Par et
Liberation.fr, 10 mai 2015
La police des polices enquête sur le décès, le 6
mars, d’un jeune homme dans un commissariat parisien. Et sur le rôle de
la BAC dans son œdème pulmonaire.
Plus de deux mois après la mort
brutale d’Amadou Koumé, 33 ans, au commissariat du Xe arrondissement de
Paris, les circonstances du drame n’ont toujours pas été éclaircies. Si
rien ne permet d’affirmer à ce stade qu’il s’agit d’une bavure,
l’affaire est prise très au sérieux au ministère de l’Intérieur depuis
que le Parisien s’en est fait l’écho, six semaines après les faits.
Selon le rapport d’autopsie auquel Libération a eu accès, le décès du
jeune homme résulte d’un «œdème pulmonaire survenu dans un contexte
d’asphyxie et de traumatismes facial et cervical». Les médecins légistes
font également état de plusieurs hématomes sur le visage, dans le cou
et au niveau du dos. Le parquet de Paris a demandé de nouvelles analyses
et l’IGPN, la police des polices, tente de reconstituer point par point
la chronologie des événements.
Ce jeudi 5 mars, il est presque
minuit quand une équipe de trois policiers arrive dans un bar situé à
quelques pas de la gare du Nord. Le patron de l’établissement vient de
composer le 17 pour signaler un client au comportement inquiétant.
L’homme au physique massif, 1 mètre 90 pour 107 kilos, ne semble pas
dans son état normal. D’après le récit des policiers présents, il
apparaît très agité, tient des propos incohérents et se montre agressif.
«Il terrorisait les clients, il était complètement parti», affirme Loïc
Lecouplier, représentant du syndicat de police Alliance à Paris.
Les agents qui tentent alors de s’interposer sont incapables de le
maîtriser. Quelques minutes plus tard, une seconde équipe de la brigade
anticriminalité arrive en renfort. Rompus à ce type d’interventions, les
policiers de la BAC parviennent rapidement à immobiliser l’homme au
sol, face contre terre et mains derrière le dos. Une fois calmé et
menotté, il est assis sur le trottoir à l’extérieur. Ensuite, les
versions divergent.
Diagnostic.
Certains témoins
affirment qu’Amadou Koumé s’est à nouveau débattu, avant d’être plaqué
une seconde fois au sol puis allongé à l’arrière du fourgon, les mains
entravées.D’autres assurent qu’il est monté de lui-même, encadré par les
policiers. Seule certitude : à minuit et demie, il arrive inanimé au
commissariat de l’arrondissement, rue Louis-Blanc, situé à 900 mètres du
bar. Le trajet a duré moins de trois minutes. Appelé en urgence, le
Samu arrive sur place peu après. Pendant près de deux heures, les
secouristes tentent de réanimer Amadou Koumé. En vain. A 2 h 30, son
décès est constaté. Huit jours plus tard, le corps est rapatrié au
Sénégal, dans le village d’origine des parents d’Amadou Koumé, arrivés
en Picardie dans les années 70.
Aussitôt le décès constaté, le 6
mars, une enquête préliminaire est ouverte par le parquet de Paris pour
«recherches des causes de la mort», requalifiée en «homicide
involontaire». Les premières expertises toxicologiques révèlent
qu’Amadou Koumé avait pris de la cocaïne. «Une prise significative et
assez proche du décès», souligne le rapport. Mais les experts interrogés
par Libération sont formels : si la drogue peut parfaitement expliquer
le comportement agité de la victime et ses propos incohérents, elle n’a
en revanche aucun lien avec l’œdème pulmonaire à l’origine du décès. En
l’absence d’analyses complémentaires, le diagnostic reste donc
hypothétique. «Seule la désignation d’un juge d’instruction apportera
plus de transparence et de vérité à la famille de M. Koumé, dont la
douleur est immense», estime Me Eddy Arneton, l’avocat des proches de la
victime. Jessica Lefèvre, sa compagne depuis 2007, confie que le
rapport d’autopsie l’a «blessée» : «Je me dis que les policiers l’ont vu
mourir, qu’il aurait pu être sauvé. C’est très dur.»
Techniques.
Pour l’heure, les investigations en sont toujours au stade de l’enquête
préliminaire, sous le contrôle du parquet. Les enquêteurs de l’IGPN ont
interrogé tous les policiers présents lors de l’interpellation, ainsi
que ceux qui ont réceptionné le fourgon à l’arrivée rue Louis-Blanc.
L’ensemble des personnes présentes dans le bar ce soir-là ont également
été entendues. Certaines, identifiées par Libération, n’ont pas souhaité
s’exprimer. Toutes font cependant le récit d’une interpellation
musclée, même si les versions varient sur les conditions exactes de
l’intervention. Pour les policiers de la BAC, pourtant formés aux gestes
techniques d’intervention, ces interpellations nocturnes sont toujours
délicates. Même dans les cas d’agitation extrême, il est recommandé de
ne pas laisser trop longtemps une personne allongée sur le ventre, les
mains dans le dos, position qui comporte un risque d’asphyxie. Au bout
de deux minutes, les policiers doivent le faire basculer en position
latérale, ou l’asseoir. En France, plusieurs méthodes de maîtrise des
individus agités sont utilisées par les forces de l’ordre. Certaines
sont très controversées, comme celle dite du «pliage», qui consiste à
maintenir la personne en hyperflexion, recroquevillée. A l’origine de la
mort de plusieurs personnes, elle est en théorie interdite à cause de
sa dangerosité. Une autre, où le suspect est maintenu à plat ventre, un
policier au-dessus qui lui plaque les mains dans le dos, est en revanche
toujours en vigueur, alors que plusieurs pays européens l’ont bannie
pour ses risques d’«asphyxie posturale».
L’enquête de l’IGPN doit
désormais déterminer le rôle exact des policiers dans la mort d’Amadou
Koumé. La caméra de vidéo-surveillance n’ayant permis de filmer que le
début de la scène, plusieurs questions restent en suspens : dans quelle
position était-il quand il a été plaqué au sol ? Combien de temps est-il
resté ainsi immobilisé ? Que s’est-il passé dans le fourgon pour que la
victime perde subitement connaissance ? D’où viennent les traces de
coups sur son visage?
«Dignité».
Les jours suivant le
drame, la communication erratique entre les autorités et la famille
Koumé a alimenté le trouble. Ses proches disent avoir été baladés d’un
service à l’autre, à la recherche d’informations qui ne venaient pas. Sa
sœur aînée, Haby, se souvient aussi de cette scène à l’institut
médico-légal : «On était derrière une vitre de verre, et on nous
présentait toujours sa face gauche. Le reste de son corps était
enveloppé d’un drap blanc. On a demandé à tourner le lit. Et c’est là
qu’on a vu ce cocard à l’œil droit et son arcade rabaissée.» Comment un
homme de 33 ans, d’une telle corpulence et «en bonne santé» selon ses
proches, a-t-il pu décéder dans de telles circonstances ? Haby
s’interroge : «Tout le monde meurt de quelque chose, mais lui, on ne
sait pas.» Auxiliaire de vie scolaire dans l’Aisne, elle espère qu’un
juge d’instruction sera bientôt saisi pour faire toute la lumière sur
cette nuit du 5 au 6 mars. «Depuis, on se fait des films, tous les
jours. On s’imagine des choses», dit-elle. Sa compagne acquiesce. Elle
veut lui «rendre sa dignité».
La famille d’Amadou Koumé dresse le
portrait d’un homme «doux, très famille», père de trois enfants. Deux
sont nés de précédentes relations. Le dernier, Issa, a 5 ans.«Avec lui,
c’était fusionnel», dit Jessica Lefèvre. Employée de commerce à
Saint-Quentin (Aisne), elle raconte que son compagnon avait rejoint la
région parisienne début janvier pour y trouver du travail. En octobre,
il avait bouclé un contrat d’accompagnement dans l’emploi d’un an, passé
comme animateur sportif au sein d’un club de basket d’Amiens (Somme).
En attendant de suivre une formation dans ce domaine dans quelques mois,
Amadou Koumé avait réussi à se faire embaucher dans un service de
restauration collective d’une université francilienne. «Il avait trouvé
ce boulot en trois jours, en déposant des CV dans les agences
d’intérim», se souvient sa compagne.
Le 5 mars, Amadou ne
travaillait pas et devait passer, dans l’après-midi, un test de
connaissance du code de la route. A 17 h 17, Jessica Lefèvre reçoit un
dernier SMS de son compagnon. Rien d’alarmant. En sortant du travail, à
18 heures, elle tente de le rappeler mais tombe sur sa boîte vocale. Il
restera injoignable toute la soirée, contrairement à ses habitudes. Que
s’est-il passé dans ce laps de temps ? Pour Jessica, cette absence est
d’autant plus surprenante qu’Amadou, qui logeait chez son frère au
Raincy (Seine-Saint-Denis), avait une vie plutôt plan-plan. Le soir,
quand son frère Aliou rentrait de son travail d’agent technique dans une
gendarmerie, l’aîné avait souvent préparé le repas.
Aurait-il pu
renouer, à Paris, avec des personnes qu’il avait rencontrées lors de
son séjour de quelques mois en prison, en 2009 ? Jessica Lefèvre n’y
croit pas. Elle parle de «bêtises de jeunesse», dit qu’avec Amadou, le
système pénitentiaire «avait fait son boulot». «Pendant son
incarcération, on l’appelait "le médiateur". Il n’avait aucune haine de
la police.» Emue, elle dit qu’elle cachera «toute sa vie» à son fils
Issa «ce qui s’est passé» ce soir-là : «Je ne veux pas qu’il développe
plus tard une haine des forces de l’ordre.» Privée de son frère, «son
meilleur ami», depuis plus de deux mois, Haby Koumé reste déterminée :
«J’espère que l’enquête va aboutir. Si je ne me mets pas ça dans la
tête, je ne tiendrai pas.»
Emmanuel FANSTEN et Sylvain MOUILLARD
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