Né en 1935 en Afrique du Sud, André Brink est
l'auteur de nombreux livres dont "Au plus noir de la nuit", "Une saison
blanche et sèche" (prix Médicis 1980) et "l'Amour et l'oubli". Il a
également publié ses Mémoires, chez Actes Sud, en 2010: "Mes
bifurcations". Il est mort ce 6 février 2015 à l'âge de 79 ans.
On vient à bout de la ségrégation et des discriminations par le concours de toutes les
personnes de toutes les couleurs et toutes les origines ...
André Brink
était de celles-là en Afrique du Sud sous l'Apartheid.
Merci Monsieur.
Joël Didier Engo
"Quelques mots intimes que je t’adresse publiquement" : la dernière lettre d'André Brink à Nelson Mandela
Par André Brink
A la mort de Nelson Mandela, le grand écrivain sud-africain lui avait rendu hommage dans le "New Yorker". Voici son texte.
Une lettre à Madiba
Quelques mots intimes que je t’adresse publiquement –
ainsi finit le poème amoureux de T.S. Eliot qui m’a accompagné pendant
de longues années: je sais que le moment est enfin venu de m’asseoir et
de me risquer à t’écrire. Ce n’est pas l’élan fougueux de la jeunesse
qui me pousse à le faire. Voici une lettre écrite avec lenteur et
maladresse, venant de quelqu’un qui approche de ses 80 ans, à un homme
qui aurait pu être son père.
La mort de mon père m’a atteint, mais la fin de sa vie avait été si
douloureuse que ce fut à la fois un soulagement et une délivrance. Cette
fois les choses semblent plus définitives, l’angoisse plus violente et
plus inévitable mais il y a aussi, peut-être, plus d’espoir, pour moi et
pour le monde, d’adoucir la peine.
Tu es mort il y a quelques jours à peine, mais le monde paraît déjà
un peu moins vivable qu’il ne l’était, un peu plus froid, comme si les
vents polaires avaient désormais toute liberté de venir balayer les
toundras et les plaines vierges d’un monde devenu, en une nuit, épuisant
et inhospitalier.
Ce qui me vient à l’esprit est un souvenir vieux de plusieurs années.
J’avais embarqué ma famille pour un long voyage dans le sud de la
France, de Saint-Rémy-de-Provence à Carcassonne, dans le Languedoc. Sur
le chemin, sur un coup de tête, nous nous sommes engagés sur une route
montagneuse, étroite et sinueuse.
Elle semblait interminable et le décor devenait de moins en moins
accueillant, jusqu’à ce que la route, resserrée en un pauvre chemin,
débouche dans un hameau minuscule, perdu dans le temps et dans l’espace,
à peine quelques maisons paysannes saupoudrées sur une vallée sombre et
menaçante, encerclant quelques bâtiments publics – la mairie et le
bureau de poste, une école rudimentaire, les inévitables boucherie et
boulangerie, deux petites épiceries, une librairie (nous étions en
France, après tout) et un terrain rectangulaire sur lequel des hommes
âgés jouaient aux boules, noueux comme des plants de vigne, en
salopettes bleues, mâchant des pipes et des Gauloises collées sur leurs
gencives quasiment vierges de dents.
Nous nous sommes garés dans la rue la plus proche du terrain de
boules et avons exploré le village à pied. Dans une des rues adjacentes,
je me suis arrêté pour regarder un prospectus, collés à la fenêtre
d’une maison, et j’ai reconnu un symbole que j’avais vu dans bien
d’autres lieux, mais que je ne me serais jamais attendu à trouver dans
un coin aussi perdu, aussi loin des sentiers battus. Son message, dans
une typographie très serrée, mais franche et solennelle, en caractères
gras, était :
LIBÉREZ MANDELA
une phrase qui dans mon pays à cette époque aurait été une invitation
ouverte à une visite de la Sécurité d’État. Ce vœu s’affiche encore aux
quatre coins du monde, dans ses recoins les plus inattendus et les
villages les plus saugrenus. Maintenant, avec ces Unes de journaux qui,
partout, annoncent ta mort, tout change. Ce qui était devenu réalité
retourne dans le monde du mythe - un mythe épaissi par ta présence parmi
nous. Et désormais, parmi nous, tu ne le seras plus.
Quand tu as été libéré de prison en 1990, nous étions inquiets.
Nous pensions presque impossible qu’un homme, après 27 années
d’incarcération, années démesurément longues pendant lesquelles le monde
a projeté sur lui ses fables et ses rêves, soit à nouveau vu comme un
être humain normal. Comment pouvais-tu réaliser un tel exploit? Il était
certain que le choc du retour au monde – ce que Njabulo Ndebele a
appelé «la redécouverte de l’ordinaire» - se traduirait immanquablement
par de la déception et de la désillusion. Le vrai miracle, bien entendu,
a été que tu as, au contraire, dépassé toutes nos attentes.
Ce qui ne signifie pas que tu étais incapable de faire des erreurs.
Mais ton retour a été profondément émouvant précisément parce que tu
n’étais pas devenu Superman. Quand les circonstances l’exigeaient, tu
savais te montrer aussi vicieux que n’importe lequel de tes
contemporains. Une de tes premières décisions politiques a été de couper
les liens diplomatiques avec Taïwan et d’en nouer de nouveaux avec la
Chine: la manœuvre était éminemment et indubitablement pragmatique, mais
d’une éthique contestable. La rumeur dit que, dans d’autres situations,
tu as simplement cédé.
On raconte que, lorsque tu es secrètement allé en Palestine pour
tenter un accord avec Israël, tu as demandé, après une longue journée de
discussions stériles, voyant l’impasse dans laquelle tu t’étais engagé,
à être ramené à l’aéroport. (Il se pourrait que cette information,
confidentielle à l’époque, soit fausse. Mais ce que cette histoire
sortie du monde de John Le Carré a de révélateur, et de touchant, c’est
qu’elle confirme une nouvelle fois l’imperfection humaine, loin de
l’habileté d’un surhomme, de ce que ton nom, Madiba, incarnait.)
Plus anecdotique, mais tout de même inquiétante, fut ton idée, dans
les premiers jours de ton mandat, d’abaisser l’âge du vote à quatorze
ans pour satisfaire les jeunes partisans qui avaient soutenu ta
candidature avec tant d’enthousiasme. Cette mesure a heureusement été
enterrée assez rapidement par l’ANC; mais le simple fait qu’elle ait été
débattue a soulevé quelques doutes quant à ta vision des problèmes
urgents que le pays devait affronter.
Une autre erreur, de plus en plus flagrante au fil des années, fut ta
décision, prise très vite, de ne pas t’accrocher au pouvoir pendant
trop longtemps. Il suffit de regarder tes homologues contemporains pour
comprendre ce qui te motivait. Mais cette solution, abandonner la
présidence après un mandat, t’aura empêché d’offrir à la démocratie
constitutionnelle une assise ferme dans la politique sud-africaine –
ainsi qu’un ethos politique solide.
Le grand échec de Mbeki, qui aurait pu apporter quelque chose de
précieux à l’exercice du pouvoir présidentiel dans ce pays, est d’abord
ton échec, même si bien d’autres facteurs sont entrés en jeu, comme ses
propos sur le Sida et le choix de son ministre de la Santé. Toutes
choses qui ont mené au désordre dans lequel la mauvaise gestion de Zuma a
plongé le pays.
Zuma a été hué pendant l’intégralité de son discours, lors de la
cérémonie qui a suivi ta mort: c’est évidemment une réaction
encourageante. La voilà, la démocratie en marche, pourrait-on penser.
Voilà un rayon de soleil dans une journée par ailleurs pluvieuse (même
si en fin de compte, nous savons que la pluie est le signe de
l’apaisement des dieux).
Ta grande réussite, Madiba, a été de souligner les
dimensions humaines de l’interaction avec le monde, plutôt que de
t’ériger en Superman ou Monsieur-je-sais-tout. Et s’il faut mettre de
rares bémols à ton action pour l’Afrique du Sud, les quelques erreurs
humaines que j’ai relevées font pâle figure face à l’éclat de tes
agissements.
Quand, pendant la cérémonie à ta mémoire, Barack Obama a serré la
main de Raul Castro, j’y ai vu comme un timide symbole de ce que ton
esprit était capable de faire, dépassant les inimitiés et les
mésententes ancrées depuis des décennies.
Un signe, Madiba, de ton humanité était ton attachement au mot, à la littérature et à la musique, aux arts en général. Je
me souviens que lors de l’une de nos premières rencontres dans ta
maison de Cape Town, justement appelée «Val de Grâce», tu as posé ta
large main sur mon poignet et tu m’as dit:
Vous savez, quand j’étais en prison, c’est vous qui avez changé ma vision du monde.
Je savais que tu ne t’adressais pas à moi en particulier, mais à
travers moi, à tous les écrivains qui avaient éclairé ton chemin.
Pendant tes années de prison, la littérature, la musique et les arts
visuels étaient devenus des torches qui brillaient dans ta nuit.
Pendant ces années, ma vie avait tracé son propre chemin. L’ANC a
joué un rôle croissant dans mes voyages en Europe, aux Etats-Unis, en
Australie; et enfin, en Afrique. Alors qu’avant tu semblais être une
figure mythique en périphérie de ma vie, tu en es devenu le centre, avec
les causes qui déterminaient ton destin.
Quand tu es revenu à une vie normale, il devint possible de te
rencontrer. Après des années d’égarement, j’avais été guidé par une
jeune femme polonaise qui partage aujourd’hui mon existence, et il était
inévitable que je la prenne avec moi pour te rencontrer. Nous avons
parlé de nos vies: la tienne, la sienne, la mienne (tu as notamment
évoqué cette nuit passée à Buckingham Palace où tu n’avais pu trouver le
sommeil, car les allées et venues des gardes dans les couloirs te
rappelait trop la prison.)
Après de douloureuses turbulences au sein de ton foyer, une fois
sorti de prison, un nouvel amour dans ta vie, Graça Michel, t’a apporté
paix et contentement; avec elle, ta vie a retrouvé un sens. Et quand à
l’âge de soixante-dix ans, ma propre vie atteignait le même cap
réconfortant avec Karina, je pouvais comprendre que Graça ait pu être
pour toi la source d’un profond épanouissement.
Et voici que tu as finalement décidé de passer à autre chose. Je suis
apaisé, mon cher et révéré Madiba, de savoir qu’avant même ta
libération, tu avais atteint la complète et véritable liberté, celle que
tous ceux qui te suivaient, et moi avec eux, te souhaitaient.
André Brink
Texte initialement publié dans le "New Yorker",
traduit de l’anglais par David Caviglioli et Clémence Faber
traduit de l’anglais par David Caviglioli et Clémence Faber
Source: http://bibliobs.nouvelobs.com
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