Le grand jour. Ce jeudi, Fatima Benomar devrait savoir. Elle a rendez-vous à la préfecture où sa régularisation doit être examinée une énième fois. Elle a un petit espoir : «L’administration m’a débité de l’argent, et cela veut souvent dire que le dossier avance.» Quand la précarité est un grand fossé dans lequel on risque de verser à chaque virage, on se rattrape à toutes les branches. La militante féministe, robe rouge et maquillage soigné, nous reçoit dans son nouveau chez elle, dans le Xe arrondissement de Paris. Elle s’est installée la veille mais les cartons sont déjà déballés, tout est bien rangé. «C’est un petit miracle. J’ai trouvé quelqu’un qui accepte de me prendre en coloc, sans caution et sans garantie.»

Depuis un an et demi, elle vivait dans un squat «écologiste et féministe», dans le XIVe arrondissement, le Safe. L’aventure risque de s’arrêter. Fin juin, la petite dizaine d’occupants, à parité hommes-femmes, a été condamnée à plusieurs milliers d’euros d’amende pour occupation illégale de cet hôtel jamais terminé, laissé à l’abandon par un propriétaire absent, vivant en Israël. La mairie ne voyait pourtant pas ce squat d’un mauvais œil. «Ce sont des gens responsables. On partage l’objectif de transformer ce bâtiment en logements sociaux», confirme l’adjoint au logement du XIVe, Amine Bouabbas. Il salue en Fatima Benomar une «militante résolue, courageuse, motivée, volontaire». Ils s’étaient déjà croisés à l’Unef. De ce syndicat étudiant au Parti de gauche en passant par Osez le féminisme ! depuis quinze ans, la vie de la jeune femme est rythmée par l’action politique mais aussi par la précarité et le combat pour obtenir des papiers.

Fatima Benomar est née et a grandi au Maroc, à Rabat, dans une famille de la classe moyenne. Son père est professeur de philo, pas très bavard mais ouvert au monde, «pas raciste, ni sexiste, antisémite ou homophobe». Quand sa petite sœur la dénonce lorsqu’elle grignote pendant le ramadan, il lui glisse dans le creux de l’oreille : «Quand j’ai faim, je vais à la cave. Si tu veux, tu peux m’accompagner.» Sa mère est au foyer. «En fait, ils sont cousins, c’était un mariage arrangé, forcé», explique Fatima Benomar. «Même si ma mère ne veut pas se l’avouer, et qu’elle a eu de la chance parce qu’elle est tombée sur l’homme le plus sympa de la famille, leur première nuit, c’était un viol.» De ces années marocaines, elle a gardé le sentiment d’une profonde injustice dans les relations hommes-femmes. Elle a «mal au cœur» en pensant aux femmes voilées. Est dégoûtée quand elle comprend que les petits amis qui les ramenaient le soir bien gentiment chez leurs parents, ses copines et elle, allaient ensuite aux putes. Dans son coin, elle développe une passion pour la France. L’adolescente découvre les films de Renoir, Resnais, Truffaut. Elle lit Racine, Molière. C’est décidé, après son bac en arts plastiques, elle ira faire ses études à Paris. «J’avais complètement fantasmé cette société. Je pensais que tout le monde pouvait citer Corneille dans le texte.» A peine le temps d’arpenter la capitale à la recherche des aventures de la reine Margot d’Alexandre Dumas que le 11 Septembre et son cortège terroriste surviennent. Soudain, elle se trouve renvoyée «en permanence» à sa condition d’étrangère. «En réaction, je me suis mise à défendre violemment l’islam, mes origines. J’étais en grande souffrance identitaire.» Il lui faudra plusieurs années pour être à nouveau en accord avec elle-même. Elle n’est plus croyante : «Les religions sont des marques concurrentes pour vendre la même merde.»

En parallèle à ses études de cinéma, Fatima Benomar s’engage contre le traité constitutionnel, puis contre le CPE. Elle adore les assemblées générales, a l’impression «de devenir une citoyenne». En 2008, l’administration ne lui délivre plus que des récépissés de titre de séjour de trois mois. Elle gagne pourtant sa vie comme monteuse. Elle a un statut d’intermittente, mais ce n’est pas un travail jugé suffisamment stable. En 2011, le couperet tombe. Elle reçoit l’ordre de quitter le territoire. Au Parti de gauche où elle est engagée, les soutiens se multiplient. «Je sais la solidité de ses convictions républicaines et laïques», écrit Jean-Luc Mélenchon dont elle lit, en ce moment, le Hareng de Bismarck.

Après un passage à Osez le féminisme ! elle lance les Effronté-e-s. Mêmes combats mais ambiance moins structurée, plus libre. Dernière action ? Une vidéo virale contre Rémi Gaillard, où, à l’inverse de l’humoriste, ce sont des femmes qui agressent sexuellement des hommes dans la rue. Toujours souriante, passionnée, stakhanoviste du communiqué de presse, cette célibataire parle pendant des heures de la Grèce, de l’austérité dont les premières victimes sont les femmes, de l’égalité, du mal-logement, des combats d’hier et de demain. Fatima Benomar sait que les «féministes ont parfois du mal à convaincre». Elle pense qu’il faut passer par le jeu, le théâtre, les actions directes dans la rue pour infuser dans les pensées. Elle a conscience que le chemin pour vaincre «le monstre patriarcal» est long et semé d’embûches. Ce n’est pas grave, elle en a vu d’autres.

Après la campagne 2012 au sein de l’équipe Mélenchon, elle se retrouve dans une impasse. Sans papiers, elle ne peut plus travailler légalement, et n’a plus les moyens de payer son loyer. Les camarades proposent de l’accueillir à tour de rôle. Elle est gênée. Un soir, elle passe la nuit dans un café. Rebelote, le lendemain. Cela dure six mois. La journée, elle continue de tout mener de front, le militantisme et les petits boulots au noir. Le soir, elle erre dans les rues, s’endort dans les bus nocturnes, attend les premiers métros pour s’y précipiter. Elle ne dit rien à ses parents. Elle se souvient : «Au bout de quelques semaines, alors que je suis endormie dans le métro, quelqu’un pose un sac de bananes à côté de moi. Je me suis dit : "C’est bizarre. Pourtant, je ne ressemble pas à une SDF". Je me suis regardée dans un miroir et j’ai vu ma dégradation physique. J’ai fondu en larmes.» Elle découvre l’existence de Jeudi Noir, collectif spécialiste dans l’occupation de logements vides. Il lui propose une place dans un squat, rue de Valenciennes. Elle y reste un an avant de fonder le Safe. «Elle était super, raconte Julien Bayou, l’un des fondateurs et conseiller général Europe Ecologie. Elle est ultraféministe et militante, elle n’arrête jamais.» Un peu trop même, selon une autre proche : «Elle est obnubilée par le travail, par l’activisme. La sociabilité militante, ça passe aussi par le fait de sortir le soir avec les autres.» Après deux ans de squat, pour le moment, Fatima Benomar est heureuse d’avoir «un toit et quatre murs». Se poser, un peu. Penser, aussi, à soi. Si elle est régularisée, elle aimerait, à terme, devenir française.

1983 Naissance à Rabat (Maroc)
2001 Part étudier à Paris
2011 Devient une sans-papiers
2012 S’engage bénévolement pour la campagne de Jean-Luc Mélenchon
Juin 2012 Fonde les Effronté-e-s
Janvier 2014 Lance le Safe, squat féministe et solidaire

Source Quentin GIRARD, Libération