mardi 29 décembre 2015

86% des Français favorables à la déchéance de nationalité. Pourquoi pas 99%?

 Libé du 29 décembre 2015

Ce n'est pas parce que 86% voire 99% des Français soutiendraient sous l'emprise de l'émotion collective un projet de révision contraire à leur constitution...que celui-ci serait frappé du sceau de la justice et du bon sens. 

Combien de fois dans l'Histoire sombre de l'Humanité il leur est aussi arrivé de se tromper lourdement?

Quand un pays instaure en son sein deux catégories de citoyens, les Français dits de souche réputés infaillibles au terrorisme et les Français d'origine étrangère considérés comme de potentiels terroristes, il se met de lui-même du côté des nations ségréguantes, y compris au nom de la nécessaire lutte contre le terrorisme. 

À la limite et même si comparaison n'est pas raison, l'opinion des Français sur cette question sensible deviendra aussi peu crédible que celle des Allemands sur les étrangers sous le troisième Reich.

La France ne pourra plus être une référence en matière de protection des droits des minorités.

Joël Didier Engo



Déchéance de nationalité: tout est possible, surtout le pire
 
  Par Edwy Plenel, Mediapart 29 décembre 2015

L’affolement des argumentaires le prouve : avec la déchéance de la nationalité, le pouvoir a accouché d’une monstruosité mutante qui est en train de faire perdre tout repère, politique et historique, à ses soutiens. Ils ont tout oublié, et notamment ce qu’écrivait Hannah Arendt dans son maître-ouvrage, Les Origines du totalitarisme.


Devant l’unanimité des protestations de tous les démocrates attachés à nos « grandes valeurs » républicaines, de tous les défenseurs de l’État de droit et de tous les militants des droits de l’homme, l’affolement gagne les apprentis sorciers qui, à l’Élysée et à Matignon, ont fait le choix de jouer avec cet explosif, le droit de la nationalité. La multiplication des erreurs factuelles témoigne de cette improvisation comme l’ont rappelé nos partenaires européens à Manuel Valls, qu’ils soient belges ou allemands ( voir l'article d'Antoine Perraud. La faute du désinhibé Valls). S’y ajoutent aussi quelques bêtises abyssales dont, notamment, cet argument de comptoir sur le thème : « Puisque ces Français ont tué des Français, ils ne méritent plus d’être français ».

Sachant qu’il y a en moyenne près de 700 homicides par an en France métropolitaine (lire ici), dont les victimes sont majoritairement françaises, faudrait-il donc décréter que l’auteur de tout crime de sang s’exclut lui-même de la communauté nationale et qu’un régime de double peine doit lui être appliqué, la déchéance de nationalité s’ajoutant à la peine de prison ? Sans compter, surtout, ce que cet argument méchamment stupide induit de poison xénophobe : en France, désormais, tuer un Français serait donc beaucoup plus grave que tuer un étranger ? Il y aurait une humanité supérieure, nos nationaux, à protéger plus catégoriquement qu’une humanité moindre, les résidents de nationalité étrangère dans notre pays ?

Relayés par les communicants du pouvoir, ces égarements laissent à penser que nous sommes bien en présence d’une catastrophique fuite en avant de responsables irresponsables, plus empressés de se protéger que de nous protéger. Au fond, François Hollande a non seulement commis la même transgression que Nicolas Sarkozy en 2010 avec le discours de Grenoble, mais, de plus, il l’a fait pour les mêmes basses raisons, de court terme politicien et d’égoïsme présidentiel, sans que ni l’un ni l’autre, par inculture ou par inconscience, ne prennent la mesure de son énormité.
En 2010, le 30 juillet précisément, et ce contexte est trop peu rappelé, Nicolas Sarkozy franchit ce pas à Grenoble – celui du retrait de la nationalité française « à toute personne d’origine étrangère » qui aurait volontairement porté atteinte à la vie d’un représentant de l’autorité publique (son discours ici) – à l’issue d’un mois infernal où sa présidence est secouée par le feuilleton des révélations de l’affaire Bettencourt, notamment sur Mediapart. Son entourage est directement atteint et, incertain de la suite judiciaire, il craint que cette affaire ne devienne comme le sparadrap du capitaine Haddock dans Tintin, celle qui lui collera indéfiniment à la peau.

Ce n’était qu’une manœuvre de diversion, même si elle s’inscrivait dans le droit fil idéologique de la création, dès 2007, du « Ministère de l’identité nationale et de l’immigration » dont, faut-il le rappeler, le premier titulaire, Éric Besson, était, quelques mois plus tôt, secrétaire national du PS quand François Hollande en était le Premier secrétaire. Loin d’amoindrir la gravité de cette atteinte à nos valeurs fondamentales, cette motivation opportuniste accablait encore plus une présidence devenue dangereuse, au point d’être incarnée par un « délinquant constitutionnel » comme Mediapart l’expliquera à l’époque (ici mon parti pris). Ce qui nous vaudra, pour l’anecdote, un échange impromptu avec François Hollande, sous l’œil de Canal Plus, dont le contenu ne manque pas, aujourd’hui, d’amère ironie (lire et voir ici ou là).

Hélas, le successeur de Nicolas Sarkozy se révèle, lui aussi, un apprenti sorcier, tout autant dangereux en faisant sauter, par petits calculs politiciens, des digues qui protègent l’essentiel de la République, son identité politique en somme. Sans doute, anticipant l’éventualité de nouveaux attentats, François Hollande s’est-il demandé comment y faire face sans que la responsabilité de son pouvoir ne soit mise en cause par l’opposition et par l’opinion puisque, après tout, le devoir d’un État, c’est d’abord de protéger ses citoyens. Et que les questions dérangeantes ne manquent pas, comme Mediapart l’a documenté, sur les ratés de l’antiterrorisme français (lire ici ou, tout récemment, là). D’où cette surenchère du 16 novembre – état d’urgence et déchéance nationale – qui n’a pas grand-chose à voir avec l’efficacité de l’antiterrorisme mais tout à voir avec une diversion destinée à paralyser la droite, voire l’extrême droite.

L’information en continu va si vite qu’on a déjà oublié comment certains commentateurs, dans l’instant, créditaient François Hollande d’une manœuvre diablement habile, sans prêter attention à la bombe idéologique qu’il avait amorcée. Nous l’avons d’emblée écrit: brandir la déchéance de nationalité comme une arme symbolique contre le terrorisme, c’est ouvrir la porte aux idéologies de purification nationale, ce poison intellectuel selon lequel, pour reprendre la formule de Sophocle dans Œdipe Roi, le mal ne saurait être en nous, la France et les Français, mais ne peut venir que du dehors, de l’étranger, de l’ailleurs et de l’autre. Cette porte une fois ouverte, elle n’est pas près de se refermer, comme s’y engage le Front national qui veut désormais « aller plus loin » dans l’épuration nationale (lire ici), et ce d’autant moins que le pouvoir s’entête, plus soucieux de savoir s’il aura assez de parlementaires de droite et de droite extrême pour voter sa loi dite « de Protection de la Nation » que d’écouter les arguments rationnels et informés de ses contradicteurs – de gauche mais pas seulement.

Un pouvoir supposé de gauche a donc placé la « protection de la Nation » à l’enseigne de l’étranger : la menace que représenterait la binationalité au sein du peuple français (le projet de loi est ici). Cette énormité politique étant désormais installée, officiellement proférée et signée par François Hollande, Manuel Valls et Christiane Taubira, la parabole de l’escalier – il n’y a que le premier pas qui coûte pour le dévaler – ne pouvait que se vérifier au plus vite. C’est ainsi que, sans même que le Front national ait besoin de forcer l’avantage, il commence à se dire et à s’écrire, du côté des soutiens du pouvoir, qu’on pourrait peut-être envisager, au nom de l’égalité entre Français, binationaux ou non, de créer des apatrides.

On avait d’abord lu ce passage surprenant, écrit sur le ton du regret, dans l’argumentaire adressé par leur parti aux parlementaires socialistes, la semaine passée, en défense de la mesure (il est ici). Mais, la note étant si mal ficelée, on avait mis cette maladresse sur le compte d’un bricolage écrit dans la précipitation. Reste qu’on avait bien lu, à l’enseigne de l’actuel parti majoritaire, qu’il aurait semblé logique de déchoir de la nationalité française tout auteur de crime terroriste « qu’il soit binational ou non ». Mais que – et c’est tout juste si l’on ne croit pas entendre un « hélas » – les principes internationaux reconnus par la France « interdisent de rendre une personne apatride ».

Dans l'argumentaire du PS à ses parlementaires Dans l'argumentaire du PS à ses parlementaires

On aurait préféré lire, évidemment, que les principes fondamentaux de la République française, les siens propres et pas seulement ceux venus d’accords internationaux, lui interdisent formellement de fabriquer des individus privés de nation, et par conséquent de toute citoyenneté, désormais condamnés à errer sur une planète où ils n’auraient plus aucune protection étatique, une planète devenue pour eux sans visa, politiquement inhabitable et invivable. Or ce qui n’était qu’une alerte, fondée sur une note vite faite et mal faite, devient aujourd’hui une alarme autrement sérieuse.

Perdre tout droit politique, c'est être exclu de l’humanité

C’est ainsi que vient d’être formulée une proposition sidérante par un des rares constitutionnalistes à voler au secours de François Hollande et de Manuel Valls, alors même qu’il fut l’un des procureurs de Nicolas Sarkozy en 2010, notamment sur Mediapart (c’est ici et là). Dans les colonnes du Monde (lire ici sa tribune), Olivier Duhamel, puisqu’il s’agit de lui, après un plaidoyer pour une mesure qui, selon lui, n’aurait aucune gravité juridique ni aucun danger symbolique, en vient à benoîtement proposer ceci : que la déchéance de nationalité soit possible pour tous les auteurs de crimes terroristes, « qu’ils aient deux nationalités ou une seule », et que, par conséquent, la France revienne sur son engagement international de ne pas créer des apatrides.

Dans la tribune d'Olivier Duhamel

Décidément, l’époque est orwellienne puisque cette atteinte à la Déclaration universelle des droits de l’homme est proférée au nom de l’égalité… C’est en effet l’article 15 de la Déclaration de 1948 qui confère à chaque individu, quel qu’il soit, partout dans le monde, indépendamment de ses actes, le droit fondamental à avoir un lien juridique avec un État : « Tout individu a droit à une nationalité. Nul ne peut être arbitrairement privé de sa nationalité ni du droit de changer de nationalité » (ici une brochure du HCR sur « Nationalité et apatridie », à destination des… parlementaires).

Si ce principe a été énoncé après la catastrophe européenne qui, de 1914 à 1945, a mis le monde entier en péril, c’est parce qu’elle avait fait la démonstration tragique de ce que pouvait provoquer la remise en cause, par les États-Nations eux-mêmes, de la protection qu’ils doivent à tous leurs concitoyens, quels qu’ils soient. En résumé : l’expulsion symbolique de l’humanité juridique, celle qui a des droits et peut les faire valoir, de groupes d’humains qui, de ce fait, seront sans défense face aux idéologies totalitaires qui s’acharneront à les faire disparaître.

En 1951, un livre immense, aujourd’hui devenu un classique, expose clairement cet engrenage, en l’accompagnant d’une mise en garde que tous les parlementaires seraient bien avisés de lire ou de relire avant de se prononcer sur ce projet de loi qui, loin de la protéger, met en danger notre nation. Il s’agit de la somme de la philosophe Hannah Arendt, émigrée juive allemande en France puis aux États-Unis, Les Origines du totalitarisme. Et, plus précisément, du chapitre charnière de son œuvre, celui qui fait lien entre les aveuglements impérialistes et les catastrophes totalitaires. Ce chapitre IX s’intitule « Le déclin de l’État-Nation et la fin des droits de l’homme ».

Arendt montre que la brutalisation provoquée par la Grande Guerre de 1914-1918 va entraîner « un élément de désintégration tout à fait nouveau » au cœur des sociétés européennes : « La déniationalisation devint une arme puissante entre les mains de la politique totalitaire et l’incapacité constitutionnelle des États-Nations européens à garantir des droits humains à ceux qui avaient perdu les droits garantis par leur nationalité permit aux gouvernements persécuteurs d’imposer leurs modèles de valeurs, même à leurs adversaires. »

Ces lignes, que l’on pourrait croire du débat français d’aujourd’hui jusque dans le choix des mots (« constitutionnelle », « valeurs », « adversaires », etc.), ouvrent une démonstration où Hannah Arendt fait de la protection des minorités – le sort qui leur est fait – et de la situation des apatrides – le fait d’en produire – le ressort décisif, durant l’entre-deux guerres, d’une destruction politique intérieure de l’Europe, aussi imparfaitement démocratique qu’elle fût alors. Avec toujours les mêmes arguments sécuritaires de protection nationale et d’identité blessée, se mit en place l’accoutumance à ce qu’il y ait des sans-droits qui deviendront des personnes déplacées, des personnes dépourvues d’asile, des personnes privées de toute protection. Et, par conséquent, déshumanisées.

Voici ce que l’histoire tragique de l’Europe nous a appris, martèle Arendt : la privation de droit politique est le début de la perte d’humanité. « Ce qu’il faut bien savoir, c’est qu’une condition de complète privation de droits avait été créée bien avant que le droit de vivre ne soit contesté », écrit Arendt. « La perte de patrie et de statut politique », insiste-t-elle, revient « à être expulsé de l’humanité entière ». « L’homme peut perdre tous ses fameux Droits de l’homme sans abandonner pour autant sa qualité essentielle d’homme, sa dignité humaine, répète-t-elle. Seule la perte de toute structure politique l’exclut de l’humanité. »

On mesure à quel degré d’égarements en sont nos apprentis sorciers s’ils laissent leurs soutiens faire droit à ce qui est le noyau dur des idéologies anti-humanistes et anti-démocratiques : cette idée qu’un prétexte sécuritaire autoriserait à déposséder des humains de toute patrie, de tout statut politique, de toute sécurité juridique. Ce fléau, disait encore Arendt, « porte les germes d’une maladie incurable. Car l’État-Nation ne saurait exister une fois que son principe d’égalité devant la loi a cédé ». Désormais, l’arbitraire règne en maître puisque certains humains ne sont plus « des personnes légales ». Dès lors, conclut-elle, « il est difficile à ces États de résister à la tentation de priver tous les citoyens de statut juridique et à les gouverner au moyen d’une police omnipotente ».

« Le droit est ce qui est bon pour le peuple allemand » : Hannah Arendt rappelle cette devise hitlérienne qu’hélas, on entend aujourd’hui en France – et pas seulement à Ajaccio. Proclamer les droits de l’homme, c’est évidemment affirmer l’inverse : que le droit est attaché à la dignité de la personne humaine, quelle qu’elle soit. L’une des références préférées de la philosophe était cette citation du rescapé David Rousset, à propos de l’incommensurabilité et de l’incommunicabilité des crimes concentrationnaires : « Les hommes normaux ne savent pas que tout est possible. »
Est-il encore temps pour que l’autoproclamé « président normal » François Hollande comprenne qu’il vient d’entraîner la France sur une pente où tout est possible, et surtout le pire?

Edwy Plenel, Mediapart 29 décembre 2015

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