L'Afrique fait bien partie de l’histoire du football… français
Le footballeur Larbi Ben Barek, surnommé "la perle noire" ((DR))
A
l'occasion des polémiques sur la composition de l'équipe championne du
monde, l'historien Alain Ruscio revient sur les liens historiques entre
le football français et les anciennes colonies de l'Empire.
Par Alain Ruscio
A l'occasion des polémiques
sur la composition de l'équipe de France championne du monde (23
joueurs d'origine africaine sur 34), l'historien spécialiste de la
période coloniale, Alain Ruscio, revient sur les liens historiques entre
le football français et les anciennes colonies de l'Empire. Alain
Ruscio, 71 ans, est notamment l'auteur de "Nostalgérie. L'interminable
histoire de l'OAS" (La Découverte, 2015)
Le football est, c'est une chose connue, le sport des pauvres par
excellence. Point besoin de grandes infrastructures pour taper dans tout
ce qui peut faire office de ballon, dans une rue peu passagère ou sur
un terrain vague. Aussi, comme dans d'autres pays pauvres (on pense au
Brésil), ce sport a-t-il été très vite populaire dans l'Empire français.
Lequel lui a donné certains de ses plus beaux champions, à commencer
par celui qui faisait l'admiration de Pelé, le Marocain – décrété
français – Larbi ben Barek.
Une pratique ancienne et de masse
Dès l'après-Première Guerre mondiale, le football algérien (au sens
de : européen d'Algérie) se fait remarquer en métropole. Une équipe
d'Afrique du Nord franchit la Méditerranée et, par deux fois, en 1924 et
en 1925, bat l'équipe tricolore. L'hebdomadaire "le Ballon rond" entame
alors une campagne pour l'intégration de ces Algériens dans l'équipe
nationale :
"Pour la deuxième fois cette année, l'Afrique du Nord a battu celle
de la métropole. On reconnaît que dans ses lignes il y a des hommes qui
pourraient nous être utiles. Mais on s'égare en discussions pour savoir
si leur football pourra s'amalgamer avec le nôtre ! Quelle fichaise !
Ils n'ont qu'à faire l'expérience. Car nos coloniaux possèdent ces
qualités principales qui nous manquent : l'amour du sport et le désir de
vaincre."
Il est entendu. En 1925, Charles Bardot, du RC Philippeville puis, en
1926, Georges Bonnello et Henri Salvano, du FC Blidéen, sont
sélectionnés pour porter les couleurs de la France : "Nous nous
réjouissons de ce choix, qui doit donner un bon résultat, car les
Africains ne seront pas surpris par le jeu latin, qu'ils pratiquent
naturellement. Cela ouvre la porte à une plus grande sélection et
évitera d'aller chercher ailleurs ce que nous avons chez nous." ("le
Ballon rond", 14 mars 1925).
Les Européens du Maghreb vont progressivement être recrutés dans des
équipes-phares du championnat de métropole : Marcel Haddidji, Émile
Zermani, Emmanuel Aznar, Mario Zatelli (qui devint plus tard un
entraineur emblématique de l'OM)…
L'intégration des musulmans attendra encore quelques années, mais
s'accélérera ensuite. Il y a, dans les équipes professionnelles évoluant
en métropole, à la veille de la Seconde Guerre mondiale, de l'ordre
d'une quarantaine d'indigènes maghrébins : Abdelkader Ben Bouali, Riahi
Rabih (Olympique de Marseille), Gnaoui Souilem, Abdelkader Chibani (Red
Star), Maâmar Belhadj (Stade de Reims), Aoued Meftah (Fives-Lille, puis
Stade de Rennes), Saïd Benarab (Bordeaux)…
Durant l'entre-deux-guerres, il devient habituel de trouver, dans les
équipes professionnelles de métropole, des recrues originaires
d'Afrique du Nord (musulmans et européens) :
"Dans les exportations [1] du
football français, cette saison, on remarque surtout le pillage de
l'Afrique du Nord. 'Qui n'a pas ses Nord-Africains ?', c'est le cri
qu'on peut lancer ! Marseille, champion de France, arrive à en avoir
jusqu'à six."
Le premier footballeur algérien sélectionné en équipe de France fut
Ali Benouna. Remarqué dans une des équipes phares de l'époque, le FC
Sète, avec lequel il remporta la Coupe de France en 1934, il fut
sélectionné en octobre 1936 (défaite face à la Tchécoslovaquie, 0-3 [3]). Il n'eut que deux sélections, mais fut suivi immédiatement par son compatriote Abdelkader Ben Bouali, en 1937 [4].
Ben Barek, la "perle noire"
Mais c'est surtout la carrière du Marocain Larbi ben Barek qui va
marquer l'histoire du football français. Par sa qualité de joueur
d'abord. Les spécialistes le remarquèrent particulièrement lors d'un
match amical Maroc-France, à Casablanca, le 11 avril 1937, où son équipe
se permit de mettre 4 buts au mythique gardien Da Rui. Il fut alors
recruté par Marseille, puis fit une carrière au Stade français et à
l'Atletico de Madrid.
La presse ne tarissait pas d'éloges, tout en cédant aux images
exotiques un peu faciles : "Bien modeste, d'autant plus sympathique, est
le nouvel inter de l'équipe nationale, la vedette du jour, l'étoile
nord-africaine qui est apparue dans le ciel de nos champs de jeu comme
la Croix du Sud " (Mario Brun, "le Petit Parisien", 19 novembre 1938).
Larbi ben Barek
Et l'équipe de France ? Par définition, un Marocain était sujet
français, non citoyen et donc non sélectionnable. Qu'à cela ne tienne.
Henri Delaunay, président de la Fédération française de
Football-Association, avait pris les devants dès 1934 :
"Les indigènes autochtones d'origine tunisienne ou marocaine seront
considérés comme français pour tout ce qui concerne la délivrance des
licences et des règles de qualification." [5].
En conséquence, le 14 novembre 1938, le Bureau de la Fédération
confirma "la qualification au titre de joueur français (de Ben Barek) et
son droit à la sélection nationale " (Lucien Gamblin, "l'Auto", 15
novembre). Le 4 décembre suivant, Il portait pour la première fois, face
à l'Italie, le maillot de l'équipe de France. Il eut 16 autres
sélections. Un chiffre relativement modeste. Mais il faut tenir compte
d'un certain événement qui ouvrit une longue parenthèse : la Guerre
mondiale. Par contre, la carrière internationale de Ben Barek battit un
record absolu : sa dernière sélection date du 16 octobre 1954 — il a
alors 40 ans — : 15 ans et 10 mois.
Le footballeur était tellement populaire que le plus grand quotidien sportif, "l'Auto",
organisa auprès de ses lecteurs un véritable référendum pour lui donner
un surnom (lancement le 24 janvier 1939, résultat le 8 février) : bien
avant le roi Pelé — qui connaissait et portait aux nues la carrière du
Marocain —, Ben Barek devint pour chacun "la Perle noire " [6].
Malgré sa valeur, les clichés paternalistes ne l'épargnèrent pas non
plus : " Ben Barek, un brillant footballeur, un grand enfant " ("l'Auto", 15 novembre 1948). Ou même les surnoms racistes. Dans le concours déjà cité de "l'Auto", il se trouva des plaisantins pour proposer Blanche-Neige, Baba, Doudou [7]…
Il termina sa carrière à Sidi-Bel-Abbès comme entraineur-joueur dans
le modeste club de l'Union Sportive musulmane de la ville (saison
1955-56) [8],
puis rentra prendre une retraite méritée, en 1957, dans son pays,
devenu indépendant. Y a-t-il une malédiction attachée aux grands
sportifs issus du monde colonial ? Toujours est-il que Ben Barek, au
Maroc, eut des jours de plus en plus difficiles. Oublié de tous, il
meurt misérablement, le 16 septembre 1992. Son corps ne fut découvert
qu'une semaine après…
Les footballeurs d'Afrique subsaharienne
Les originaires d'Afrique subsaharienne furent plus rares, dans
l'exacte mesure où ceux-ci étaient bien moins intégrés dans des équipes
locales. Le premier africain subsaharien qui se fit remarquer, au point
d'intégrer l'équipe de France, fut Raoul Diagne. Mais ses liens avec
l'Afrique étaient ténus : fils du député du Sénégal (et un temps
ministre) Blaise Diagne, il était né en Guyane et était arrivé en France
à l'âge de 18 mois.
Sélectionné pour la première fois le 25 janvier 1931 contre l'Italie
(défaite, 0-3). Il fit une très longue carrière, ponctuée par 18
sélections nationales, avant de quitter le terrain en 1946, à 36 ans,
puis de devenir entraîneur. D'une lecture de la presse sportive de
l'époque ressort le portrait d'un homme affable, sérieux, respecté.
Seuls, de ci, de là, quelques surnoms douteux — "Joséphine " (Baker,
évidemment), "Mon z'ami ", "Le Négus" — rappelant le racisme ambiant [9].
L'ironie est que, devenu coach de l'équipe nationale du Sénégal
indépendant, il obtint plus tard une victoire contre l'équipe de France
(aux Jeux de l'Amitié, en 1963, 2 buts à 0) [10].
Après la Seconde Guerre mondiale, les footballeurs venus de l'Empire
sont nombreux. Le Camerounais Eugène N'Jo Léa est comparé aux plus
grands footballeurs brésiliens. Recruté par Saint-Étienne, il formera
avec Rachid Mekloufi un duo d'attaque d'exception qui mènera son club au
titre en 1957.
Rachid Mekhloufi
La grande aventure de l'équipe du FLN
En avril 1958, un fait spectaculaire ébranle le monde du football
français : une dizaine de joueurs algériens opérant en métropole,
disparaissent pour rejoindre le FLN.
Les fuyards réapparaissent à Tunis. La nouvelle fait grand-bruit, en
cette veille de Coupe du Monde. Que des professionnels renoncent aux
honneurs et à la fortune pour rejoindre les rebelles en dit long sur la
profondeur du sentiment national.
L'équipe du FLN
La liste des footballeurs professionnels qui font ce choix est
impressionnante : les internationaux Mustapha Zitouni (AS Monaco),
"meilleur arrière central de la planète " [11],
alors en contact avec le Real Madrid, et Rachid Mekloufi (AS
Saint-Étienne), des joueurs en vue de grands clubs de Première division,
Ben Tifour, Boubekeur, Bekloufi (AS Monaco), Brahimi, Bouchouk (FC
Toulouse), Kermali (Olympique lyonnais), Arribi (Avignon). Deux autres
sont interceptés aux frontières allemande, Mohamed Maouche (Stade de
Reims), et italienne, Hocène Chabri (AS Monaco).
La presse des Français d'Algérie présente la nouvelle avec dépit :
"Cédant aux pressions du FLN ou obéissant à des opinions politiques
personnelles, dix footballeurs africains, parmi lesquels de nombreux
internationaux, quittent clandestinement la métropole " ("l'Écho
d'Alger, 15 avril 1958). Le ton de la presse de métropole est le même :
ces hommes sont soit des traitres, soit des otages du terrorisme : " Les
footballeurs algériens désertent nos équipes pour Tunis. Menacés par le
FLN " (L'Aurore, 14 avril 1958). Paris Match envoie
un de ses reporters à Tunis. Une photo double page montre cinq des
joueurs, dans les ruelles de la médina de Tunis : "Vedettes du foot
français, les voilà fellagha " (Daniel Camus, Paris Match, 26
avril 1958). On sait que ce mot n'est pas précisément chargé de
positivité dans la presse française pro-guerre d'alors…
L'article
ironise : habitués à la belle vie, les voici au "pays des femmes voilées
et de l'eau" et pourtant " ils n'étaient pas si malheureux en France".
Même Le Monde, dont pourtant certains reportages, à la même
époque, insistaient sur le malaise algérien, douta de la sincérité des
sportifs et titra en première page : "La fuite concertées de neuf
footballeurs musulmans a été préparée par le FLN ". Puis commenta :
"Tout indique que ces départs ont été concertés. Il paraît hors de
doute, pour ceux qui les connaissent, notamment Mustapha Zettouni, qui
devait jouer demain contre la Suisse, n'ont pas désiré quitter la
métropole, mais ont dû obéir à un plan préparé par le FLN […]. Il est
évidemment hors de doute que les joueurs ont obéi aux injonctions du FLN
soucieux de frapper, par ce geste, l'opinion populaire française.
Ont-ils sans réticences quitté la métropole ? " ("le Monde", 16 avril
1958).
La presse communiste, par contre, commenta favorablement l'épisode et
reproduisit en Une le communiqué du FLN : "Les footballeurs algériens
ont répondu à l'appel de leur patrie". Commentaire le même jour de
l'éditorialiste : "Quelle leçon en tirer ? Celle-ci : que la lutte du
peuple algérien n'est pas, comme certains le prétendent, le fait d'une
minorité, mais la lutte d'un peuple entier. On aura peine à faire croire
que ce sont des “menaces du FLN“ qui ont pu conduire les onze
champions, d'un commun accord, à renoncer à la situation qui était la
leur pour prendre leur place dans un dur combat " (André Stil,
"l'Humanité", 16 avril 1958).
L'aventure de cette équipe dite du FLN est passionnante. Les joueurs
font désormais ce qu'ils savent faire, du football, pour le compte de
leur équipe nationale. Mais ils font bien plus. Ils sillonnent le monde
et leur passage est, à chaque fois, une manifestation qui dépasse
l'enjeu sportif. De mai 1958 à l'indépendance, elle dispute, malgré les
foudres de la FIFA et de la Fédération française, 91 matches de par le
monde, de la Tunisie au Maroc, en passant par l'URSS, la Hongrie, la
Yougoslavie, la Chine, le Nord Viêt Nam… Ces footballeurs sont
considérés (et se considèrent), à juste titre, comme de véritables
ambassadeurs de leur pays en marche vers l'indépendance. À Pékin, ils
sont reçus par Zhou Enlai, à Hanoi par Ho Chi Minh et le général Giap… [12]
"Avec le recul du temps, je peux dire qu'aucun d'entre nous ne
regrette… Nous étions militants, nous étions révolutionnaires. J'ai
lutté pour l'indépendance… C'était nos plus belles années " (Mohamed
Maouche) [13].
Le cas le plus étonnant de cette équipe est sans doute celui de sa
vedette, Rachid Mekloufi, international français, joueur de grande
classe évoluant à Saint-Étienne, quittant gloire, honneurs et salaire
confortable pour jouer avec le FLN… puis, l'indépendance acquise,
revenant terminer sa carrière, toujours aussi brillante, en France, où
il rejoua avec les Verts et redevint champion de France (1963, 1967 et
1968).
Plus tard, d'autres évasions, moins spectaculaires, moins massives,
eurent lieu : Ahmed Oudjani (RC Lens), Dajman Defnoun et Ali Ben Fadah
(SCO Angers) (août 1960), Hocine Bouchache (Le Havre), Oualiken et
Bourricha (Nîmes) (octobre 1960).
Alain Ruscio
[1] La logique de la phrase incite plutôt à lire : les importations.
[2] "À
huit jours de la reprise en football", cité par Stanislas
Frenkiel, Larbi Ben Barek, Marcel Cerdan, Ali Mimoun et Alfred Nakache
aux frontières de l'assimilation, Mémoire de Master 2, Centre de
Recherche en Science du Sport, Université Paris-Sud XI, Année
universitaire 2004-2005.
[3] Marcel Rossini, "Médiocre match de l'équipe de France", Match, 11 février.
[4] Présenté
à tort comme le premier Maghrébin par Ahmed Boubeker et Piero D.
Galloro, "Des Italiens aux Maghrébins, d'une génération de football à
l'autre", in Claude Boli, Yvan Gastaut & Fabrice Grognet
(dir.), Allez la France ! Football et immigration, Paris, Gallimard /
CNHI, Musée national du sport, 2010.
[6] Claude
Boli, "Larbi Ben Barek, la première vedette maghrébine du football
français", Revue Migrance, n°29, n° spécial, "Les footballeurs
maghrébins au XXè siècle", 1er trimestre 2008.
[8] Redouane
Ained Tabet & Tayeb Nehari, Histoire d'Algérie. Sidi-bel-Abbès, de
la colonisation à la guerre de Libération en Zone 5 – Willaya V
(1830-1962), Alger, ENAG Diffusion, 1999.
[9] Mario Brun, "Raoul Diagne", Match, 19 novembre 1935.
[10] Morad
Aïd-Habbouche & Pascal Blanchard, "Des Noirs en couleur. Les
joueurs afro-antillais en équipe de France", Africultures, 3 juin 2008.
[11] Dominique
Le Guilledoux, "En 1958, les sportifs avaient du courage. Des
footballeurs entre Paris et Alger", "le Monde diplomatique", août 2008.
[12] Paul
Dietschy, "Le football africain, entre domination coloniale et
émancipation", in Pierre Singaravélou & Julien Sorez (dir.),
"L'Empire des sports. Une histoire de la mondialisation culturelle",
Paris, Belin, 2010.
[13] Cité par Françoise Escarpit, "1958. Les ambassadeurs de la révolution algérienne", "l'Humanité", 6 octobre 2001.
Interview, Quotidien Libération
Lilian Thuram : «Pour ne pas gâcher le jeu, on donne l’impression que tout va bien»
Lilian Thuram boulevard Saint-Germain, à Paris, le 20 juillet.Photo Roberto Frankenberg
Pour le
champion du monde 1998, le racisme sur les terrains, reflet de
l’inconscient profond du pays, est minimisé par les instances
dirigeantes majoritairement blanches. Il dénonce les préjugés tenaces
contre les Noirs, renvoyés à leur physique et traités de paranoïaques
lorsqu’ils dénoncent les agressions dont ils font l’objet.
Lilian Thuram : «Pour ne pas gâcher le jeu, on donne l’impression que tout va bien»
Lilian Thuram a grandi en Guadeloupe jusqu’en 1981, année
de son arrivée en région parisienne, où il est élevé par sa mère femme
de ménage. Là, il fait l’expérience du racisme, elle fondera ses
engagements futurs. Le baccalauréat en poche, il débute sa carrière de
footballeur professionnel avec l’AS Monaco, passera ensuite l’essentiel
de sa carrière à la Juventus de Turin. Le défenseur tricolore, champion
du monde en 1998 et d’Europe en 2000, raccrochera les crampons en 2008.
Un temps membre du conseil fédéral de la Fédération française de
football (FFF) et du Haut Conseil à l’intégration, il crée sa fondation,
Lilian Thuram-Education contre le racisme.
Les Bleus sont la cible à l’étranger de commentaires sur leurs origines…
C’est surtout une hypocrisie totale de dire qu’il ne faut pas parler
des origines des joueurs. Parce qu’avec ceux qui ne jouent pas en équipe
de France, on se l’autorise. Ceux-là sont sans cesse désignés comme des
jeunes issus de la deuxième ou troisième génération, sans cesse
renvoyés à leurs origines. Cette victoire est un cadeau extraordinaire
fait à tous ces enfants qui ont du mal à se considérer comme français.
Avec elle, ils pourraient franchir le pas. Mais on ne devrait pas
attendre une Coupe du monde pour leur donner le sentiment d’être
légitimes, ce devrait être un discours porté par nos politiques et notre
société. En fait, parler des origines de quelqu’un n’est pas un
problème, tant qu’on ne l’enferme pas dedans. Jusqu’à preuve du
contraire, chacun de nous en a, alors pourquoi ne pas aborder le sujet ?
Parce que ce sont toujours les mêmes qu’on renvoie à leurs origines.
Parce qu’on ne parle pas de celles de Lloris, Griezmann, Hernandez,
Pavard. Parce qu’en fait, c’est de couleur de peau dont il s’agit. Ce
n’est pas anodin que certains pays désignent les joueurs d’origine
africaine. Le message est simple : on ne peut pas être noir et européen,
puisque les Noirs sont africains. Et il y aurait trop de Noirs dans
l’équipe de France. A ce discours-là, la FFF oppose que tous les joueurs
sont français. Bien sûr, évidemment, sinon ils ne pourraient pas jouer
en équipe de France ! Ne faudrait-il pas dire, assumer, que la force de
notre pays, de notre football, tient à ce que nous avons tous des
origines, des couleurs, des religions différentes… Dire que là est notre
fierté, que nous sommes fiers de cela. Et voilà pourquoi nous sommes
champions du monde.
Comment expliquer que les joueurs noirs du club amateur de l’AS Benfeld, qui ont essuyé des coups et des injures racistes,ont le sentiment de n’avoir pas été entendus par les instances du football ?
On sait bien que les Noirs racontent des bêtises… Le racisme est
présent dès la lecture d’une situation. La parole d’un Noir ou de trois
Noirs ne vaut pas la parole d’un Blanc. La victime n’est pas en mesure
de dénoncer quoi que ce soit puisqu’on ne va pas la croire. La parole
est d’emblée illégitime, c’est caractéristique du traitement du racisme.
Ce qu’on ne veut pas voir dans le racisme, c’est que cela existe
vraiment. On croit toujours que les personnes exagèrent, que ceux-là
voient du racisme partout. On leur fait comprendre qu’ils sont
paranoïaques. Car prendre en considération les paroles des victimes de
racisme, c’est prendre acte du fait qu’il y a du racisme, donc aller à
l’encontre du système, affirmer qu’il faut le changer au lieu de laisser
faire. Je prends toujours l’exemple du bus de Rosa Parks : il ne faut
jamais oublier que dans le racisme, il y a des gens qui sont avantagés.
L’engouement populaire pour les Bleus victorieux signifie-t-il que le football français s’est défait de tout racisme ?
Après cette victoire, il n’y aura peut-être plus de questionnements
sur la légitimité d’être noir et français. A condition de rappeler les
débats qui ont agité la FFF. Il faut dire aux gens : vous qui êtes
heureux de la victoire de l’équipe de France, souvenez-vous qu’en 2011,
des personnes ont voulu mettre en place des quotas pour les binationaux.
Avec ces quotas, nous n’aurions pas cette équipe-là. Ce projet a été
empêché grâce au courage d’un lanceur d’alerte, Mohamed Belkacemi.
Dans le cas du match Benfeld-Mackenheim, le District d’Alsace de
football a condamné à égalité tous les protagonistes, dix matchs de
suspension pour tous.
C’est une décision extrêmement lâche, cela revient à ne pas
sanctionner. Il n’y a ni victime ni bourreau. En ne prenant pas la
mesure de la gravité de la situation, ils permettent au racisme de
perdurer. Ils participent au mauvais traitement des Noirs par la
société, ils l’autorisent à les violenter, les sous-estimer, les
mépriser. Si les agresseurs et les victimes avaient la même couleur de
peau, ils n’auraient pas tous eu la même peine. On ne condamne pas de
manière identique victimes et agresseurs. Mais dans ce cas-là, on les
met sur le même plan, au même niveau, pour ne pas traiter de la question
raciste. L’essentiel, c’est de ne pas faire de vague, pour ne pas être
taxé de district raciste. Je doute que ces dirigeants aient pensé au
ressenti de ces footballeurs noirs, à la manière dont ils vivraient
cette affaire et leur sanction.
Autrement dit, la couleur de peau conditionnerait la lecture de la situation ?
C’est la réalité. Si au District d’Alsace de football la majorité des
personnes étaient noires, est-ce qu’il y aurait eu cette sanction ? Les
décisions prises dans les affaires de racisme émanent souvent d’une
classe dirigeante majoritairement blanche qui ne subit pas le racisme,
qui est éduquée à ne pas le voir ou à refuser de le voir. Si le racisme
existe encore dans nos sociétés, c’est qu’il y a encore beaucoup de
personnes qui trouvent ce comportement tout à fait normal, se retrouvent
dans cette façon de penser. Demandez aux joueurs, aux supporteurs, aux
gens du District, s’ils aimeraient être traités de la même façon que la
société traite les personnes de couleur noire. A chaque fois que je pose
la question dans les écoles, les enfants répondent non. Eux-mêmes
savent. Ils savent qu’on ne se comporte pas pareil avec les Noirs.
Quand on décortique la réflexion autour du racisme, on en arrive à
une remarque dangereuse : les gens ne se perçoivent pas blancs. Dans
l’absolu, c’est une bonne chose. Mais comme ils n’ont pas conscience
d’être blancs, ne se nomment pas blancs, ils ne se rendent pas compte
combien leur couleur de peau influence leur perception des personnes
noires, leurs actes envers elles. Moi, je sais que je suis noir parce
qu’on me l’a tellement répété. Je suis devenu noir à 9 ans, en arrivant
en région parisienne. Les autres enfants, qui me disaient noir, ne se
disaient pas blancs. Les gens blancs sont capables de parler d’un
physique noir, d’une pensée noire, mais ils ne parlent jamais d’eux.
Sauf qu’ils se pensent tout le contraire. Si les Noirs courent vite,
sont forts, cela sous-entend que les Blancs sont plus intelligents,
intellectuels. Dans les années à venir, il faudra questionner cette
structure de pensée : pourquoi les Blancs font cela ? Aujourd’hui, c’est
compliqué de rappeler aux Blancs qu’ils sont blancs, cela entraîne
souvent des blocages, c’est vécu comme une agression.
Quel discours éducatif contre le racisme portez-vous ?
J’essaie d’être le plus simple possible. De démontrer que le racisme
n’est pas quelque chose de naturel, mais résulte d’une éducation. Je dis
aux enfants que selon leur couleur de peau, leur sexe, leur orientation
sexuelle, ils ne vivent pas la société de la même façon. Je leur dis de
faire attention, qu’ils sont éduqués de manière inconsciente à se
penser mieux que les autres, plus légitimes ou au contraire moins bien.
Il s’agit de leur faire prendre conscience des stéréotypes que la
société ancre en eux, pour déjouer les mécanismes de domination. Et pour
l’heure, le racisme, quand il ne fait pas l’objet d’un déni, est traité
de manière superficielle… Dans l’affaire Weinstein, on aurait pu s’en
tenir à l’acte d’un gros dégueulasse, s’arrêter là. Mais ce cas a permis
de mettre au jour le système qui le sous-tend, qui a permis à Weinstein
de perpétrer ses violences avec un sentiment d’impunité : la domination
des hommes sur les femmes. Or, quand il s’agit d’un acte de racisme, on
ne se pose jamais la question. Si dans un stade, des supporteurs font
le bruit du singe parce que je touche un ballon, parce que je suis noir,
on se contente de dire qu’il s’agit de gens stupides. Mais cela raconte
autre chose, cela dit quelque chose de la relation à l’autre selon la
couleur de peau, d’une idée de supériorité. En chaque personne blanche,
il peut y avoir des séquelles de cette façon de penser. Cela ne veut pas
dire qu’il y en a forcément, mais on doit au moins se poser la
question. Le documentaire de Raoul Peck sur James Baldwin, I Am Not Your Negro, l’explique
très bien : il faut que les personnes blanches se demandent pourquoi
ils ont besoin des Noirs. Parce que le racisme, ce n’est pas le problème
des Noirs. Comme le sexisme n’est pas le problème des femmes, ou
l’homophobie le problème des homosexuels. Ce n’est pas eux qui peuvent
résoudre le problème. Et très souvent, c’est aux victimes qu’on demande
de le résoudre.
Pourquoi n’y a-t-il pas plus de voix qui s’élèvent contre le racisme dans le football ?
Quand j’étais joueur de foot, c’était déjà difficile de dénoncer les
actes de racisme, même quand cela me touchait en plein cœur. Il ne
fallait pas parler de ce qui est scandaleux. Parce qu’il ne faut pas
gâcher le jeu, mais donner une bonne image, l’impression que tout va
bien… Dans le foot professionnel, aucun arbitre n’a jamais arrêté un
match à la suite d’actes de racisme. Même à ce niveau-là, les joueurs
qui se plaignent de racisme sur le terrain finissent parfois avec un
carton. Alors même que la visibilité est forte, rien n’est fait. Autant
dire que dans le foot amateur, et encore plus en zone rurale, c’est
pire. Voilà pourquoi il faut parler, et ce d’autant plus lorsque vous
êtes un joueur médiatisé, car cette position est plus facile, et que
vous êtes plus audible. Dans le foot amateur, dénoncer du racisme, cela
peut même se retourner contre vous. Les clubs, en général, demandent aux
joueurs de laisser tomber, de ne rien dire. Les personnes qui ont une
visibilité ont aussi une responsabilité : s’opposer aux injustices, pour
en finir avec cette hypocrisie qui consiste à fermer les yeux. Il faut
une libération de la parole, faire comprendre aux gens que par leur
inaction et leur silence, ils entretiennent le racisme.
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