En 2015, on demande encore à des Français de troisième ou quatrième
génération de s’intégrer… L’historien Benjamin Stora dénonce le discours
dépassé de nos élites et ses relents colonialistes.
Source: telerama.fr
Historien, professeur à l'université
Paris-XIII, Benjamin Stora est né en 1950 à Constantine (alors Algérie
française). Spécialiste du Maghreb contemporain, de l'Algérie et de
l'immigration en France (1), il est depuis août dernier président du
conseil d'orientation de la Cité nationale de l'histoire de
l'immigration.
A partir de quand parle-t-on d’intégration en France ?
Jusque dans les années 50, la République pratique l'« assimilation ».
On ne demandait pas aux Corses ou aux Bretons d'abandonner leurs
origines, mais de respecter les mœurs de vie française, notamment la
langue. Logiquement, la France a adopté cette approche avec l'Algérie,
puisque celle-ci était considérée comme française. Dans les années 30,
des personnages comme le leader nationaliste Ferhat Abbas étaient
d'ailleurs qualifiés d'« assimilationnistes », de façon non
péjorative. Ils disaient : « Oui à l'assimilation culturelle, car la
France nous apporte la République, la modernité, la culture. Mais nous
voulons rester musulmans. » A la question « peut-on être français et
musulman à part entière ? », Abbas répondait donc par l'affirmative.
Mais la montée des nationalismes et la décolonisation vont tout
bouleverser.
D’où le nouveau terme d’intégration?
Oui, et c'est Jacques Soustelle (1912-1990), nommé gouverneur général
d'Algérie par la gauche en 1955, qui parle le premier d'intégration.
Cet ethnologue de formation cherchait un terme qui permette de préserver
les traditions culturelles des populations locales tout en avançant la
carte de l'égalité politique : « Instruire et construire, explique-t-il, aider
à vivre mieux, accélérer le mouvement de progrès déjà imprimé par la
France à cette province qui lui est si chère, tels sont nos objectifs. » Intégration devient son mot-clé, puis celui des socialistes quand ils arrivent au pouvoir en janvier 1956.
Pour le général de Gaulle, ensuite, trois solutions s'offrent à la
France face au problème algérien (comme il le souligne dans son célèbre
discours du 16 septembre 1959) : la « sécession » de l'Algérie, éventualité qu'il a d'abord rejetée ; la « francisation »,
qui aurait permis aux Algériens d'accéder aux fonctions politiques,
administratives, judiciaires – mais le terme était trop outrancier pour
être adopté. Et une troisième voie, qui avait sa préférence, l'« association »,
qui impliquait une forme d'égalité entre deux entités distinctes.
L'indépendance de l'Algérie, en 1962, a momentanément évacué cette
notion d'intégration qui n'avait plus lieu d'être.
Pourtant, elle va ressurgir…
Oui, au tournant des années 70 et 80, quand les enfants des immigrés
algériens, qui ont acquis une forte visibilité, mettent la question des «
Beurs » sur le devant de la scène. Et le fantôme algérien revient. Il
s'agit alors d'éviter les erreurs du passé, de ne pas se retrouver
coincé entre assimilation radicale et séparation. Les socialistes
ressortent l'intégration : mot-valise, consensuel, compromis qui définit
les conditions d'entrée dans la société française. Il leur permet
aussi, dans le milieu des années 80, de lutter contre le
différentialisme porté par les mouvements antiracistes de l'époque –
notamment SOS Racisme, le Mrap, la Licra – qui s'inscrivent dans une
perspective de valorisation des différences.
Depuis, le mot d’intégration n’a plus quitté le débat public…
D'où la question que les enfants des Beurs posent dans les années
2000 : « Pourquoi parler d'intégration puisque nous sommes français ? »
Tout se passe comme si, en persistant dans l'usage de ce terme, on
continuait à leur demander un droit d'entrée. A chaque fois que la
société traverse un moment de crise, avec le voile ou, plus récemment,
l'émergence de jeunes djihadistes, on dit : « Il faut mieux les
intégrer. » Alors que beaucoup d'entre eux sont des Français de
troisième, voire de quatrième génération, et qu'ils ont souvent perdu
l'usage de la langue arabe ! La vraie question est ailleurs : comment
ces Français vivent-ils le fait d'être originaires de territoires situés
hors de France ?
Vous estimez qu’on ne se la pose pas assez?
Nos élites politiques, intellectuelles et médiatiques refusent de
voir l'évolution de la société réelle et accusent un retard considérable
dans leur perception de la présence maghrébine en France. Je parle
volontairement du Maghreb, car 80 % de ceux qu'on appelle les « musulmans »
sont d'origine maghrébine. Or, nous ne connaissons rien de l'histoire
du Maghreb au XXe siècle, et, par facilité, nous cherchons à tout
ramener à la question religieuse, c'est-à-dire à l'islam. Mais nous ne
sommes pas face à une communauté homogène, qu'on pourrait désigner par «
les Musulmans-issus-de-quartorze-siècles-d'histoire-musulmane »!
Nous parlons de gens issus d'une géographie, d'une histoire à chaque
fois différente, dont on ne sait rien en France. Six millions de
Français viennent de là. Comment vivre et dialoguer avec eux si personne
ne connaît les responsables politiques, écrivains, artistes ou
congrégations religieuses qui ont fait cette histoire ? Il faut
enseigner cette dernière si l'on veut intégrer ces populations dans un
récit national républicain.
Une histoire qui renvoie aussi à des souvenirs douloureux…
Aujourd'hui, le Maghreb n'est appréhendé que dans la perspective de
son rapport conflictuel avec la France, c'est-à-dire la guerre
d'Algérie. Les études historiques plus larges ont certes progressé, mais
on commence toujours par la fin : les accords d'Evian de 1962, la
question des harkis ou des pieds-noirs… Ce qui précède, ce qui suit,
reste un vaste trou noir.
L’opinion publique est parfois heurtée quand certains jeunes
Français brandissent le drapeau algérien lors de manifestations
sportives. Comment expliquer leur attitude ?
Les jeunes d'origine algérienne ne sont pas les seuls à brandir un
drapeau qui est celui de leurs parents, ou de leurs grands-parents.
C'est aussi le cas de jeunes d'origine portugaise par exemple, mais on
ne l'évoque que rarement (cela a été vu lors de la dernière Coupe du
monde de football). Leur geste signifie qu'ils restent attachés à une
origine familiale ; ce qui ne veut pas dire, loin de là, qu'ils sont
contre la France.
A mon avis, ce qui choque, c'est que ces manifestations
d'attachement, qui ont toujours existé dans la sphère privée, débordent
désormais dans l'espace public. La frontière entre public et privé
s'efface sur bien d'autres aspects, par exemple religieux, mais cette
attitude nous renseigne surtout sur l'état de crise du modèle
républicain français : il est incapable d'unir ses différentes
composantes autour d'un projet, d'un vivre-ensemble communs.
Pourquoi la question de l’intégration semble-t-elle beaucoup moins
concerner les autres immigrations, italienne, polonaise, espagnole ou
portugaise ?
Pour la bonne raison qu'elle a été inventée pour l'immigration
algérienne et renvoie à l'histoire coloniale. Nous n'avons pas le même
contentieux avec les autres immigrations, même si leur entrée a aussi
été douloureuse, notamment pour les Italiens et les Polonais. Si l'on se
polarise sur l'immigration maghrébine, c'est aussi parce que
l'imaginaire occidental sur l'islam – ses valeurs jugées rétrogrades,
son prosélytisme redouté et son inadaptation supposée à la démocratie –
s'est surajouté à l'histoire coloniale.
A quoi s'ajoute aujourd'hui la question de la concurrence ou de la
coopération économique d'un Maghreb très proche, et en expansion, qui
comptera bientôt 100 millions d'habitants. Est-ce une menace ou une
opportunité ? Les élites françaises hésitent. Et, à force d'hésiter, la
France perd des marchés de l'autre côté de la Méditerranée, comme en
Algérie, où elle n'aura bientôt plus sa place de premier partenaire
économique. C'est historique.
Finalement, peut-on dire que l’intégration a fonctionné?
Contrairement à ce qu'affirment Eric Zemmour et d'autres, je pense
que notre modèle républicain est plutôt une réussite. Ces dernières
décennies, des Français « nouvelle manière » sont entrés dans la
société, tout en restant attachés à leurs origines. A la marge, on
trouve bien sûr des individus radicalisés, qui veulent détruire le
système. Mais l'immense majorité des descendants des immigrations
maghrébines postcoloniales ne se vit pas autrement que comme française.
Ce qui n'empêche pas que d'immenses progrès restent à faire. Ils
concernent les nouvelles générations au sens large, et pas seulement
celles liées au Maghreb. La France a profondément changé, et les jeunes –
tous les jeunes ! –, premières victimes du chômage, sont
sous-représentés dans les institutions. Il est indispensable que les
partis politiques, les syndicats, les médias leur donnent la place qui
leur revient. Une société ne peut oublier ceux qui représentent son
avenir.
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