samedi 1 juin 2024

Demandeurs d’asile : « Derrière les “défaillances systémiques” du dispositif d’accueil français, il y a un refus d’adopter des solutions pragmatiques »

Par Guillaume Rossignol directeur du Jesuit Refugiee Service Source: Le Monde.fr Alors que la manière dont la France accueille les demandeurs d’asile est régulièrement pointée, Guillaume Rossignol, directeur du Service jésuite des réfugiés, invite, dans une tribune au « Monde », à ne pas céder à l’idéologie, à respecter les droits des personnes et à choisir des solutions à la fois humaines et viables.
En mars 2024, un arrêt du Conseil du contentieux des étrangers belge a empêché le transfert d’un demandeur d’asile vers la France au vu de « défaillances systémiques » du dispositif d’accueil de l’Etat français. Selon cet arrêt, ce demandeur d’asile risquait d’être traité de manière incompatible avec ses droits fondamentaux. « Certaines nuits, je reste assis sur une chaise près des agents de sécurité d’un hôpital, par crainte d’être de nouveau agressé durant mon sommeil », témoigne, par exemple, M. N., demandeur d’asile, accompagné par le Service jésuite des réfugiés (JRS France). Les défaillances dans l’accueil des demandeurs d’asile ne sont pas nouvelles. La France a ainsi été condamnée par la Cour européenne des droits de l’homme en 2021 pour les traitements inhumains et dégradants dont avaient été victimes des personnes en demande d’asile. Mais le plus inquiétant est l’ampleur de ces défaillances. Au 31 mars 2024, selon les chiffres issus d’Eurostat et de l’Office français de l’immigration et de l’intégration (OFII), un organisme chargé de délivrer les « conditions matérielles d’accueil », c’est-à-dire une domiciliation, un hébergement et une allocation minimale assurant aux demandeurs un niveau de vie digne qui garantisse leur subsistance et protège leur santé physique et mentale, plus de 46 000 personnes en demande d’asile en étaient privées. Justifier l’injustifiable Or, plus qu’une crise du système d’accueil contre laquelle « on ne pourrait rien » – elle résulterait, par exemple, de l’impossibilité de traiter de trop nombreuses demandes –, certains cas manifestent une volonté délibérée de laisser perdurer ces situations et de justifier l’injustifiable, en s’abritant derrière le paravent du « droit ». Lire aussi | Article réservé à nos abonnés Le recours croissant des pays de l’UE à une « immigration choisie » pour faire face à la pénurie de main-d’œuvre Ainsi en est-il de la politique française envers les demandeurs d’asile dits « dublinés », par référence au règlement européen de Dublin, organisant les procédures d’asile au sein de l’Union européenne (UE) et dont les principes ont été globalement repris par le pacte européen sur l’asile et la migration adopté le 14 mai 2024. Lire aussi la tribune | Article réservé à nos abonnés Migrations : « L’UE multiplie les contournements ou les contraventions au droit européen » Ces personnes, qui ont demandé la protection internationale de la France et y séjournent, sont entrées sur le territoire de l’UE par un autre pays. En application des textes précités, la France peut, pendant une durée de dix-huit mois, demander leur transfert dans le pays par lequel elles sont entrées dans l’UE (procédure Dublin) afin que ce pays assume et instruise lui-même la demande d’asile. Mais, une fois passé ce délai, la France devient responsable de leur demande d’asile. Or, nos autorités refusent à ces personnes tout moyen de subsistance, prétendant ne pas y être tenues en application du droit en vigueur. L’accès au travail des demandeurs d’asile Quelle que soit l’interprétation que l’on donne du droit français ou européen applicable, les priver d’une allocation et d’un hébergement en plus d’un accès au travail, c’est laisser les demandeurs d’asile dans une situation inhumaine et dégradante qui ne peut être conforme à aucun droit. Une première en la matière, le Service jésuite des réfugiés (JRS France) vient d’introduire devant le Conseil d’Etat une requête « en reconnaissance de droits » − un dispositif original introduit par une loi de 2016 sur la modernisation de la justice du XXIe siècle − pour faire reconnaître les droits individuels de l’ensemble de ces personnes au bénéfice des « conditions matérielles d’accueil ». Nous ne devons pas laisser justifier l’injustifiable, mais garder le souci de la justice. Derrière ces « défaillances systémiques » du dispositif d’accueil français, il y a aussi un refus d’adopter des solutions pragmatiques, en laissant l’idéologie prendre le dessus. Selon l’économiste El Mouhoub Mouhoud, président de l’université Paris-Dauphine-PSL, nous assistons à un « recul inquiétant de l’argumentation rationnelle » sur les questions d’immigration. Ainsi, une grande pluralité d’acteurs, y compris le Medef et les syndicats de salariés, se sont prononcés en faveur d’une solution simple : l’accès au travail des demandeurs d’asile. Cela réduirait, en effet, les coûts de leur accueil tout en leur permettant de se sentir utiles et en faisant rentrer des ressources dans le budget de l’Etat, à l’heure où les finances sont au rouge, le tout dans un contexte de pénurie de main-d’œuvre, puisque les trois quarts des PME françaises déclaraient, fin 2023, rechercher en vain du personnel. Renoncer aux discours réducteurs D’après un rapport de JRS France, fondé sur les données d’enquêtes publiques de la Commission européenne, la France est le seul pays de l’Union européenne, avec la Hongrie, à ne pas accorder aux demandeurs d’asile un accès effectif au marché du travail. Lire aussi la tribune | Article réservé à nos abonnés Pacte européen sur la migration et l’asile : « Le régime d’asile actuel est inhumain par nature ; il doit être réformé en profondeur » Si tous les autres pays européens le font, ce n’est pas uniquement parce que c’est un droit établi par la directive européenne accueil mais aussi, et peut-être d’abord, parce que cela sert leurs intérêts économiques et sociaux sans que soit constaté pour autant un quelconque « appel d’air ». Il nous faut garder le souci de la réalité ; la réalité, c’est bâtir des solutions viables qui ne renoncent pas à l’humain. Si les situations indignes se propagent, c’est que nous n’y résistons pas avec assez de force, parce que nous perdons la perception de l’unicité et du caractère irremplaçable de chacun. C’est là le danger qui nous menace et menace l’Europe. Dans son poème Restons éveillés, dédié aux travailleurs immigrés, Missak Manouchian nous l’intimait déjà : il nous faut renoncer aux discours réducteurs pour garder claire vision et hauteur de vue. Guillaume Rossignol est directeur de JRS France (Service jésuite des réfugiés), une organisation catholique internationale qui agit aux côtés des demandeurs d’asile et des réfugiés. Guillaume Rossignol (directeur du Jesuit Refugiee Service)

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