Par Marie-Caroline Saglio-Yatzimirsky
Professeur d’anthropologie, psychologue clinicienne
Sarah Iribarnegaray
Psychiatre
Tribune. La violence des lois de l’asile dans les
pays européens et leur impact désastreux sur la santé et la précarité
des migrants ont été maintes fois dénoncés. En revanche, on connaît
moins les limites de la loi française, où l’Etat de droit se retrouve le
premier compromis par des mesures qui sont autant d’entorses au respect
de la personne, et dont les effets pervers viennent anéantir toute
politique d’accueil cohérente. Dans le domaine de la santé, les
contradictions se cristallisent particulièrement autour de la question
du trauma psychique.
Les demandeurs d’asile qui ont vécu
dans leurs pays d’origine des menaces, incarcérations ou violences
souffrent fréquemment d’état de stress post-traumatique compliqué
d’épisodes dépressifs. Ces individus aux capacités mémorielles
perturbées ne parviennent pas à effacer la violence des images dans leur
esprit, ne dorment plus, sont rivés à une angoisse envahissante.
Troubles faciles à ignorer
Pour
ceux-là, la procédure d’asile a des conséquences terribles. En effet,
ces patients qui précisément devraient attester des violences subies et
faire pencher le juge du côté de la protection française ne peuvent
parler avec « cohérence » et « spontanéité » des horreurs vécues, comme
le souhaiterait une procédure fondée sur le récit. Un patient ayant subi
un traumatisme grave peut se présenter perplexe ou détaché, son
discours parfois peu cohérent, voire contradictoire, sa mémoire troublée
rendant les éléments biographiques (parcours de vie et de migration)
difficiles, voire impossibles à verbaliser. Ces troubles
post-traumatiques sont du reste invisibles et variables dans leur
présentation selon les individus, donc faciles à ignorer ou à mettre en
doute.
Parmi les récentes mesures, la loi sur le droit
des étrangers de mars 2016 a transféré l’évaluation médicale des
étrangers malades des médecins des agences régionales de santé (ARS)
dépendant du ministère de la santé à ceux de l’Office français de
l’immigration et de l’intégration (OFII), autrement dit au ministère de
l’intérieur. La récente loi de septembre 2018 exige que le demandeur
d’asile fasse conjointement la demande d’asile politique et la demande
de séjour pour soins. Or la plupart des exilés ne peuvent préciser leurs
troubles qu’une fois leur accès aux soins effectif, bien après leur
arrivée.
«Le premier motif des demandes, les troubles de la santé mentale et du comportement, est aussi celui qui fait l’objet du refus le plus massif»
Ainsi,
l’octroi de la demande d’admission au séjour pour soins (APS) a baissé
de 39 % en 2017. Le taux d’avis défavorables (47 %) est en augmentation
par rapport aux années précédentes. Plus précisément, comme en témoigne le rapport de l’OFII au Parlement sur la procédure d’admission au séjour pour soins de 2017, le rejet des demandes est inversement proportionnel au classement de la pathologie invoquée.
Le
premier motif des demandes, concentrant plus d’un cinquième de
celles-ci, les troubles de la santé mentale et du comportement, est
aussi celui qui fait l’objet du refus le plus massif, avec plus de 75 %
de taux de rejet. Les maladies organiques, par exemple les maladies du
sang, sont acceptées à plus de 85 %. L’OFII semble se féliciter de ces
taux. Pourquoi tant de suspicion à l’égard des pathologies mentales et
du psycho-trauma ? Pourquoi un tel déni de la souffrance psychique?
Contrairement
à beaucoup de maladies organiques, les troubles mentaux ne sont souvent
pas objectivables ni quantifiables par des examens paracliniques ;
seule l’analyse du tableau clinique permet de poser le diagnostic.
L’OFII n’hésite pas, dans son rapport, à avancer que le « problème
de la réalité de l’affection se pose parfois, notamment quand le
diagnostic repose essentiellement sur des éléments déclaratifs ».
On aurait pu penser que, au vu des certificats de suivi des psychiatres
et psychologues inclus dans les dossiers, les médecins de l’OFII
reconnaissent cette pathologie. Ce n’est pas le cas, et la mise en doute
systématique de celle-ci a des conséquences graves. Au niveau
professionnel, elle met directement en cause la bonne foi et l’expertise
des soignants.
Si une catégorie de maladie, en
l’occurrence les maladies mentales, est quasi systématiquement refusée
par les collègues de l’OFII, la décision médicale ne perd-elle pas de sa
valeur au profit d’un biais politique ? Est-il question de prise en
charge médicale ou de gestion des flux migratoires?
Selon
la nouvelle procédure, un dossier est examiné successivement par quatre
médecins de l’OFII, un médecin rapporteur puis par trois médecins
composant un collège. Or, celui-ci n’est pas composé de manière
systématique d’au moins un psychiatre, lui-même formé à la clinique du
psycho-traumatisme. De plus, le temps imparti lors de la consultation
médicale est souvent minimaliste et peut se faire sans la présence
systématique d’un interprète.
Appréciation variable selon les médecins
Or,
puisqu’il s’agit de protéger des personnes qui n’ont pas accès à ces
soins dans leur pays d’origine, on peut sans risque formuler que la
prise en charge médicale des psycho-traumas et dépressions n’y existe
pas. Rappelons, dans les pays dont viennent nos patients, la
stigmatisation des malades souffrant de troubles mentaux, la pénurie
aiguë de personnels qualifiés et de structures sanitaires, la difficulté
d’accès aux soins, les coûts élevés et le manque de médicaments. Un
rapport d’une ONG de 2013 faisait état d’un seul établissement public
psychiatrique à Kinshasa pour toute la République démocratique du Congo.
L’un des critères majeurs d’appréciation des dossiers par les médecins de l’OFII est celui des « conséquences d’une exceptionnelle gravité en l’absence de soins pour les demandeurs ».
Il semble que l’acception de cette notion fasse l’objet d’une
appréciation variable selon les médecins : faut-il systématiquement
mettre en avant l’éventualité d’un risque suicidaire pour attester de la
gravité de la souffrance psychique?
Surtout, cela a
des conséquences lourdes pour des exilés déboutés, sans papiers, qui ont
besoin d’être soignés : présents en France, ils n’en partiront pas.
Confinés dans l’illégitimité, c’est une condamnation à l’errance qui les
frappe, en contradiction brutale avec la politique d’intégration de la
France, pays au principe d’accès universel aux soins.
Sarah Iribarnegaray est psychiatre. Marie-Caroline Saglio-Yatzimirsky est anthropologue et psychologue, spécialiste des questions d’exclusion en Inde et au Brésil.
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