
En trente ans, les différences idéologiques entre droite et gauche se sont estompées sur ce thème, notent plusieurs spécialistes.
Faire
preuve d'"humanité"... et en même temps de "fermeté". Telle est la
ligne directrice qui a guidé l'élaboration de l'actuel projet de loi sur
l'asile et l'immigration, martèle le gouvernement ces jours-ci.
Alors que plusieurs associations et intellectuels, mais aussi le
Défenseur des Droits, dénoncent une logique purement répressive et
fustigent l'exécutif, le ministre de l'Intérieur Gérard Collomb, le
délégué général de La République en marche Christophe Castaner, ou
encore le porte-parole du gouvernement Benjamin Griveaux, ont tenté
d'éteindre la polémique en vantant tout au long de la semaine un texte
"totalement équilibré".
Le gouvernement Philippe n'est évidemment pas le premier à se
saisir de ce sujet réputé sensible, et à dérouler ces mêmes éléments de
langage pour défendre son action. Quand ce thème du "problème de
l’immigration" a-t-il fait irruption dans le débat public ? Comment les
représentations des immigrés ont-ils évolué sur ce sujet ? Emmanuel
Macron s’inscrit-il, sur le plan des mots, dans la continuité de ses
prédécesseurs ? Alors que ce très controversé projet de loi doit être
débattu à l'Assemblée nationale dans les prochaines semaines, retour sur
30 ans de discours politiques sur l'immigration.
Un sujet de clivage politique depuis la fin du XIXe siècle
Le fameux "problème de l'immigration" est tout sauf un sujet neuf.
C'est à la fin du XIXe siècle, dans les années 1880, que ce thème fait
irruption pour la première fois dans le débat public et qu'il devient
un sujet de clivage politique.
Alors que l'Etat mène à cette époque des politiques assez libérales
en la matière, sans contrôle aux frontières, le sujet s'impose en
plusieurs temps. En 1881, survient un premier mouvement de grande
violence collective contre les immigrants, lors des Vêpres
marseillaises. Alors que des troupes militaires françaises, de
retour d'Afrique, sont acclamées par les Marseillais, quelques sifflets
se font entendre. Ils sont attribués à des Italiens, qui constituent à
l'époque la majorité des étrangers présents en France. Une semaine de
chasse à l'homme débute, qui fera trois morts. Deux ans plus
tard, en 1883, le sujet fait son entrée au Parlement, avec deux projets
de loi proposant que soient taxés les étrangers travaillant en France.
"C'est le début de la suspicion de l'Etat républicain concernant
l'assimilation des immigrants", explique l'historien Gérard Noiriel,
auteur de plusieurs ouvrages sur le sujet, dont "Le Creuset français. Histoire de l'immigration (XIXe - XXe siècle)".
La presse s'empare du sujet, les questions du contrôle des frontières
et celle de l'intégration s'imposent dans le débat public. L'immigration
devient une question politique.
"Les discours selon lesquels la France n'a pas la capacité
d'assimiler les migrants reviennent depuis à intervalles réguliers",
pose ce spécialiste de l'immigration. "On entend ce discours une
première fois dans les années 1880, puis dans les années 1930, où l'on
voit les termes 'clandestin' et 'indésirable' surgir", rappelle-t-il.
"C'est au moment où les flux migratoires s'affaiblissent que l'immigration fait débat. Il y a un décalage entre le moment où les flux migratoires sont importants – parce qu'il y a une nécessité pour l'économie nationale de recourir à ces migrants – et le discours sur le trop-plein. Le discours xénophobe apparaît toujours dans une période de crise économique."
Pendant les Trente Glorieuses, décennies d'essor économique, le
"problème de l'immigration" se trouve ainsi relégué au second plan.
Entre droite et gauche, une convergence croissante
Le "problème de l'immigration" fait un retour en force dans le débat
public au début des années 1980. "C'est un moment majeur dans
l'évolution des représentations des immigrés. Le contexte de crise
économique et l'apparition du thème de la menace islamiste avec la
révolution iranienne de 1979 font que l'image négative de l'immigration
resurgit", développe Gérard Noiriel.
"Un discours sur la 'deuxième génération' se met en place. Dans l'imaginaire, la figure du 'travailleur immigré' disparaît et elle est remplacée par celle du musulman. On passe de l'usine à la banlieue, du social au religieux. L'immigré est essentialisé et sa capacité à s'intégrer profondément mise en doute."
Plus encore que sur l'accueil des étrangers, le débat s'articule
autour de la question de l'intégration de la deuxième génération
d'origine maghrébine. Une capacité à s'intégrer mise en doute par
l'extrême droite et même par la droite. Cette question va dominer les
années 1990 – "l'une des périodes les plus sombres dans l'histoire de
l'évolution des représentations des immigrés", selon Gérard Noiriel – et
continue de structurer le débat public encore aujourd'hui.
La décennie 1980 marque également un tournant dans la mesure où les
divergences entre la droite et la gauche commencent quelque peu à
s'estomper, que ce soit dans le choix des mots ou dans les politiques
mises en place. "Avec la montée en puissance du concept d'intégration,
on observe à cette époque une convergence croissante du vocabulaire
utilisé par les deux camps", estime l'historien.
"Alors que la question identitaire était jusqu'alors le terrain favori de la droite, le PS s'en est saisi à son tour. La question identitaire a pris le pas sur la question sociale, qui a elle été progressivement marginalisée."
Un mot symbolise ce tournant : l'utilisation du mot "beur" par la
gauche. Si le PS a tenté de valoriser l'image des enfants d'immigrés en
utilisant ce terme, il a aussi contribué à sa manière à enfermer cette
population dans une catégorie stigmatisante.
La focalisation du débat public sur la question de l'intégration
s'est doublée d'une convergence croissante entre droite et gauche sur la
nécessité d’une politique de fermeté, ajoute le sociologue Eric Fassin,
professeur à l'université Paris-8. "Les années 1980 sont un moment clef : en accédant au pouvoir, la gauche va se rallier à une rhétorique de droite".
"Le débat sur l'immigration s'organise autour de l'opposition entre le cœur et la raison, l’'angélisme' et le 'réalisme'. La gauche au pouvoir s'emploie alors à démontrer que la droite n'a pas le monopole de la raison, autrement dit du 'réalisme'."
Il n'y a plus, en somme, de différence de nature entre droite et
gauche mais seulement une différence de degré entre les deux camps. Un
tournant symbolisé en 1989 par cette formule restée célèbre de Michel Rocard
: "Nous ne pouvons pas héberger toute la misère du monde". "Cette
politique (de refoulement de personnes à nos frontières) est dure, mais
nous devons le faire pour maintenir la cohésion de la société
française", justifie-t-il.
Sous la pression du FN, l’immigration est devenue un thème incontournable
Comment expliquer ces évolutions sémantiques et politiques ? Les
années 1980 sont marquées par plusieurs bouleversements, note le
sociologue Stéphane Dufoix. Selon ce spécialiste, co-auteur avec Sylvie Aprile de "Les mots de l'immigration",
deux événements contribuent en particulier à changer la donne. En 1984,
dans la foulée de la Marche pour l’égalité, le Parlement adopte une loi
sur le titre de séjour unique de 10 ans,
ce qui ouvre la possibilité, pour les immigrés, de rester sur le
territoire français. Un texte très symbolique, puisque la France
reconnaît ainsi que les travailleurs immigrés et leurs familles ont
vocation à devenir citoyens français et non pas à retourner
nécessairement dans leur pays d’origine un jour.
Mais en parallèle à ces avancées, la même année, le Front national
réalise de son côté ses premières performances électorales. En 1983, il
fait une première percée lors des municipales à Dreux. Au premier
tour, la liste FN totalise un peu plus de 16% des voix. Puis une liste
commune RPR-FN est constituée pour la première fois en vue du second
tour et remporte l’élection avec 55,3% des suffrages. L'année suivante, aux européennes, le FN réalise une nouvelle percée, en passant la barre des 10%, cette fois-ci sur le plan national.
"Le discours du FN impose l’immigration et l’identité française comme des thèmes incontournables dans le débat politique", explique Stéphane Dufoix.
"La menace continue de l'extrême droite depuis les années 1980 va conduire la gauche à penser qu'elle ne peut pas se permettre de ne pas apparaître crédible sur ce sujet et qu'elle ne doit en aucun cas prêter le flanc à la moindre accusation de laxisme."
En 1984, on voit ainsi Laurent Fabius admettre que le FN "pose de
bonnes questions". En 1986, la droite de Jacques Chirac propose de
revenir sur le droit du sol, en instituant une démarche volontaire pour obtenir la nationalité française, et
reprend de facto l'idée du FN qu'il y aurait des "Français de papier".
En 1989, c'est le président socialiste François Mitterrand lui-même qui
explique qu'en matière d'immigration, "le seuil de tolérance est dépassé".
Au début des années 1990, les discours du RPR et de l'UDF sur
l'immigration vont encore se radicaliser davantage. Valéry Giscard
d'Estaing parle à ce sujet d'"invasion",
quand Jacques Chirac évoque de son côté une "overdose d'immigrés" dans
une intervention restée dans les mémoires pour une autre phrase, celle
du "bruit et l'odeur".
En 1993, enfin, c'est Charles Pasqua, tout nouveau ministre de l'Intérieur, qui entreprend de durcir la législation et déclare "tendre vers une immigration zéro", une formule forte qui fait directement écho au discours tenu par le FN.
Un marqueur fort du quinquennat Sarkozy
Au regard de ces évolutions, l'immigration peut-elle toujours être
considérée comme un sujet de clivage politique ? Oui, dans le sens où,
au cours des années 1990 et 2000, la droite ne va cesser, à la
différence de la gauche, d’en faire un marqueur fort, contestant au FN
le monopole de la fermeté sur le sujet.
Ce fut notamment le cas durant le quinquennat Sarkozy, marqué par la
création d'un ministère de l'Immigration, de l'Intégration, de
l'Identité nationale et du Développement solidaire, laissant entendre que l’islam pose des problèmes de compatibilité avec la République. "Les termes choisis sont ceux de l'extrême droite. Dans le discours, s'opère une distinction entre un 'nous' – les Français – qui s’oppose à un 'eux' - les
immigrés. La droite républicaine fait sienne un marqueur idéologique du
Front national", décrypte l'historienne Valérie Igounet, qui parle à ce sujet de "contamination politique".
"Nicolas Sarkozy a réussi un tour de force rhétorique, en imposant
dans le débat public, dès 2005, la notion d'immigration 'subie'", se
souvient pour sa part Eric Fassin. "L'idée n'était plus seulement de
s’en prendre aux sans-papiers, mais aussi de grossir le 'problème' en
incluant le regroupement familial et les couples binationaux, mais aussi
les réfugiés, voire les étudiants, bref, toute l’immigration que la
France n’aurait pas 'choisie'. On oublie ainsi qu’elle est légale, voire
pour une part de plein droit". Et le sociologue, qui a participé de
2009 à 2012 à la rédaction des livres "Cette France-là", états des lieux de la politique d’immigration de Nicolas Sarkozy, d'ajouter :
"Cette manière de présenter la situation permet de mettre en scène une immigration massive et dangereuse et de justifier la 'fermeté' comme seule réponse possible, c’est-à-dire aussi la fermeture."
Le 30 juillet 2010, le chef de l'Etat prononce un discours
remarqué, à Grenoble. Il y est question de sécurité mais aussi
d'immigration. Il choisit de durcir sur ce sujet le ton et dénonce "les
conséquences de 50 ans d'immigration non contrôlée". Nicolas Sarkozy,
qui avait confié en 2007 le ministère de l'Immigration à un socialiste,
Eric Besson, fait par ailleurs mention de la célèbre phrase de Michel
Rocard – "On ne peut pas accueillir toute la misère du monde" – dans
laquelle il dit pleinement "se retrouver".
Ce "hold-up idéologique" de la droite sur le FN, selon les mots
de Valérie Igounet, se poursuit aujourd'hui avec Laurent Wauquiez.
Entre Wauquiez et le FN, sur le plan sémantique, le fossé s'est considérablement réduit. On peut carrément parler de copier/coller sur un certain nombre de thèmes, principalement l'immigration et l'islam", explique cette spécialiste de l'extrême droite.
"Fermeté, mais avec humanité" vs. "humanité, mais avec de la fermeté"
Si la gauche, dans l'opposition, a vivement protesté durant le
quinquennat Sarkozy, elle s'est aussi révélée bien incapable, une fois
au pouvoir, de porter une véritable alternative à ce type de politique,
fustige Eric Fassin. "Au nom d’un prétendu pragmatisme, l’immigration
est devenue une simple affaire de gestion et non plus un enjeu, avec
différentes visions politiques qui s'affrontent, comme aux Etats-Unis
par exemple", juge le sociologue.
"La question de l’immigration a été dépolitisée car plus personne, même dans les partis de gauche, ne porte de contre-discours. Il y a dans le débat public un consensus sur l'idée que l'immigration est un problème."
A quelques nuances près, le quinquennat Hollande s'est peu distingué de celui de Nicolas Sarkozy, confiait ainsi en 2017 à "l'Obs" le secrétaire général de la Cimade, association de défense des étrangers.
Disons que lorsque Sarkozy parlait de 'fermeté, mais avec humanité', sous Hollande, ce sera : 'de l’humanité, mais avec de la fermeté'.
"Sous François Hollande, l’Etat n’a malheureusement pas joué de rôle de déconstruction des préjugés sur l’immigration, perçue à tort comme une invasion. Le terrain a été laissé aux discours délétères et nauséabonds, qui font du mal à la France-terre d’accueil", déplorait Jean-Claude Mas.
Alors qu'en Allemagne, la
chancelière conservatrice Angela Merkel s’est montrée ouverte à
l'accueil des migrants, c'est, côté français, un gouvernement socialiste
qui lui a opposé une politique d’accueil bien plus restrictive,
refusant la proposition allemande qu'un groupe de pays de l'UE se
répartissent plus de migrants que prévu. "L'Europe ne peut pas accueillir davantage de réfugiés", a ainsi clamé le Premier ministre, Manuel Valls, lors d'une visite à Berlin, en février 2016.
"Je suis venu faire passer un message d’efficacité et de fermeté."
"La question du regroupement familial peut être posée", avait lâché le même Manuel Valls, trois ans plus tôt, alors qu'il occupait le poste de ministre de l'Intérieur.
L’apparition du mot migrant, qui a remplacé ces dernières années
celui de réfugié, apparaît pour plusieurs spécialistes comme un autre
révélateur de cette forme de dépolitisation, et de déshumanisation du
sujet.
"En préférant le terme de migrants, on dédouane les Etats
démocratiques de leurs responsabilités envers les réfugiés. Migrant est
un mot valise qui ne veut pas dire grand-chose. Il souligne seulement le
déplacement de quelqu’un dans l’espace", rappelle Gérard Noiriel.
"L’émigré, c'est celui qui est parti, l'immigré, c'est celui qui est
arrivé, le migrant c’est celui qui n’a pas 'vocation' à être ici, ni
nulle part : il ne fait que se déplacer", note Eric Fassin.
"En parlant de migrants, on coupe le point de départ et le point d’arrivée de ces personnes. On les imagine sans aucun ancrage."
Avec Macron, la rupture n'a pas eu lieu
Se drapant dans les habits du libéralisme au cours de la campagne présidentielle, saluant Angela Merkel pour sa politique d’accueil envers les migrants,
Emmanuel Macron a pu laisser penser qu’il infléchirait, une fois à
l’Elysée, la politique d’immigration conduite par la France depuis
plusieurs années.
De changement de logique, il n’y a pourtant pas eu, comme
l’illustrent les multiples déclarations du ministre de l’Intérieur
Gérard Collomb et le contenu de l’actuel projet de loi, déplore Eric
Fassin. L'ambition de l'actuel gouvernement – 'mieux accueillir, plus
renvoyer' – ne constitue qu’une variante de la rhétorique des précédents
gouvernements, en particulier sous le quinquennat Sarkozy. "Le
vocabulaire n’est pas exactement le même mais la logique est identique :
il s’agit de protester que nous ne sommes pas d’extrême droite tout en
menant une politique saluée par l'extrême droite".
"On continue d'opposer humanité et fermeté, le cœur et la raison. Comme si une politique répressive était forcément réaliste et raisonnable et une politique d'ouverture forcément irréaliste et déraisonnable – malgré l'exemple de l'Allemagne qui a bénéficié économiquement de l'afflux de réfugiés."
Une fermeté assumée. Lors d'un déplacement dans une antenne
parisienne des Restos du Cœur, en novembre dernier, Emmanuel Macron
s'est fait interpeller par une Marocaine, qui demande l'asile en
France. "Si vous n’êtes pas en danger, il faut retourner dans votre
pays", lui avait répondu froidement le chef de l'Etat, assumant
publiquement un discours aux apparences de fermeté sur le sujet.
Si Gérard Noiriel voit lui aussi dans la politique menée actuellement
des mesures de sévérité sans précédent pour ce qui est de l'entrée des
étrangers, l’historien fait néanmoins remarquer qu’à la différence de
certains de ses prédécesseurs – ou d'un Laurent Wauquiez
– Emmanuel Macron n’associe pas à cette politique de grande fermeté un
discours sur l’identité questionnant la compatibilité de certaines
populations avec la société française.
"Jacques Chirac en 1986 ou Nicolas Sarkozy en 2007 ont durci le ton
sur l’immigration et l’identitaire au moment où ils tentaient de faire
prendre à la France un virage sur le plan du libéralisme économique",
rappelle l'historien. "L’identitaire avait pour fonction de focaliser
l’attention, et de reléguer le volet économique au second plan".
"Emmanuel Macron ayant lui toujours été plus franc sur son libéralisme économique, qu'il assume pleinement, il n’a pas besoin d’exalter cette fibre identitaire. S'il fait preuve de fermeté sur le fond, son discours, sur la forme, n'est pas aussi dur que ceux tenus par certains de ses prédécesseurs."
Sébastien Billard
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