jeudi 30 mars 2017

La France tolérante et l'immigration toujours perçue comme une invasion

Décryptage, Libération

La France tolérante, majorité silencieuse

Par Sonya Faure et Sylvain Mouillard
A Paris, place de la République, le 11 janvier 2015, après les attentats.
A Paris, place de la République, le 11 janvier 2015, après les attentats. Photo Frédéric Stucin

La Commission nationale consultative des droits de l’homme dresse le portrait d’une société plus bienveillante qu’elle n’y paraît. Subsiste une mauvaise perception de l’islam, plus que des musulmans.

Et si l’on faisait fausse route ? Et si le portrait déprimant d’une France tiraillée par les crispations identitaires, marquée par les attentats jihadistes, les débats sur l’islam et une campagne présidentielle plaçant le FN au centre du jeu méritait d’être largement nuancé ? Si les ventes des Zemmour et autres Valeurs actuelles étaient trompeuses ? C’est la question qui émerge à la lecture du rapport 2016 de la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH), rendu public ce jeudi, et auquel Libération a pu avoir accès. Cet état des lieux annuel du rapport des Français au racisme, à la xénophobie et à l’antisémitisme fait référence. Par sa méthodologie, inchangée depuis près de trente ans, le «baromètre racisme» permet de mesurer les tendances de fond à l’œuvre dans la société française. Les chiffres 2016 le confirment : «Les préjugés hostiles aux différentes minorités reculent encore, et les comportements et les propos racistes sont jugés de plus en plus intolérables et condamnables par les Français», note la CNCDH. Même si les indicateurs s’améliorent de manière moins spectaculaire que les années précédentes.

La tolérance en progression

Précisons-le d’emblée : le racisme n’a pas disparu en France. Certains chiffres sont éloquents. 45 % des personnes interrogées sont prêtes à admettre une part de racisme en elles. 30 % pensent avoir été victimes de comportements racistes «au moins une fois au cours des cinq dernières années». Mais c’est ici aux tendances qu’il faut surtout prêter attention. Et notamment à «l’indice de tolérance», agrégat d’indicateurs permettant de mesurer l’évolution de l’opinion à l’égard de la diversité sur le long terme. Il se rapproche, fin 2016, de son niveau historiquement le plus élevé (65 points, contre 66 en 2009). Il est en progression constante depuis 2013, quand il était tombé à 55 points. Depuis 1990, date de la création de l’indice de tolérance, celle-ci est globalement en hausse (lire ci-dessous). «Un acquis de long terme dû au renouvellement générationnel et à l’augmentation du nombre de personnes diplômées», comme l’explique le politologue Vincent Tiberj, à l’origine de l’outil d’analyse. A court terme, la plus grande tolérance actuelle s’expliquerait notamment par la tonalité relativement pacifiée du discours public ces dernières années (lire ci-contre). Pourtant, si l’indice augmente encore cette année, c’est à un rythme moins élevé (+1 point seulement en un an). Palier ou annonce d’un renversement de tendance ?Peut-être même a-t-on atteint un plateau, «le socle incompressible d’intolérants» de notre société, conjecture Tiberj.

Les étrangers et les minorités mieux perçus

La chute est spectaculaire. En 2014, 74 % des Français estimaient qu’il y avait «trop d’immigrés en France». En 2015, 64 % affirmaient «ne plus se sentir chez soi comme avant». Ces deux indicateurs s’établissent désormais à 53 % et 48 %. Même tendance concernant la perception d’un «phénomène communautariste». 38 % des sondés estiment que les musulmans forment «un groupe à part dans la société» (-18 points en quatre ans). Ils sont 12 % à penser de même pour les Noirs (-13 points en deux ans). Les Roms restent les plus mal perçus : ils formeraient un «groupe à part» pour 66 % des sondés. Mais là encore, on partait de 87 % en 2014 ! Presque logiquement, l’idée selon laquelle «les personnes d’origine étrangère ne se donnent pas les moyens de s’intégrer» recule constamment depuis 2014, passant en trois ans de 67 % à 47 % des opinions. La CNCDH fait une hypothèse : moins on parlerait d’une communauté, mieux celle-ci serait perçue. Théorie qui se vérifie pour les Roms, stigmatisés dans le discours de Nicolas Sarkozy à Grenoble en 2010 ou par Manuel Valls en 2013. Idem pour les homosexuels, à l’égard desquels la tolérance est revenue à son niveau d’avant 2013. «Sur le long terme, la tolérance envers les homosexuels est un long fleuve tranquille qui progresse régulièrement, explique Tiberj. Sauf au moment des manifs contre le mariage pour tous, où il est devenu un enjeu politisé. Depuis le vote de la loi, la tolérance progresse à nouveau, y compris parmi les personnes se déclarant de droite.»

L’islam, point de crispation

C’est encore un paradoxe : l’islam est mal perçu par une partie des Français… mais la perception des musulmans, elle, est désormais largement positive, pointe le rapport. 80 % des sondés estiment que les Français musulmans sont des Français comme les autres et qu’il faut leur permettre d’exercer leur religion dans de bonnes conditions. Pourtant, dans le détail, 58 % des sondés estiment le port du voile incompatible avec la société française (ils étaient 80 % en 2014 !), 27 % ont la même opinion de l’interdiction de consommer du porc ou de l’alcool. Cette fixation sur l’islam tient aussi au «renouvellement des argumentaires du racisme», selon la CNCDH. «Au racisme biologique, s’est substitué un racisme différentialiste, culturel, sur le mode : "Je n’ai rien contre les Arabes ou les Noirs, mais leurs valeurs, comme l’islam, ne sont pas les nôtres"», développe Nonna Mayer, coauteure du rapport. «La norme antiraciste s’est imposée. Quand le racisme s’exprime, explique la CNCDH, il s’entoure de justifications.» La Commission, qui depuis 1990 fonde son enquête sur des entretiens en face-à-face, s’est d’ailleurs livrée cette année à une expérimentation. En parallèle des entretiens menés pas des enquêteurs au domicile des sondés, elle a lancé un questionnaire via Internet. Derrière leur ordinateur, seraient-ils plus à l’aise pour avouer leurs préjugés racistes ? C’est effectivement le cas sur les questions liées aux immigrés ou à l’islam - sujet qui apparaît comme «tabou» chez les sondés les plus «ethnocentrés» et les moins diplômés. Cette surreprésentation des préjugés racistes online est aussi la conséquence d’un profil différent des sondés : les enquêtes touchent dans ce cas un public davantage classé à droite et catholique. La CNCDH se donne trois ans pour poursuivre son expérimentation et étudier quelle méthode, face-à-face ou en ligne, est la plus proche de la réalité. Et déterminer si le portrait d’une France plus tolérante, année après année, se confirme.
Rapport CNCDH 2017 : l'indice de tolérance
Rapport CNCDH 2017 : les immigrés
Rapport CNCDH 2017 : le communautarisme
Rapport CNCDH 2017 : face-à-face et en ligne
Sonya Faure , Sylvain Mouillard 
 
 

"L'immigration reste perçue à tort comme une invasion"

"L'immigration reste perçue à tort comme une invasion"
Un enfant kurde d'Irak au camp de Grande-Synthe, le 21 mars 2017. (PHILIPPE HUGUEN / AFP)

La Cimade, association de défense des étrangers, publie son état des lieux 2017 sur les migrations avec ce même constat : c’est la répression qui prime. Quelques points marquants de ce rapport à charge.

Ce n’est pas une surprise. En matière de migrations, "le contrôle, la suspicion, la dissuasion, la volonté d’expulser dominent les politiques publiques, selon une logique de tri des personnes", déplore Jean-Claude Mas, secrétaire général de la Cimade, association de défense des étrangers créée en 1939, qui souhaite "une refonte des politiques migratoires."
Rien n’aurait donc changé pour les personnes échouées sur le sol de France et ce, même sous le quinquennat Hollande ? Non, à quelques nuances près, décrypte le secrétaire général de l'association, qui publie son état des lieux 2017 :
"Disons que lorsque Sarkozy parlait de 'fermeté, mais avec humanité', sous Hollande, ce sera : 'De l’humanité, mais avec de la fermeté'."
En cause : ce logiciel inchangé depuis les années 80, qui considère l’étranger comme un problème et l’immigration, comme une menace. "Sous François Hollande, l’Etat n’a malheureusement pas joué de rôle de déconstruction des préjugés sur l’immigration, perçue à tort comme une invasion", déplore Jean-Claude Mas.
"Le terrain a été laissé aux discours délétères et nauséabonds, qui font du mal à la France-terre d’accueil."
On repense forcément, par exemple, aux propos de Manuel Valls qui, en septembre 2013, avait affirmé que les Roms "avaient vocation à rentrer en Roumanie et en Bulgarie", et non à s’insérer en France.

A la lecture du rapport, c’est donc une France hostile à l’autre qui se dessine, au sein d’une Europe forteresse, avec son lot de souffrances humaines. Ceci alors que "2016 est l’année la plus meurtrière aux frontières pour les personnes en migration avec 5.022 morts pour la seule Méditerranée, selon le Haut commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCR)."

Des rétentions administratives en nombre

Entre 2013 et 2016, le nombre de personnes enfermées en centres de rétention administrative (CRA) est stable : entre 45.000 et 50.000 chaque année. Il s’agit de personnes déboutées du droit d’asile, en passe d'être expulsées.
Le temps passé en rétention tend à diminuer, et l’enfermement à être très proche de l’expulsion, mais la Cimade a relevé le cas de personnes restées jusqu’à une semaine en rétention. Ainsi qu’une augmentation du nombre de familles avec enfants. Jean-Claude Mas :
"Nous sommes de très loin le pays européen qui enferme le plus. C’est un milieu qui emprunte tous les codes du milieu carcéral, avec des caméras, des policiers."
La Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH) a condamné la France à cinq reprises, la dernière fois en juillet 2016.

L’assignation à résidence, une nouvelle mesure de la loi de mars 2016 censée être moins "carcérale", n’est applicable que depuis novembre 2016, donc il n’y a pas de recul. "Mais pour nous, cela reste une pratique coercitive", estime le secrétaire général.
"La violence de cet enfermement est d’autant plus grande pour les personnes visées que leur sentiment d’injustice est vif, car elles n’ont commis aucun délit et ne constituent pas un danger pour autrui", précise le rapport.

Des enfants malmenés

"En 2016, 170 enfants subissaient le traumatisme d’un enfermement, contre 45 en 2014", note le rapport.

Le cas de Mayotte, ensemble d'îles françaises de l’archipel de Comores, dans l’océan Indien, est édifiant : "Près de 10.000 enfants y ont été enfermés en rétention pour les années 2014 et 2015 […] Les mineurs concernés sont fréquemment rattachés à des personnes majeures qui n’exercent strictement aucune autorité parentale sur eux, en dépit d’une condamnation claire de cette pratique par le Conseil d’Etat le 9 janvier 2015. Nombre d’entre eux sont ainsi renvoyé aux Comores alors que leurs parents se trouvent à Mayotte, y compris lorsque ces derniers se manifestent auprès des autorités."

Le rapport parle "d’atteintes massives et quotidiennes aux droits des enfants."
En métropole, les enfants Roms font, eux, l’objet de refus de scolarisation.

Un droit d’asile restreint

Une personne demandant l'asile doit voir sa requête étudiée individuellement, sans considération de chiffre. Seule compte sa situation, définie dans la Convention de Genève (1951) (*).
"Seule la moitié des demandeurs d’asile en cours d’instance bénéficie de l’hébergement auquel il a droit", dit le rapport. Le nombre de places d’hébergement a beau avoir augmenté, passant de 25.000 à 40.000 en 2017, pour les demandeurs d’asile, "ce rattrapage est insuffisant. Il faudrait 80.000 à 90.000 places", note Jean-Claude Mas.
Seules 25 à 30% des demandes d’asile sont acceptées. Ce chiffre est en progrès. Mais Jean-Claude Mas met en garde :
"Certains pays sont considérés comme sûrs, comme le Soudan ou l’Afghanistan, ce qui conduit à la reconduite à la frontière des ressortissants, alors que ces pays sont très instables voire dangereux pour eux."
"La notion même de pays d’origine sûr est incompatible avec la Convention de Genève, qui consacre notamment le principe de non-discrimination en raison de la nationalité", explique le rapport. Il pointe par exemple la présence de la Turquie dans cette liste, alors que des droits humains y sont violés. La Cimade souhaite donc la suppression de ladite liste.

La persistance du délit de solidarité

Alors qu’en 2012, la loi "Valls" annonçait la fin du délit de solidarité, il n’en est rien, estime la Cimade. Selon Jean-Claude Mas :
"Il y a eu une vingtaine de procès depuis fin 2014. Certains sont encore en cours, en appel."
Des "aidants" ont été relaxés, comme l’agriculteur Cédric Herrou, qui avait installé une cinquantaine d’Erythréens dans un lieu désaffecté de la vallée de la Roya (il a quand même été condamné à 3.000 euros d’amende avec sursis).

Vallée de la Roya : un agriculteur devant les juges pour avoir aidé des réfugiés
Le rapport précise : "Sur la route de la côte, à la frontière italienne, il est désormais interdit de s’arrêter pour fournir une aide alimentaire aux personnes migrantes. Les citoyens sont contraints de jeter des sacs de nourriture par la fenêtre de leur véhicule." Trop de solidarité nuit.

Cécile Deffontaines

(*) Est considérée comme réfugiée, "Toute personne craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques" ; est "exposée dans son pays à la peine de mort, à la torture ou à des peines ou traitements inhumains ou dégradants, ou, s’agissant d’un civil, à une menace grave, directe et individuelle contre sa vie ou sa personne en raison d’une violence généralisée résultant d’une situation de conflit armé interne ou international." Reprendre la lecture de l'article.
Cécile Deffontaines

Cécile Deffontaines

Journaliste

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