Un apartheid vécu au quotidien par des êtres humains; dont certains sont citoyennes
et citoyens (souvent d'origine étrangère certes) de la Patrie voulue des
droits de l'homme.
Au-delà de Zyed et Bouna Police-habitants: rien n'a changé depuis 2005
Près de dix ans après la mort de Zyed et Bouna et les émeutes de
2005, les relations entre police et population sont toujours aussi
mauvaises. Mais contrairement à ce qui se passe outre-Atlantique, rien
ne bouge. Le gouvernement socialiste a manifestement d'autres priorités.
Un rapport sur le sujet, remis en juillet 2014 au ministre de
l'intérieur PS Bernard Cazeneuve, sommeille toujours sur son bureau.
Fruit d’un groupe de travail de six mois ayant associé des responsables
policiers et des sociologues, ce rapport a été escamoté du débat
public. Sa présentation, qui devait avoir lieu l’été dernier, ne cesse
d’être repoussée par Beauvau : d’abord à cause des élections
professionnelles au ministère de l’intérieur jugées peu propices à un
débat serein, puis des attentats de Paris qui ont chamboulé le
calendrier. Le ministère de l’intérieur répond travailler sur ces
sujets, notamment sur la formation initiale et continue, mais qu’il «n’y aura pas d’annonces avant l’été».
Les 48 propositions du
rapport Bergougnoux, dont une dizaine portent sur la relation
police-population, n’ont pourtant rien de révolutionnaire. Il suggère de
« simplifier » les points d’accueil, de donner « une place plus
importante aux attentes de la population » et de l’« informer
régulièrement sur les activités des services », en s’inspirant de la
politique d’« accountability » et du « community policing », développés
au Royaume-Uni et au Canada. Ce qui pourrait, selon cette étude, se
faire à effectifs constants : une ville comme Vancouver compte 222
policiers pour 100 000 habitants contre 330 pour 100 000 en France.
Le rapport cite également l’exemple des commissariats espagnols où des «
délégués à la participation citoyenne », connaissant « la réalité
sociale du quartier », sont chargés de rechercher médiation et
solutions. Il faut « davantage ouvrir les personnels aux différences
culturelles, développer leur capacité d’écoute et de médiation ». Quant
aux contrôles d’identité, ils sont « en partie détournés de leur
objectif » puisqu’ils « permettent d’identifier des personnes pour une
infraction sans relation avec la recherche initiale requise par le
parquet ».
Un meilleur recrutement est jugé « capital pour
sélectionner des hommes et femmes psychologiquement solides et à même de
conserver leur sang-froid en période de tension », pointe le rapport.
Il préconise aussi de mieux former les cadres de la police « à la
prévention des risques psychosociaux » afin de limiter les cas de
suicide. Il y est aussi question de déléguer le pouvoir aux échelons
locaux qui auraient la main « sur l’ensemble des services de la
direction générale de la police nationale » de leur territoire (sécurité
publique, PJ, PAF, etc.).
«Notre seul moyen d’action, c’est la peur et la contrainte»
Le diagnostic n'est pas nouveau. Avec la police de proximité instaurée
par la gauche en 1998, la France avait pris de l'avance sur ses voisins
en matière de contact avec la population. Depuis son arrêt de mort
prononcé par Nicolas Sarkozy en 2003, c’est l’inverse. En avril 2010,
Mediapart révélait le contenu d’une série de rapports enterrés
(encore...) par le ministre de l'intérieur Brice Hortefeux. Ils
dénonçaient la banalisation des contrôles d'identité comme « mode
d'entrée en contact avec un individu ».
Par sa répétition au
quotidien, cette pratique policière produit « un effet dévastateur sur
les jeunes et l'ensemble des habitants du quartier ». « Les jeunes ont
une attitude de rejet devant les forces de sécurité, ce qui les conduit
notamment à avoir des comportements de fuite lorsqu'ils sont en présence
de policiers. » Pourquoi ? Une raison particulière était mise en avant :
« Les contacts entre les policiers (...) et les jeunes paraissent être
réduits aux contrôles d'identité, aux gardes à vue, à des contacts dans
les commissariats lors des interventions des jeunes pour leurs proches. »
En novembre 2011, une commissaire de police et le député Jean-Jacques
Urvoas, alors secrétaire national à la sécurité du PS, appelaient à «
rompre avec la logique selon laquelle la police n'a de comptes à rendre
qu'au ministre et au préfet » et à créer des « dispositifs d'évaluation
fondés sur la satisfaction des usagers ». « Je suis toujours étonné
qu'on puisse depuis un bureau place Beauvau définir les urgences à
Carcassonne ou à Montélimar », déclarait Jean-Jacques Urvoas,
aujourd'hui président de la commission des lois.
L'ex-sénateur PS
François Rebsamen, chargé des questions de sécurité dans l'équipe de
campagne de François Hollande, tenait le même discours. « Magistrats et
policiers rendront compte de leur action devant les habitants du
quartier, promettait-il peu avant la présidentielle. Il faudra laisser
les citoyens participer à la définition des objectifs de lutte contre la
délinquance. » Sans se prononcer sur un récépissé, il affirmait : « Il
est clair que les contrôles au faciès doivent être interdits. (…) La
rupture avec la politique du chiffre et le retour de la police de
proximité permettront d'éviter ces comportements.»
Résultat ?
Dès l'été 2012, l'ex-ministre de l’intérieur Manuel Valls, soucieux de
donner un gage aux syndicats de police, enterra la proposition de
récépissé. La lutte contre les contrôles au faciès se limita à un
toilettage du code de déontologie de la police et de la gendarmerie, au
retour d’un numéro – illisible – sur les uniformes, et à l’apparition de
caméras boutonnières. Révélée par Libération, une circulaire du 25 mars
2015 demande bien aux préfets d’œuvrer à l’amélioration des rapports
entre les jeunes et les forces de sécurité dans les zones de sécurité
prioritaire, avec un appel à projet à la clef. Mais plusieurs des
membres de la « cellule d’animation nationale » prévue ont appris son
existence dans la presse. Et, deux mois après, ils n’ont toujours pas
été contactés. « Former une commission sans en informer les membres,
c’est dire l’importance accordée au sujet », s’agace l’un d’eux.
Même du côté des policiers, certains s’impatientent. Dans un communiqué
se félicitant de la relaxe des agents, Unité SGP Police FO a dénoncé le
18 mai « l’abandon d’une réelle police du quotidien ». « Le climat de
défiance qui règne entre policiers et habitants des quartiers populaires
doit faire l’objet d’un traitement politique », réclame le deuxième
syndicat de gardiens de la paix et de gradés, plutôt marqué à gauche.
L’un de ses délégués nationaux, Stéphane Liévin, juge l’appel à projet
du ministère intéressant mais insuffisant « tant qu’on ne réimplante pas
les structures de police dans les quartiers, avec des agents qui
connaissent les gens qui y vivent ». « Le constat du creusement du fossé
entre police et population ne date pas d'aujourd'hui, n'est-il pas
temps de passer à l'action ? », demande le policier.
Les
solutions sont connues. « Il faut réellement rompre avec la politique du
chiffre, assumer que si les statistiques de la délinquance constatée
remontent, ce n’est pas forcément que la sécurité se dégrade mais que
les policiers sont plus disponibles pour prendre des plaintes par
exemple », dit Stéphane Liévin. Mais le syndicaliste constate que « les
commandes au sein du ministère de l’intérieur répondent difficilement
sur ce sujet ». Et que le gouvernement semble « paralysé par la
sémantique ultralibérale qui a simplifié à l’outrance le débat : c’est
soit la répression, soit le laxisme ».
Il y a pourtant urgence.
Une étude réalisée fin 2012 auprès de quelque 14 000 adolescents de la
région grenobloise et lyonnaise montre que seuls 62 % de ces jeunes
déclarent « faire confiance » à la police. Cette défiance est deux fois
plus forte dans les quartiers sensibles : près de deux mineurs sur trois
déclarent s'en méfier, ce qui représente « des centaines voire des
milliers de jeunes selon les quartiers », remarque l’un des auteurs, le
sociologue Sébastian Roché.
« Nous voulions pousser les pouvoirs
publics à s’interroger, explique le chercheur du CNRS. Comment fait-on
la police dans des quartiers où les policiers sont perçus comme une
force hostile, violente et discriminatoire ? C’est quand même un sacré
problème. » Mais, à part une présentation à Lyon devant l’ensemble des
chefs de service, l’étude n’a provoqué aucune réaction officielle. «
Manuel Valls parle de ghetto, pas des relations police-population,
regrette Sébastian Roché. Or, pour changer une organisation de 130 000
personnes syndiquée à 80 % et dont dépend directement l’exécutif, il
faut quelqu’un qui ait une réelle volonté. »
Lors du procès, les
avocats des familles de Zyed et Bouna ont reproché à l’un des policiers
de ne pas avoir crié pour alerter les adolescents de la dangerosité du
site EDF. « En cinq ans dans le 93, je ne me souviens pas d'avoir vu
énormément de personnes s'arrêtant en entendant "Police, arrêtez-vous"
», a rétorqué le policier. Près de dix ans après, on en est toujours là.
« “Évidemment !”, réagit un policier de brigade anticriminalité. Notre
seul moyen d’action, c’est la peur et la contrainte. » Âgé d’une
trentaine d’années, ce fonctionnaire, recruté « avec le gros des troupes
à l’époque Sarkozy », n’a « pas connu la police à papa ». « Il n’y a
pas de relation de confiance, même avec les adultes, dit-il. La seule
relation où ça peut exister c’est avec un informateur, car on sait qu’on
se tient l’un l’autre. C’est triste, mais je n'ai connu que ça.»
«Dans les faits, c’est la pratique sarkozyste qui demeure»
Selon les acteurs de terrain, les rapports entre policiers et habitants
des quartiers n’ont fait qu’empirer depuis 2005. « Les retours sur le
terrain montrent plutôt une dégradation et en particulier depuis
l’élection de François Hollande qui s’était engagé sur les contrôles au
faciès, souligne Sihame Assbague. Il y a toujours des contrôles au
faciès, c’est toujours difficile de faire valoir ses droits face à
l’institution policière, et il y a eu une douzaine de morts aux mains de
la police par an en 2013 et 2014, même si on en parle beaucoup moins
qu’outre-Atlantique. »
« Le gouvernement socialiste a un peu
modifié le discours, mais dans les faits, c’est la pratique sarkozyste
qui demeure », constate un haut fonctionnaire, sous couvert d’anonymat.
Bannie du vocable de Manuel Valls et Bernard Cazeneuve, la culture du
chiffre imprègne par exemple toujours la hiérarchie policière. « Au
niveau du quotidien, les chefs de service regardent toujours les
indicateurs qui remontent à la direction, il y a toujours la même
pression », dit le sociologue Sébastian Roché.
Les seules
expérimentations ont lieu localement dans le cadre des zones de sécurité
prioritaires (ZSP). « Il y a une paralysie du système politique alors
que paradoxalement l’institution est prête à entendre un certain nombre
de critiques, estime le sociologue Christian Mouhanna. Lors des assises
de la formation [en février 2013 - ndlr], des policiers ont joué le jeu
et emmené une vraie réflexion. Ils avaient pu constater in vivo sous
Sarkozy que la tolérance zéro ne fonctionnait pas. Mais il ne se passe
rien. »
Au sein des forces de l’ordre, c’est la figure du
chasseur qui continue à être promue — « Vous êtes des guerriers », lance
par exemple un patron de la sécurité publique à ses hommes. Tandis que
les unités qui font un travail de déminage et de dialogue sont perçues
comme des « travailleurs sociaux ». « Il faut des changements de
philosophie policière très forts, affirme Fabien Jobard. Tant qu’on ne
dira pas aux policiers à leur arrivée en école qu’ils feront peu de
chasse aux voleurs, qu’ils arrêteront peu de délinquants en flagrant
délit, utiliseront rarement la force, qu’il faudra être à l’écoute et
gagner la confiance des populations fragilisées, car la police est
souvent la dernière administration disponible, on n’y arrivera pas.
Depuis une décennie le politique ne parle de la police qu’en termes
martiaux et machos. »
Les associations – du collectif Stop le
contrôle au faciès à la fondation Open society justice initiative – se
heurtent à un mur. Alors qu’elles se montrent de bonne volonté. « La
demande de récépissé n’est pas pour taper sur les flics, au contraire,
souligne Sihame Assbague. Si j’étais ministre de l’intérieur, je
m’assurerais que les policiers aient les moyens de faire leur travail.
Est-ce normal qu’ils ne puissent plus rentrer dans les quartiers, qu’ils
ne se sentent plus en sécurité, que les jeunes se mettent à courir
quand ils les voient ? » Qu’est-ce qui bloque ? Outre le poids de
l’institution policière et la surenchère sécuritaire – « pour être élu,
c’est à celui qui sera le plus offrant en matière de sécurité, sécurité
rimant avec répression » –, Sihame Assbague identifie une troisième
raison. « Les abus policiers touchent principalement une partie de la
population, envers laquelle il y a un mépris des politiques »,
estime-t-elle.
Louise Fessard, Médiapart, 24 mai 2015
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