dimanche 12 juin 2016

Le droit à la santé des étrangers prend l'eau de toutes parts

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Pour dénoncer les expulsions d'étrangers gravement malades, des militants associatifs se sont allongés devant l'Assemblée nationale, le corps recouvert d'un drap. Paris, le 16 juin 2015. AFP PHOTO / JEFF PACHOUD

Par Caroline Coq-Chodorge, Médiapart 12 juin 2016
 
Une réforme de la Sécurité sociale qui oublie les étrangers, des titres de séjour pour soins qui leur sont plus souvent refusés : par petites touches et sur plusieurs fronts, le droit à la santé des étrangers est fragilisé. Depuis cinq ans, les associations constatent une prise en main du sujet par le ministère de l’intérieur. Et, à l’approche de la présidentielle, il est d’ores et déjà instrumentalisé par la droite.

Une réforme de la Sécurité sociale qui oublie les étrangers, des titres de séjour pour soins qui leur sont plus souvent refusés : par petites touches et sur plusieurs fronts, le droit à la santé des étrangers est fragilisé. Dans son récent rapport sur les droits fondamentaux des étrangers en France, le Défenseur des droits rappelait quelques évidences. Le droit universel à la protection de la santé est certes « consacré tant par le droit international que par le droit interne », mais il est souvent « entravé » pour les étrangers, surtout lorsqu’ils sont en situation irrégulière. « Le besoin de soins est une cause tout à fait marginale d’immigration », dit encore le Défenseur des droits. Et toute politique visant à limiter l’accès aux soins des étrangers est en réalité plus « coûteuse, car la prise en charge est plus lourde si un malade doit attendre que son état de santé se dégrade ». Ce rappel est de circonstance, au moment où les associations voient s’accumuler les sujets d’inquiétude.
  • Puma : les étrangers privés de leurs droits à l’assurance maladie ?
Personne ne devrait se plaindre de la protection universelle maladie (Puma). Elle vise à donner enfin corps à la couverture maladie universelle, créée en 1999. Finie la CMU, place à la Puma : l’assurance maladie devient réellement une prestation universelle, garantie à tous ceux qui « résident en France de manière stable et régulière ». Finies surtout les « ruptures de droit », ces dysfonctionnements administratifs qui surviennent lors du passage d’une caisse de sécurité sociale à une autre : lorsqu’un étudiant quitte le régime de ses parents pour rejoindre le régime étudiant, lorsqu’un salarié lance son entreprise et rejoint le régime social des indépendants (RSI), lorsqu’un salarié agricole au chômage doit quitter le régime des agriculteurs (RSA) pour avoir droit à la CMU au sein du régime d’assurance maladie des salariés (Cnamts), etc. Au cours de ces changements de régime, les assurés perdent l’accès à leur carte vitale, doivent avancer leurs frais de santé et attendre, parfois plusieurs semaines, leur régularisation pour être remboursés. Cette importante réforme doit au bout du compte « simplifier les démarches pour les assurés » et ainsi « garantir la continuité des droits », indique la loi de financement de la sécurité sociale pour 2016, qui la met en œuvre.

Seulement, l’administration de la sécurité sociale a commis une « faute énorme », selon Didier Maille, responsable du service social et juridique du comité pour la santé des exilés (Comede). Deux cents articles du code de la sécurité sociale ont été modifiés ou supprimés, sans que personne semble avoir anticipé que de nombreux étrangers y perdraient leurs droits à l’assurance maladie. En effet, le dispositif qui assurait un maintien des droits automatique pendant un an a été supprimé : il a été jugé inutile puisque les droits sont désormais garantis. « Seulement, ils ont oublié qu’il y a une autre façon de perdre ses droits : lorsqu’un titre de séjour expire, explique Didier Maille. Ils ont ainsi saboté la base légale justifiant les droits à l’assurance maladie de 700 000 personnes en situation régulière, mais aux titres de séjour précaires. » Sur 3,8 millions d’étrangers en France, 700 000 ont en effet un titre de séjour inférieur ou égal à un an.

Didier Maille donne l’exemple d’un Érythréen demandeur d’asile. Aujourd’hui, le dépôt à la préfecture de sa demande lui ouvre des droits à l’assurance maladie, pour un an minimum, même s’il reste dans une situation d’attente. Les associations craignent que les droits de cet Érythréen ne soient limités à la durée de son titre de séjour. La situation virerait alors à l’enfer administratif. Car pour les demandeurs d’asile, les titres de séjour sont de courte durée – 1 mois, 3 mois ou 9 mois – entrecoupés de périodes où leurs demandes de renouvellement sont en cours d’examen. L’assurance maladie met de son côté trois mois en moyenne pour ouvrir des droits à l’assurance maladie. « Dans le climat actuel, il n’y a aucune raison pour que l’assurance maladie ouvre des droits à une personne dont le titre a expiré, même si elle a déposé une demande de renouvellement », note Didier Maille. Autrement dit par Lise Faron, responsable de la commission migrants de la Cimade : « On craint que les ouvertures de droits n’arrivent jamais. » 



Les droits à la santé des étrangers qui travaillent en France sont aussi fragilisés, en raison d’une cascade de décisions défavorables. Depuis la loi du 7 mars 2016 relative aux droits des étrangers, les titres de séjour des personnes en CDD expirent en même temps que leur contrat de travail. Si la réforme Puma entre en vigueur en l’état, leurs droits à l’assurance maladie s’éteindront eux aussi.

Le ministère de la santé assure que « la réforme Puma est à droit constant, il n’y a aucun recul ». Il admet « avoir mal anticipé les conséquences pour les étrangers » et assure « travailler avec les associations » pour restaurer les droits actuels des étrangers. Mais après six mois de discussions, celles-ci ne sont pas satisfaites par les projets de décrets en cours d’écriture : « Ils cherchent à rattraper l’erreur commise, d’une manière très complexe et inapplicable. Nous demandons que des droits à l’assurance maladie soient ouverts pour une durée clairement indiquée – nous proposons un an – et qu’ils ne puissent pas être remis en cause », détaille le juriste du Comede. Pour l’Observatoire du droit à la santé des étrangers (ODSE), un tel dispositif aurait plusieurs avantages : « sécuriser les droits des personnes » ; « stopper les droits en cas de séjour irrégulier durable » et « diminuer le travail des caisses » d’assurance maladie.

Se pose aussi la question du type de titres qui ouvrent des droits à l’assurance maladie. Aujourd’hui s’applique une circulaire très large : il suffit d’une convocation à la préfecture, qui atteste de l’engagement d’une procédure. Un décret en cours d’écriture va établir une nouvelle liste de titres et les associations craignent qu’elle ne soit plus « restrictive », selon Lise Faron, de la Cimade.
  • Un «droit à la santé des étrangers » des étrangers malades par les médecins ?
C’est un scandale à double détente. Le 10 mai, l’AP-HP annonce la suspension de l’hépatologue Yves Benhamou : il aurait demandé à un étranger en situation irrégulière de l’argent en espèces pour établir un certificat médical permettant d’enclencher une procédure de régularisation pour raisons de santé. L’AP-HP évoque même un « système » impliquant un « intermédiaire » et d’autres étrangers. Puis le 16 mai, dans Le Parisien, la Cimade accuse un grand nombre de médecins de « pratiquer un “racket” auprès des migrants ». L’association a depuis modéré ses propos, légèrement embarrassée par l’ampleur de la polémique, mais surtout ravie de ses conséquences : le ministère a organisé en urgence une réunion sur le sujet avec l’ordre des médecins, et promet de résoudre rapidement un problème dénoncé en vain depuis de nombreuses années.

De l’avis général, c’est plutôt le dispositif, mal connu et mal conçu, qui pose problème. Pour déposer une demande de titre de séjour pour soins, un étranger malade doit obtenir un rapport médical d’un praticien hospitalier ou d’un médecin libéral agréé par la préfecture. « Ces médecins ne sont généralement pas les médecins traitants de ces malades, explique Lise Faron de la Cimade. Ils n’ont parfois que peu d’informations, ils doivent les réunir, écrire un rapport circonstancié, cela prend du temps. Ces médecins libéraux sont aussi agréés pour rédiger des certificats médicaux pour les permis de conduire ou des expertises judiciaires et, par méconnaissance, ils appliquent la même tarification, un forfait non remboursé par la sécurité sociale. En Seine-Saint-Denis, ces médecins se sont même mis d’accord avec l’Agence régionale de santé pour facturer 92 euros aux étrangers, alors qu’ils devraient revoir ses personnes plusieurs fois, et leur facturer jusqu’à trois consultations prises en charge par l’assurance maladie. » André Deseur, de l’ordre des médecins, partage l’analyse des associations et souhaite lui aussi que « l’information des médecins s’améliore et que le dispositif évolue ».
  • Des étrangers malades expulsés
« En février dernier, monsieur F. a été expulsé vers le Bangladesh. Pourtant, il ne pourra pas y bénéficier de la prise en charge médicale que nécessite son état. »
L’ODSE recense ainsi, sur un site internet et sur Twitter, toutes les expulsions d’étrangers malades qui ont pourtant obtenu un avis médical favorable par le médecin de l’Agence régionale de santé. Leur état de santé a été jugé particulièrement grave, et le médecin a estimé qu’ils ne pourraient pas être soignés correctement dans leur pays d’origine. « Avant 2012, les préfectures suivaient systématiquement l’avis du médecin de l’ARS. Ce n’est plus le cas aujourd’hui pour de nombreuses personnes que nous suivons », constate Lise Faron, de la Cimade. Pour l’ODSE, « aucun gouvernement jusqu’ici n’avait enfermé ou expulsé autant d’étrangers malades ». 

Plus grave encore, l’ODSE constate que des préfectures cherchent à obtenir des informations médicales sur les demandeurs de titres de séjour pour soins, violant ainsi le secret médical. Les préfets peuvent ainsi contredire l’avis du médecin de l’ARS et justifier l’expulsion par l’accès aux traitements dans les pays d’origine. « Certaines préfectures établissent une liste de pays sûrs d’un point de vue sanitaire : on y trouve le Kosovo, l’Albanie, la République démocratique du Congo, le Cameroun, l’Algérie », énumère Lise Faron. Par exemple, en mars 2016, une femme congolaise s’est vu refuser par la préfecture du Rhône un titre de séjour pour soins, malgré l’avis positif du médecin de l’ARS, pour ce motif : « le sérieux et la capacité des institutions congolaises qui sont à même de traiter la majorité des maladies courantes ».
Extrait d’un refus de titre de séjour pour soins par la préfecture du Rhône, mars 2016  
Extrait d’un refus de titre de séjour pour soins par la préfecture du Rhône, mars 2016
« Les préfets jouent au docteur, constate Lise Faron. Et le ministère de la santé n’est plus d’aucun recours. Depuis 2012, nos saisines ne donnent plus rien. Pour nous, le ministère de la santé est démissionnaire sur le sujet. » Interrogé, le ministère se défend mollement en rappelant que « les médecins de l’ARS donnent un simple avis, ce sont les préfectures qui sont décisionnaires ».
  • Une prise en main par le ministère de l’intérieur ?
Pour les titres de séjour pour soins, elle est manifeste : la loi du 7 mars 2016 relative aux droits des étrangers prévoit que l’avis médical ne soit plus délivré par le médecin-conseil de l’ARS, qui dépend du ministère de la santé, mais par celui de l’Office français de l’immigration et de l’intégration (OFII), qui dépend de l’Intérieur.
En ce qui concerne la réforme Puma, et ses conséquences pour les étrangers, ce qui était perçu au départ comme une « boulette », avouée, de l’administration, prend désormais corps aux yeux des associations : « Cela fait six mois que nous discutons et nous n’y arrivons pas. La direction de la sécurité sociale a mis beaucoup de temps à comprendre l’ampleur de la catastrophe. Est-ce une ignorance réelle ou feinte ? », s’interroge André Math, chercheur à l’Institut de recherches économiques et sociales et expert sur la protection sociale pour le Groupe d’information et de soutien des immigrés (Gisti).

Car la réforme Puma, en l’état, pourrait faire basculer les 700 000 étrangers aux titres de séjour précaires vers l’Aide médicale d’État (AME), qui couvre déjà 300 000 personnes. Ce dispositif d’assistance est normalement dédié aux personnes en situation irrégulière, à partir de trois mois de présence sur le territoire français. Il offre une couverture maladie réduite : ses bénéficiaires n’ont pas de carte vitale, leurs soins de prévention dentaires ne sont pas couverts, etc. L’AME est surtout une obsession politique pour la droite, qui la juge trop généreuse et trop coûteuse. Les principaux candidats à la primaire Les Républicains ont d’ores et déjà pris position sur le sujet : Nicolas Sarkozy, François Fillon et Bruno Le Maire veulent la supprimer ; Alain Juppé, la limiter aux cas d’urgence. En l’état, la réforme Puma va mécaniquement faire exploser le coût de l’AME, ce qui va donner de nouveaux arguments à ses détracteurs. Pour Didier Maille, du Comede, c’est « politiquement, humainement et sanitairement très dangereux ».
 Caroline Coq-Chodorge, Médiapart

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