nous entraider pour faire sortir, en cas de danger, les
malades des baraques. Nous veillons tard dans la nuit. Le feu brûlera
jusqu'au milieu de la matinée suivante. Notre camp est intact.
Le samedi 20, nouveau et pire désastre ; l'eau est coupée. Les
cuisines ne fonctionnent plus. Nous nous réunissons, médecins,
infirmières et autres membres du personnel, et décidons d'assumer la
direction provisoire du camp. Il faut réorganiser le travail dans les
blocks : on ne peut pas laisser mourir les malades au seuil de la
liberté. Nous qui avons, durant toute notre détention au camp, fui les
fonctions administratives sous les ordres des Allemands sommes bien
obligées de nous charger de la gestion. Les médecins s'attellent de leur
côté à la tâche, mais les malades ne la leur facilitent pas, se
disputent et hurlent pour des vétilles. La discipline, qui, jusqu'à
présent, était basée sur la terreur et la peur des coups, est
complètement relâchée. Nous ne pouvons la rétablir que par la
persuasion. Cela ne porte pas toujours. Nos efforts sont immenses mais
les résultats minimes.
La porte est ouverte
Pour nettoyer les malades les plus sales, celles qui ont la diarrhée,
nous faisons fondre de la neige sur les poêles où, fort heureusement,
le feu a pu être maintenu avec les réserves de charbon restées dans les
blocks. Avec de la neige fondue, nous préparons également une boisson
chaude. Des réserves de vivres ont été découvertes dans les cuisines
abandonnées. Nous ramenons, sur les charrettes qui servent à transporter
les cadavres, du pain et de la farine.
Pour la nuit nous établissons des gardes afin de donner l'alerte si
un nouvel incendie se déclarait ou si les arrière-gardes SS tentaient de
faire sauter notre camp. Nous n'avons pas oublié les promesses de
Mengele. Durant une de ces tournées, j'aperçois un groupe d'Allemands
qui faisaient les cent pas hors de l'enceinte. Nous nous gardions
mutuellement.
Ils font leur apparition dans le camp le lendemain dimanche et
ordonnent aux " aryennes " de les suivre, " car, disent-ils, demain ou
après-demain, les Russes seront là ". Personne ne les suit. Ils partent
sous nos rires ironiques et lancent pour adieu : " Attendez les Russes,
vous verrez comment on meurt de faim chez eux. " Ils laissent la porte
du camp largement ouverte. Toutes celles qui tiennent debout se
précipitent. Comme hypnotisées nous nous approchons du portail et le
franchissons. Nous nous tâtons les bras, le dos, pour nous persuader que
nous ne rêvons pas. Nous sommes libres !
La porte du camp est ouverte, mais nous n'osons pas nous aventurer au
dehors. Les canons grondent de plus en plus près. On dirait que le
front n'est qu'à quelques kilomètres ; les Allemands rôdent encore sur
les routes. Dans le camp, la vie continue dans un demi-désordre. La
nouvelle se répand alors à la vitesse de l'éclair qu'on a trouvé des
magasins pleins de vivres et de vêtements à quelques centaines de mètres
de chez nous. Hommes et femmes, nous prenons les magasins d'assaut. Il y
a de tout : du pain, du sucre, des conserves de viande et de poisson,
du café, du chocolat, des chaussures, des manteaux, des pantalons, des
pull-overs, etc. Ce sont, paraît-il, les réserves de nos gardiens qu'ils
n'avaient pas réussi à emporter ou à détruire. Une vraie aubaine ! Le
pillage dure jour et nuit. Les malades, et parmi elles les plus
atteintes, y courent. Impossible de les en empêcher. Il arrive qu'en
rentrant avec des baluchons de vivres et de chiffons elles s'affaissent
sur le seuil du block et meurent. Et combien périrent ces jours-là par
excès de nourriture !
Le pillage continue quand, un soir, près d'un magasin, des coups de
feu éclatent. Nous voyons les hommes ramener le corps inerte de
l'Ukrainien Micha : il s'était fiancé dans le camp à la petite
infirmière soviétique Marousia, qui sanglotait dans les bras du Dr
Loubow.
Avec le pillage, le désordre le plus complet reprend. L' "
organisation " individuelle bat son plein. Impossible d'entraîner les
femmes au travail. Des montagnes de cadavres jonchent le sol. Le
désespoir nous gagne. Le froid est encore intense, mais le dégel peut
venir et déclencher de terribles épidémies. Nos libérateurs ne viennent
toujours pas. L'attente paraît interminable. Un groupe de pionniers part
avertir la population environnante et demander du secours. Sans
résultat.
Les Allemands reviennent
Alors que nous nous croyions définitivement débarrassées des
Allemands, le mercredi 24 janvier, dans l'après-midi, un groupe
important de SS et de civils allemands, les fameux " triangles verts " -
forçats de droit commun qui remplissaient les fonctions de kapos et de
tueurs dans les camps, - apparut, manda la responsable et lui ordonna de
réunir toutes les juives, valides et malades. Je me trouvais en ce
moment avec une amie, également déportée de Paris, dans le block no 12
occupé par de vieilles femmes polonaises amenées à Birkenau après
l'échec du soulèvement de Varsovie. Nous étions toutes deux chargées de
la gestion de ce block, le plus proche de l'entrée du camp. Quelle ne
fut pas notre surprise quand nous vîmes Jankowska, que nous avions
désignée quelques jours plus tôt aux fonctions de chef provisoire du
camp, venir vers nous et nous dire : " Les Allemands vous ordonnent de
vous réunir sur la place devant l'entrée, vous ne pouvez faire autrement
que de les suivre. "
En un réflexe, nous la bousculâmes et, lui tournant le dos, nous nous
dirigeâmes au pas de course vers la sortie arrière du block, qui
donnait du côté de l'infirmerie des hommes. Nous sautâmes le fossé qui
nous en séparait et courûmes vers notre ami et camarade Adolphe
Schilling. C'était un antifasciste allemand (aryen) qui, comme Orli,
passait sa onzième année dans les camps. Il nous cacha dans sa chambre
et monta la garde jusqu'au soir. Il nous mena ensuite dans un abri connu
de lui seul et nous installa pour la nuit. Il alla ensuite chercher
dans les blocks d'autres femmes de notre groupe et les ramena à la
faveur de l'obscurité dans notre abri. Elles nous apprirent qu'après
notre fuite Jankowska réunit une vingtaine de femmes que les Allemands
emmenèrent. Nos camarades y échappèrent en se cachant dans les lits des
malades.
(Après la libération du camp, nous avons, au cours d'une réunion
orageuse, en présence d'officiers soviétiques, reproché à Jankowska son
attitude : quelques nationalistes polonaises et des Ukrainiens
soutinrent avec elle qu'elle ne pouvait pas faire autrement qu'obéir aux
ordres des Allemands. La même nuit Jankowska s'enfuit.)
Deux soldats russes
Nous restâmes dans notre abri deux jours et trois nuits. Les "
triangles verts " opéraient des descentes-surprises dans le camp et
Jankowka s'intéressait à nous. La bataille faisait rage tout autour. Des
éclairs parcouraient l'horizon, les obus sifflaient au-dessus du camp.
Par miracle, aucun ne s'égara à l'intérieur. La fin de notre calvaire
était proche, mais qu'ils étaient longs ces jours et ces nuits d'attente
!
Dans la nuit du vendredi le grondement des canons s'intensifia et se
rapprocha. Puis, le samedi 27, au matin, un calme étrange nous
enveloppa. D'abord, on nous rapporta que le bruit courait que les Russes
avaient reculé de 4 kilomètres. Mornes et déçues, nous nous assîmes sur
le lit. C'est à ce moment qu'Adolphe Schilling accourut pour nous
annoncer qu'il avait vu des soldats russes à la porte du camp. Nous nous
précipitâmes dehors. C'était vrai. Deux soldats barbus et boueux se
tenaient devant nous. Nous nous jetâmes à leur cou et nos larmes
jaillirent.
Une ère nouvelle commença dans notre vie. Les premiers jours, quand
les soldats de première ligne stationnaient dans notre camp, nous ne
faisions que leur préparer du café, de chanter ensemble. Nous leur
cédâmes nos lits : ils s'étaient battus six jours et six nuits sans
répit. Après quoi le travail d'organisation du camp avec l'aide des
autorités militaires soviétiques commença. Elles firent creuser des
fosses et enterrer les cadavres. On en transporta une partie à Auschwitz
aux fins d'autopsie. Des vivres et des médicaments apparurent. Mais le
camp de Birkenau était trop dévasté, l'eau et la lumière difficiles à
rétablir. Les malades avaient besoin de soins sérieux dans de meilleures
conditions d'hygiène. Les officiers russes décidèrent de les
transporter dans le camp central d'Auschwitz. Le transfert s'effectua
dans des voitures à cheval où l'on installa les malades à deux ou trois,
soigneusement enveloppées.
Puis Birkenau resta vide. Mais sa terre restera imprégnée du sang qui
y coula et gardera les traces des pas de millions de martyrs que le
monde n'a pas le droit d'oublier.
Les Polonais, les Russes, les Hongrois, tous ceux qui le pouvaient,
rentrèrent chez eux. Mais la guerre n'était pas finie et la route de
notre rapatriement était encore coupée. De notre plein gré, nous
décidâmes de continuer à soigner nos malades sous la direction des
médecins de l'armée rouge. Nous travaillâmes ainsi deux mois au block 19
d'Auschwitz, avec un groupe de Français que nous y avions rencontrés.
Les autorités soviétiques entourèrent les malades de soins très
attentifs, nourrirent les plus gravement atteints avec des plats envoyés
du mess des officiers. Beaucoup purent quitter le camp par leurs
propres moyens.
Au mois de mars, les autorités soviétiques firent des obsèques
grandioses et symboliques à toutes les victimes de la barbarie
hitlérienne exterminées à Auschwitz. On transporta ensuite les grands
malades dans les hôpitaux de Katowice et nous y partîmes également dans
un dernier convoi d'anciens d'Auschwitz. Dans les derniers jours
d'avril, les autorités soviétiques nous annoncèrent que notre
rapatriement était imminent. Nous quittâmes Katowice le 28 avril avec de
nombreux prisonniers de guerre français que nous y avions rencontrés.
Le 30, nous arrivâmes à Odessa. Le 3 mai, on nous embarqua sur un
paquebot norvégien avec un équipage anglais en route vers Marseille.
Le 11 mai 1945, nous eûmes la joie inoubliable de poser le pied sur la terre française.
(1) " Allez ! allez ! plus vite. "
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