lundi 11 mai 2015

France: Amadou Koumé, autopsie d’une mort suspecte





La police des polices enquête sur le décès, le 6 mars, d’un jeune homme dans un commissariat parisien. Et sur le rôle de la BAC dans son œdème pulmonaire.

Plus de deux mois après la mort brutale d’Amadou Koumé, 33 ans, au commissariat du Xe arrondissement de Paris, les circonstances du drame n’ont toujours pas été éclaircies. Si rien ne permet d’affirmer à ce stade qu’il s’agit d’une bavure, l’affaire est prise très au sérieux au ministère de l’Intérieur depuis que le Parisien s’en est fait l’écho, six semaines après les faits. Selon le rapport d’autopsie auquel Libération a eu accès, le décès du jeune homme résulte d’un «œdème pulmonaire survenu dans un contexte d’asphyxie et de traumatismes facial et cervical». Les médecins légistes font également état de plusieurs hématomes sur le visage, dans le cou et au niveau du dos. Le parquet de Paris a demandé de nouvelles analyses et l’IGPN, la police des polices, tente de reconstituer point par point la chronologie des événements.

Ce jeudi 5 mars, il est presque minuit quand une équipe de trois policiers arrive dans un bar situé à quelques pas de la gare du Nord. Le patron de l’établissement vient de composer le 17 pour signaler un client au comportement inquiétant. L’homme au physique massif, 1 mètre 90 pour 107 kilos, ne semble pas dans son état normal. D’après le récit des policiers présents, il apparaît très agité, tient des propos incohérents et se montre agressif. «Il terrorisait les clients, il était complètement parti», affirme Loïc Lecouplier, représentant du syndicat de police Alliance à Paris.

Les agents qui tentent alors de s’interposer sont incapables de le maîtriser. Quelques minutes plus tard, une seconde équipe de la brigade anticriminalité arrive en renfort. Rompus à ce type d’interventions, les policiers de la BAC parviennent rapidement à immobiliser l’homme au sol, face contre terre et mains derrière le dos. Une fois calmé et menotté, il est assis sur le trottoir à l’extérieur. Ensuite, les versions divergent.



Diagnostic. 

Certains témoins affirment qu’Amadou Koumé s’est à nouveau débattu, avant d’être plaqué une seconde fois au sol puis allongé à l’arrière du fourgon, les mains entravées.D’autres assurent qu’il est monté de lui-même, encadré par les policiers. Seule certitude : à minuit et demie, il arrive inanimé au commissariat de l’arrondissement, rue Louis-Blanc, situé à 900 mètres du bar. Le trajet a duré moins de trois minutes. Appelé en urgence, le Samu arrive sur place peu après. Pendant près de deux heures, les secouristes tentent de réanimer Amadou Koumé. En vain. A 2 h 30, son décès est constaté. Huit jours plus tard, le corps est rapatrié au Sénégal, dans le village d’origine des parents d’Amadou Koumé, arrivés en Picardie dans les années 70.

Aussitôt le décès constaté, le 6 mars, une enquête préliminaire est ouverte par le parquet de Paris pour «recherches des causes de la mort», requalifiée en «homicide involontaire». Les premières expertises toxicologiques révèlent qu’Amadou Koumé avait pris de la cocaïne. «Une prise significative et assez proche du décès», souligne le rapport. Mais les experts interrogés par Libération sont formels : si la drogue peut parfaitement expliquer le comportement agité de la victime et ses propos incohérents, elle n’a en revanche aucun lien avec l’œdème pulmonaire à l’origine du décès. En l’absence d’analyses complémentaires, le diagnostic reste donc hypothétique. «Seule la désignation d’un juge d’instruction apportera plus de transparence et de vérité à la famille de M. Koumé, dont la douleur est immense», estime Me Eddy Arneton, l’avocat des proches de la victime. Jessica Lefèvre, sa compagne depuis 2007, confie que le rapport d’autopsie l’a «blessée» : «Je me dis que les policiers l’ont vu mourir, qu’il aurait pu être sauvé. C’est très dur.»

 

Techniques.
 
Pour l’heure, les investigations en sont toujours au stade de l’enquête préliminaire, sous le contrôle du parquet. Les enquêteurs de l’IGPN ont interrogé tous les policiers présents lors de l’interpellation, ainsi que ceux qui ont réceptionné le fourgon à l’arrivée rue Louis-Blanc. L’ensemble des personnes présentes dans le bar ce soir-là ont également été entendues. Certaines, identifiées par Libération, n’ont pas souhaité s’exprimer. Toutes font cependant le récit d’une interpellation musclée, même si les versions varient sur les conditions exactes de l’intervention. Pour les policiers de la BAC, pourtant formés aux gestes techniques d’intervention, ces interpellations nocturnes sont toujours délicates. Même dans les cas d’agitation extrême, il est recommandé de ne pas laisser trop longtemps une personne allongée sur le ventre, les mains dans le dos, position qui comporte un risque d’asphyxie. Au bout de deux minutes, les policiers doivent le faire basculer en position latérale, ou l’asseoir. En France, plusieurs méthodes de maîtrise des individus agités sont utilisées par les forces de l’ordre. Certaines sont très controversées, comme celle dite du «pliage», qui consiste à maintenir la personne en hyperflexion, recroquevillée. A l’origine de la mort de plusieurs personnes, elle est en théorie interdite à cause de sa dangerosité. Une autre, où le suspect est maintenu à plat ventre, un policier au-dessus qui lui plaque les mains dans le dos, est en revanche toujours en vigueur, alors que plusieurs pays européens l’ont bannie pour ses risques d’«asphyxie posturale».

L’enquête de l’IGPN doit désormais déterminer le rôle exact des policiers dans la mort d’Amadou Koumé. La caméra de vidéo-surveillance n’ayant permis de filmer que le début de la scène, plusieurs questions restent en suspens : dans quelle position était-il quand il a été plaqué au sol ? Combien de temps est-il resté ainsi immobilisé ? Que s’est-il passé dans le fourgon pour que la victime perde subitement connaissance ? D’où viennent les traces de coups sur son visage?

«Dignité».

Les jours suivant le drame, la communication erratique entre les autorités et la famille Koumé a alimenté le trouble. Ses proches disent avoir été baladés d’un service à l’autre, à la recherche d’informations qui ne venaient pas. Sa sœur aînée, Haby, se souvient aussi de cette scène à l’institut médico-légal : «On était derrière une vitre de verre, et on nous présentait toujours sa face gauche. Le reste de son corps était enveloppé d’un drap blanc. On a demandé à tourner le lit. Et c’est là qu’on a vu ce cocard à l’œil droit et son arcade rabaissée.» Comment un homme de 33 ans, d’une telle corpulence et «en bonne santé» selon ses proches, a-t-il pu décéder dans de telles circonstances ? Haby s’interroge : «Tout le monde meurt de quelque chose, mais lui, on ne sait pas.» Auxiliaire de vie scolaire dans l’Aisne, elle espère qu’un juge d’instruction sera bientôt saisi pour faire toute la lumière sur cette nuit du 5 au 6 mars. «Depuis, on se fait des films, tous les jours. On s’imagine des choses», dit-elle. Sa compagne acquiesce. Elle veut lui «rendre sa dignité».

La famille d’Amadou Koumé dresse le portrait d’un homme «doux, très famille», père de trois enfants. Deux sont nés de précédentes relations. Le dernier, Issa, a 5 ans.«Avec lui, c’était fusionnel», dit Jessica Lefèvre. Employée de commerce à Saint-Quentin (Aisne), elle raconte que son compagnon avait rejoint la région parisienne début janvier pour y trouver du travail. En octobre, il avait bouclé un contrat d’accompagnement dans l’emploi d’un an, passé comme animateur sportif au sein d’un club de basket d’Amiens (Somme). En attendant de suivre une formation dans ce domaine dans quelques mois, Amadou Koumé avait réussi à se faire embaucher dans un service de restauration collective d’une université francilienne. «Il avait trouvé ce boulot en trois jours, en déposant des CV dans les agences d’intérim», se souvient sa compagne.

Le 5 mars, Amadou ne travaillait pas et devait passer, dans l’après-midi, un test de connaissance du code de la route. A 17 h 17, Jessica Lefèvre reçoit un dernier SMS de son compagnon. Rien d’alarmant. En sortant du travail, à 18 heures, elle tente de le rappeler mais tombe sur sa boîte vocale. Il restera injoignable toute la soirée, contrairement à ses habitudes. Que s’est-il passé dans ce laps de temps ? Pour Jessica, cette absence est d’autant plus surprenante qu’Amadou, qui logeait chez son frère au Raincy (Seine-Saint-Denis), avait une vie plutôt plan-plan. Le soir, quand son frère Aliou rentrait de son travail d’agent technique dans une gendarmerie, l’aîné avait souvent préparé le repas.

Aurait-il pu renouer, à Paris, avec des personnes qu’il avait rencontrées lors de son séjour de quelques mois en prison, en 2009 ? Jessica Lefèvre n’y croit pas. Elle parle de «bêtises de jeunesse», dit qu’avec Amadou, le système pénitentiaire «avait fait son boulot». «Pendant son incarcération, on l’appelait "le médiateur". Il n’avait aucune haine de la police.» Emue, elle dit qu’elle cachera «toute sa vie» à son fils Issa «ce qui s’est passé» ce soir-là : «Je ne veux pas qu’il développe plus tard une haine des forces de l’ordre.» Privée de son frère, «son meilleur ami», depuis plus de deux mois, Haby Koumé reste déterminée : «J’espère que l’enquête va aboutir. Si je ne me mets pas ça dans la tête, je ne tiendrai pas.»

Emmanuel FANSTEN et Sylvain MOUILLARD

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