Ils sont plus de 9 000, partis de Libye à bord d’embarcations de fortune, à avoir accosté sur les côtes italiennes en une semaine. Autant de migrants chassés par les conflits de l’autre côté de la Méditerranée venus grossir la longue liste des demandeurs d’asile dans l’UE. En 2014, le Vieux Continent a traité 360 000 demandes, dont 185 000 acceptées. Mais seuls six pays ont assumé l’essentiel de cette prise en charge. Face à ce déséquilibre, la Commission européenne a proposé, le 13 mai, d’instaurer des «quotas de réfugiés» obligatoires par pays, entraînant une levée de boucliers de la part de plusieurs dirigeants européens. A commencer par le Premier ministre français, Manuel Valls, qui, après les autorités polonaises, hongroises et britanniques, s’est déclaré contre ces quotas lors d’un déplacement, samedi, à la frontière franco-italienne. Une position jugée «hypocrite» par Serge Slama, maître de conférences en droit public à l’université Paris-Ouest-Nanterre et membre du réseau Trans Europe Experts, qui rappelle que la France peut mieux faire en matière d’accueil.
La Commission européenne propose de mettre en place des «quotas de migrants» obligatoires. Est-ce vraiment nouveau ?
Non. Le traité de fonctionnement de l’Union européenne prévoit qu’en cas d’afflux soudain et massif de migrants, les Etats membres peuvent, sur proposition de la Commission, décider d’une répartition temporaire des arrivants. Il y a bien une base légale, mais elle n’a jamais été utilisée car les Etats sont réticents, à commencer par la France. Dans l’absolu, l’Etat français est le quatrième pays d’accueil des réfugiés en Europe. Mais avec 60 000 demandeurs d’asile, nous sommes loin derrière l’Allemagne, qui en accueille 200 000. Surtout, en termes de pourcentage par rapport à la population, nous ouvrons la porte à très peu de migrants. Ce qui n’empêche pas l’exécutif d’avoir un discours inverse. Si vous écoutez Valls et Cazeneuve, ils sont toujours dans la ritournelle rocardienne du «on ne peut pas accueillir toute la misère du monde, mais on prend notre part». En réalité, les chiffres montrent que la France ne prend, justement, pas assez sa part. Si Manuel Valls résiste aux quotas, c’est parce qu’il sait qu’avec un tel système, la France devrait accueillir bien plus de demandeurs.
N’est-ce pas aussi une manière de dire que la France ne se fait pas dicter sa politique migratoire par l’UE ?
Personne ne dicte quoi que ce soit, car il s’agit d’une décision commune. Ce refus est d’abord motivé par des raisons électorales. Actuellement, le projet de loi sur l’asile, déjà adopté par l’Assemblée nationale, est discuté au Sénat. Or, ce texte durcit certains aspects du droit d’asile, même s’il en améliore d’autres. Valls ne veut pas changer l’équilibre de ce projet. De plus, il y a des élections à venir. Il ne veut pas envoyer de signaux trop favorables à l’accueil des immigrés. Il est très prudent sur ces questions, comme on l’a vu au sujet de la régularisation des sans-papiers.
S’il s’oppose aux quotas, le Premier ministre plaide tout de même pour une répartition «plus équitable» des réfugiés au sein de l’UE…
C’est une position assez hypocrite. Aujourd’hui, le principal problème de l’Europe, c’est le règlement de Dublin, issu de la Convention de 1990. Selon ce dernier, hors situation d’afflux, la demande d’asile doit se faire dans le premier pays de passage. Cela veut dire qu’un réfugié arrivant par la Grèce, par Malte ou par l’Italie doit faire sa demande dans ces pays, qui n’ont pourtant pas les moyens de les accueillir dignement. Du coup, les réfugiés, assez logiquement, essayent d’aller plus au Nord, mais ils sont renvoyés vers le premier pays. Ce système marche sur la tête. L’an passé, ce règlement a été révisé, mais certains Etats ont tout fait pour limiter cette révision. Ceux du Nord n’ont pas voulu mettre en place une vraie solidarité avec les autres Etats. Manuel Valls prolonge cette position des pays riches qui ne veulent pas accueillir plus de réfugiés.
Comment rendre la situation plus juste ?
La Commission propose une politique de l’asile beaucoup plus courageuse. Cela va dans le bon sens, mais ce n’est pas suffisant. Il faut améliorer le système non temporaire, car outre les conflits en cours, le flux de demandeurs d’asile va grimper pour des raisons climatiques. Le problème n’est pas conjoncturel, il est structurel. Par ailleurs, le système doit reposer sur la volonté des réfugiés. Prenez un type qui veut aller en Grande-Bretagne et qui est envoyé en Pologne ou en Hongrie : il ne restera pas. Si c’est une répartition forcée, cela ne marchera jamais. Il faut laisser le choix aux gens.
Recueilli par Amandine Cailhol, Liberation.fr

Le gouvernement à quota de la plaque

Laure BRETTON Libération, 19 mai 2015

En s’opposant pour la forme au mécanisme de solidarité proposé par l’Europe afin de répartir les demandeurs d’asile, l’exécutif français s’enferme dans une position illisible.

«Gazeux». C’est l’adjectif le moins péjoratif et le plus immédiatement explicite que certains membres de la majorité ont trouvé pour expliquer la position incompréhensible du gouvernement sur l’embryon de politique migratoire européenne que la Commission tente de mettre sur pied. Sous couvert du «off», on trouvait également mardi les expressions de «petit bras», «indigne» et «politicien» pour qualifier la cacophonie et la schizophrénie qui règnent au sommet de l’Etat sur un sujet aussi sensible que l’immigration.


Un thème sur lequel les socialistes s’enorgueillissaient pourtant d’avoir une position progressiste et résolument pro-européenne qui les différenciait de la droite et faisait rempart face aux élucubrations de l’extrême droite. Mais ça, c’était avant d’être aux commandes de l’Etat… Depuis, «entre un Président pragmatique qui ne s’intéresse qu’aux mécanismes des politiques publiques économiques et un Premier ministre qui veut des victoires idéologiques sur son camp, c’est une alliance qui fait une machine de guerre contre la gauche», lâche un parlementaire dépité par les circonvolutions de l’exécutif depuis dix jours.

Posture. Alors qu’ils avaient un boulevard pour illustrer cette Europe dont ils disent rêver - plus solidaire, plus intégrée - les dirigeants français se sont enferrés dans une polémique sur les «quotas» - qu’ils refusent - versus une «meilleure répartition des demandeurs d’asile» - qu’ils revendiquent. Ce qui revient à dire ni oui ni non à Bruxelles tout en affichant une pseudo-posture de fermeté sur la scène nationale quand Nicolas Sarkozy dénonce, lui, une «folie» européenne. A Berlin mardi midi, François Hollande a joint sa voix à la confusion pour refuser à son tour les «quotas» de migrants, un mot que Paris accuse (à tort) Bruxelles d’avoir utilisé en premier (lire ci-contre). Or sachant marcher sur des œufs, Jean-Claude Juncker, le président de la Commission, avait justement pris grand soin de ne pas parler de quota, mais de «mécanisme de distribution», pour «les migrants ayant besoin d’une protection internationale».

Si Hollande a fait un distinguo très net entre migrants économiques et demandeurs d’asile, il a aussi précisé qu’il était favorable à une «meilleure répartition» de ces derniers entre pays européens . Mais comment «mieux répartir» des migrants sans établir des quotas ou fixer des seuils (minimum ou maximum) de dossiers de demandeurs d’asile ? C’est avec cette contradiction que se débat le gouvernement depuis une petite semaine. Quitte à devenir inaudible. 

Juste avant que les propositions de Bruxelles ne soient sur la table, le ministre de l’Intérieur, Bernard Cazeneuve, s’est pris les pieds dans le tapis médiatique, lundi dernier, en défendant cette «meilleure répartition» des demandeurs d’asile qui a «toujours été la position de la France». A vant de préciser sa pensée une fois le document de la Commission rendu public, depuis le Niger où il était en déplacement : la politique des quotas «n’a jamais correspondu aux propositions françaises». Un «petit quiproquo sur la forme», concède l’entourage du ministre, mais «sur le fond, il n’y a pas de sujet : on ne peut pas parler de quotas chiffrés parce que l’asile est un droit».

Rames. Mais c’est samedi que la polémique s’est emballée, avec le déplacement monté à la dernière minute de Manuel Valls à la frontière franco-italienne, que franchissent chaque mois des centaines de migrants (lire page 5). Ce que son entourage voyait comme un bon moyen d’incarner la gauche non-laxiste dont il s’est fait le héraut et, partant, de couper l’herbe sous le pied de la droite. «C’est Valls qui en fait un sujet ce week-end, estime une source ministérielle. Prendre la droite sur sa droite, il fallait y penser. A ce jeu, à la fin, tu finis par dire ce qu’ils disent.»

Mardi, le Premier ministre en a remis une couche, qualifiant même de «faute morale et éthique» le recours aux quotas. Le droit d’asile est «un droit accordé à partir de critères. Par conséquent, le nombre de ses bénéficiaires ne peut faire l’objet de quotas», a-t-il plaidé lors de la séance des questions à l’Assemblée nationale. Sauf que Bruxelles ne souhaite pas fixer un nombre de bénéficiaires mais juste un niveau de dossiers à examiner tous les ans. A Matignon, on sort les rames pour défendre la position française. «Un demandeur d’asile on ne peut pas le soumettre à des quotas. Si vous le fixez à 10 000, vous dites au 10 001e de rester dans son pays ? Ce n’est pas possible», explique le cabinet du Premier ministre, où la sophistication sémantique atteint des sommets puisqu’on y évoque désormais non pas des «quotas» mais une «quote-part».