GRAND FORMAT. La terrible odyssée de Kingsley pour gagner l'Europe

700
morts au large de la Libye : la Méditerranée a été le théâtre, le 19
avril, d'un énième drame migratoire. Chaque jour, ils sont des centaines
à jouer leur vie pour rejoindre les rives européennes. Derrière
l'anonymat des chiffres égrenés par les dépêches, il y a des histoires –
comme celle de Kingsley.
Il y a une dizaine d'années, ce jeune
Camerounais s'est lancé dans un long voyage clandestin vers la France.
Les chemins du désert sous la menace des passeurs, la dramatique
traversée vers les Canaries sur un esquif, l'arrivée sur le continent :
toute son odyssée a été documentée par le photographe Olivier Jobard,
dont le reportage exceptionnel a été primé au World Press 2005. Une
décennie plus tard, ces photos n'ont hélas rien perdu de leur actualité.
Elles offrent un éclairage édifiant sur les épreuves qu'endurent les
migrants sur la route de l'Europe.

"Même
si je sais nager, je suis très inquiet. Il n'y a aucune côte à
l'horizon. Si je tombais à l'eau, dans quelle direction devrais-je nager
?" s'interroge Kingsley pendant la traversée fatidique. C'est l'un des
moments capturés par le photographe Olivier Jobard au cours des six mois
de voyage entre le Cameroun et la France. Découvrez, à partir de
l'image suivante, le "carnet de route" du jeune migrant. (Olivier Jobard / MYOP)

"Kingsley
: c'est mon nom. J'ai 22 ans et j'étais maître nageur sur la côte sud
du Cameroun. Je gagnais 30.000 francs CFA par mois. Environ 50 euros. Un
salaire moyen dans mon pays qui permet de manger tous les jours : c'est
tout." (Olivier Jobard / MYOP)

"Toutes
les familles dans mon pays souhaitent que leurs enfants partent en
Europe pour s'en sortir. Ici, les pauvres sont de plus en plus pauvres
chaque jour. Mes parents ne pouvaient réunir tout l'argent du voyage.
Alors je me suis débrouillé." (Olivier Jobard / MYOP)

"Chez
mes parents on vit à 10 dans 2 pièces. Parfois, à plus, quand on
héberge des cousins. Il y a des lits partout. Trois de mes sœurs sont
encore à l'école. Un de mes frères a un petit boulot. Les autres ne
travaillent pas. C'est difficile !" (Olivier Jobard / MYOP)

"Le
27 mai 2004, il est 9h00 quand je monte dans le bus pour Yaoundé, la
capitale. Ça fait deux jours que je n'arrive pas à manger ni à dormir.
Je pense aux conseils de ma mère. ''Sois un garçon sage en Europe, ne
créé pas de problème. N'oublie pas ta famille." (Olivier Jobard / MYOP)

"À Yaoundé, je prends le train pour me rapprocher de la frontière du Nigeria. Je passe toute la nuit à voyager." (Olivier Jobard / MYOP)

"Sur
la route qui mène à Agadez (Niger), je voyage sur la benne d'un camion.
J'ai acheté un foulard pour me protéger de la chaleur et du sable. Plus
on remonte vers le Nord, vers le désert du Sahara, plus je souffre de
la chaleur." (Olivier Jobard / MYOP)

"Tout
à Agadez est chaud : le sol, les murs, les maisons, l'eau... Quand je
respire, l'air me brûle le nez et la bouche. Pour la première fois
depuis mon départ, je commence à expérimenter un climat totalement
différent de celui de mon pays." (Olivier Jobard / MYOP)

"À
Agadez, je discute avec mes compagnons. Je découvre que tous, ici,
cherchent à aller en Algérie, au Maroc... Il y a un vrai business pour
ça. Les passeurs sont tous des escrocs. J'en trouve un pour me faire
traverser le Sahara." (Olivier Jobard / MYOP)

"Après
sept jours d'attente, on nous a entassés, 35 hommes, les uns sur les
autres, en équilibre, à l'arrière d'un 4x4. J'ai peur de tomber mais je
crains surtout les brigands. Un Ghanéen m'a raconté qu'ils battent les
voyageurs pour les voler." (Olivier Jobard / MYOP)

"Quand
la voiture s'arrête, la moindre parcelle d'ombre est précieuse. On en
profite pour se reposer et pour manger. J'avais acheté des biscuits
avant le départ. C'est chacun pour soi. C'est rare de partager. (...)
Dans un oasis, 28 Africains avaient été abandonnés par leur passeur.
Seuls, dans le désert, ils espéraient qu'un chauffeur les prendrait en
pitié." (Olivier Jobard / MYOP)

"Les
hommes n'arrêtent pas de se battre pour garder leur place. Quand le
moteur cale, on doit descendre et pousser, alors qu'on est déjà
assoiffés. Pour la traversée, j'avais acheté un bidon de 20l d'eau. Il
est accroché avec ceux des autres sur le côté de la voiture. L'eau c'est
la vie dans le désert. Tu ne peux pas t'amuser avec ça." (Olivier Jobard / MYOP)

"Le
voyage dure six jours. Au bout de trois, nous n'avons plus rien à
boire. Le chauffeur nous a arrêté à un puits. L'eau sentait le marécage.
Il y avait des grenouilles et des moustiques dedans. On l'a bue quand
même. Le soir, un homme a vomi." (Olivier Jobard / MYOP)

"Au
Maroc, j'achète des faux papiers. On a mis ma photo sur le passeport
d'un autre. Ma nouvelle identité est : Amirou Diaolo, Sénégalais. Plus
tard, j'ai été arrêté. J'ai récité ma leçon mais je me suis trompé sur
la taille. Alors, ils m'ont mis en prison." (Olivier Jobard / MYOP)

"À
Rabat, je passe le mois d'août dans un 'Guettho' de camarades. Ils sont
plein d'Africains qui attendent d'aller à Malaga ou Tarifa, en
Espagne." (Olivier Jobard / MYOP)

"Après
plusieurs jours dans le désert, nos passeurs nous apportent le bateau
dans lequel nous devons embarquer. C'est une barque en bois brut, pleine
de trous. Il faut les boucher au mastic puis passer deux couches de
peinture sur la coque." (Olivier Jobard / MYOP)

"Nous
portons puis poussons le bateau en mer. Quand je saute à l'intérieur,
les autres sont déjà assis les uns sur les autres. Le capitaine réussit à
passer au-dessus des quatre premières vagues mais la cinquième retourne
le bateau. Je coule puis je nage aussi vite que possible pour sortir de
l'eau glacée. Les autres crient. Ils se noient. Je retourne deux fois à
l'eau pour les aider à regagner la plage. Puis je m'écroule. Il manque
deux personnes à l'appel." (Olivier Jobard / MYOP)

"Après
le naufrage, je suis complètement cassé. C'est le jour le plus triste
que j'ai vécu depuis mon départ du Cameroun. J'appelle ma famille grâce
au portable d'Olivier. J'apprends que ma tante vient de mourir. Ça me
fait mal jusque dans les os." (Olivier Jobard / MYOP)

"Sur
notre groupe de 34 personnes, seules 4, dont moi, ont encore des
chaussures. Les autres ont tout perdu, leurs vêtements y compris. Alors,
ils se fabriquent des sandales." (Olivier Jobard / MYOP)

"Nous
ne sommes plus que 26 personnes pour la deuxième traversée. Nous avons
le même bateau avec le même vieux moteur. Nous avons encore plus peur
que la première fois. Les passeurs nous surveillent armés de leur
couteau." (Olivier Jobard / MYOP)

"Malgré nos réparations, le bateau prend l'eau de partout. il faut écoper en permanence. Nous avons de l'eau jusqu'aux mollets." (Olivier Jobard / MYOP)

"Les
garde-côte espagnols nous arrêtent. Curieusement, nous sommes soulagés.
Ils nous font monter sur leur vedette. Ils ne sont pas gentils. Mais
nous sommes tous en vie." (Olivier Jobard / MYOP)

"Après
30 jours passés en rétention, je suis relâché à Malaga. Je n'ai pas dit
que j'étais camerounais. Ils n'ont pas pu déterminer mon pays
d'origine. Je suis donc libre, en possession d'un sauf conduit établi
par les autorités espagnoles. (...) Le centre de la Croix-Rouge nous a
donné des vêtements." ( )

"C'est ma première nuit en Europe et je la passe dehors ou presque." (Olivier Jobard / MYOP)

"Je
remonte vers la frontière française. Je ne suis pas tranquille. Je ne
sais pas si je vais être contrôlé ou pas. On m'a conseillé de prendre le
train un dimanche : c'est plus sûr..." (Olivier Jobard / MYOP)

"Le
8 novembre, plus de cinq mois après mon départ de Limbé, je suis dans
une gare française. J'attends mon ami, celui avec qui j'ai grandi.
Depuis trois ans, il est marié à une Française et il vit en Europe." (Olivier Jobard / MYOP)

"C'est
la joie des retrouvailles. Je pense alors que j'ai fait le plus dur et
que j'ai réussi. En réalité, ça continue. Je suis un hors-la-loi car je
suis clandestin. Et ça fait mal. Je ne peux rien faire sans avoir peur." (Olivier Jobard / MYOP)

"J'ai choisi de construire ma vie en Europe, mais ma famille me manque terriblement." (Olivier Jobard / MYOP)

"Si
j'avais su avant mon départ toutes les épreuves que je devais
affronter, je ne serais peut-être jamais parti. Jamais je ne
recommanderais à l'un de mes frère de suivre mon exemple." (Olivier Jobard / MYOP)

C'est
sur cette image que s'achève le récit. Dix ans plus tard, nous avons
demandé au photographe Olivier Jobard des nouvelles de son compagnon.
"Kingsley vit aujourd'hui en situation régulière en France. Après deux
années de galère, le reportage photo a joué en sa faveur pour
l'obtention d'une carte de séjour. Il a alors immédiatement trouvé du
boulot. Aujourd'hui, il a un poste dans la manutention à La Défense. Il
évolue, il s'intègre, il paye ses impôts. Si Kingsley est l'exemple
d'une immigration 'subie' plutôt que 'choisie', pour reprendre une
expression entendue avec Nicolas Sarkozy, il représente au final une
immigration réussie, parce qu'on lui a donné la possibilité de
s'intégrer. Il aide désormais sa famille restée au pays, et veut
continuer sa vie en France." (Olivier Jobard / MYOP)

Découvrez le reportage intégral sur le site web d'Olivier Jobard.
Ces photos font également l'objet d'une exposition au Havre jusqu'au
vendredi 24 avril 2015 : "Kingsley, carnet de route d'un immigrant
clandestin", à la Bibliothèque universitaire du Havre, 25, rue Philippe
Lebon. Un autre reportage d'Olivier Jobard, "Ester et Armando", est par
ailleurs exposé au Havre jusqu'au samedi 25 avril à Créapolis, au 79,
avenue René Coty. (Olivier Jobard )
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