mercredi 22 avril 2015

Kingsley, migrant camerounais: "Jamais je ne recommanderais à l'un de mes frères de suivre mon exemple"

GRAND FORMAT. La terrible odyssée de Kingsley pour gagner l'Europe

Cyril Bonnet, Nouvelobs.com, 21 avril 2015


700 morts au large de la Libye : la Méditerranée a été le théâtre, le 19 avril, d'un énième drame migratoire. Chaque jour, ils sont des centaines à jouer leur vie pour rejoindre les rives européennes. Derrière l'anonymat des chiffres égrenés par les dépêches, il y a des histoires – comme celle de Kingsley.

Il y a une dizaine d'années, ce jeune Camerounais s'est lancé dans un long voyage clandestin vers la France. Les chemins du désert sous la menace des passeurs, la dramatique traversée vers les Canaries sur un esquif, l'arrivée sur le continent : toute son odyssée a été documentée par le photographe Olivier Jobard, dont le reportage exceptionnel a été primé au World Press 2005. Une décennie plus tard, ces photos n'ont hélas rien perdu de leur actualité. Elles offrent un éclairage édifiant sur les épreuves qu'endurent les migrants sur la route de l'Europe.

"Même si je sais nager, je suis très inquiet. Il n'y a aucune côte à l'horizon. Si je tombais à l'eau, dans quelle direction devrais-je nager ?" s'interroge Kingsley pendant la traversée fatidique. C'est l'un des moments capturés par le photographe Olivier Jobard au cours des six mois de voyage entre le Cameroun et la France. Découvrez, à partir de l'image suivante, le "carnet de route" du jeune migrant.
"Même si je sais nager, je suis très inquiet. Il n'y a aucune côte à l'horizon. Si je tombais à l'eau, dans quelle direction devrais-je nager ?" s'interroge Kingsley pendant la traversée fatidique. C'est l'un des moments capturés par le photographe Olivier Jobard au cours des six mois de voyage entre le Cameroun et la France. Découvrez, à partir de l'image suivante, le "carnet de route" du jeune migrant.

"Kingsley : c'est mon nom. J'ai 22 ans et j'étais maître nageur sur la côte sud du Cameroun. Je gagnais 30.000 francs CFA par mois. Environ 50 euros. Un salaire moyen dans mon pays qui permet de manger tous les jours : c'est tout."
"Kingsley : c'est mon nom. J'ai 22 ans et j'étais maître nageur sur la côte sud du Cameroun. Je gagnais 30.000 francs CFA par mois. Environ 50 euros. Un salaire moyen dans mon pays qui permet de manger tous les jours : c'est tout."

"Toutes les familles dans mon pays souhaitent que leurs enfants partent en Europe pour s'en sortir. Ici, les pauvres sont de plus en plus pauvres chaque jour. Mes parents ne pouvaient réunir tout l'argent du voyage. Alors je me suis débrouillé."
"Toutes les familles dans mon pays souhaitent que leurs enfants partent en Europe pour s'en sortir. Ici, les pauvres sont de plus en plus pauvres chaque jour. Mes parents ne pouvaient réunir tout l'argent du voyage. Alors je me suis débrouillé."

"Chez mes parents on vit à 10 dans 2 pièces. Parfois, à plus, quand on héberge des cousins. Il y a des lits partout. Trois de mes sœurs sont encore à l'école. Un de mes frères a un petit boulot. Les autres ne travaillent pas. C'est difficile !"
"Chez mes parents on vit à 10 dans 2 pièces. Parfois, à plus, quand on héberge des cousins. Il y a des lits partout. Trois de mes sœurs sont encore à l'école. Un de mes frères a un petit boulot. Les autres ne travaillent pas. C'est difficile !"

"Le 27 mai 2004, il est 9h00 quand je monte dans le bus pour Yaoundé, la capitale. Ça fait deux jours que je n'arrive pas à manger ni à dormir. Je pense aux conseils de ma mère. ''Sois un garçon sage en Europe, ne créé pas de problème. N'oublie pas ta famille."
"Le 27 mai 2004, il est 9h00 quand je monte dans le bus pour Yaoundé, la capitale. Ça fait deux jours que je n'arrive pas à manger ni à dormir. Je pense aux conseils de ma mère. ''Sois un garçon sage en Europe, ne créé pas de problème. N'oublie pas ta famille."

"À Yaoundé, je prends le train pour me rapprocher de la frontière du Nigeria. Je passe toute la nuit à voyager."
"À Yaoundé, je prends le train pour me rapprocher de la frontière du Nigeria. Je passe toute la nuit à voyager."

"Sur la route qui mène à Agadez (Niger), je voyage sur la benne d'un camion. J'ai acheté un foulard pour me protéger de la chaleur et du sable. Plus on remonte vers le Nord, vers le désert du Sahara, plus je souffre de la chaleur."
"Sur la route qui mène à Agadez (Niger), je voyage sur la benne d'un camion. J'ai acheté un foulard pour me protéger de la chaleur et du sable. Plus on remonte vers le Nord, vers le désert du Sahara, plus je souffre de la chaleur."

"Tout à Agadez est chaud : le sol, les murs, les maisons, l'eau... Quand je respire, l'air me brûle le nez et la bouche. Pour la première fois depuis mon départ, je commence à expérimenter un climat totalement différent de celui de mon pays."
"Tout à Agadez est chaud : le sol, les murs, les maisons, l'eau... Quand je respire, l'air me brûle le nez et la bouche. Pour la première fois depuis mon départ, je commence à expérimenter un climat totalement différent de celui de mon pays."

"À Agadez, je discute avec mes compagnons. Je découvre que tous, ici, cherchent à aller en Algérie, au Maroc... Il y a un vrai business pour ça. Les passeurs sont tous des escrocs. J'en trouve un pour me faire traverser le Sahara."
"À Agadez, je discute avec mes compagnons. Je découvre que tous, ici, cherchent à aller en Algérie, au Maroc... Il y a un vrai business pour ça. Les passeurs sont tous des escrocs. J'en trouve un pour me faire traverser le Sahara."

"Après sept jours d'attente, on nous a entassés, 35 hommes, les uns sur les autres, en équilibre, à l'arrière d'un 4x4. J'ai peur de tomber mais je crains surtout les brigands. Un Ghanéen m'a raconté qu'ils battent les voyageurs pour les voler."
"Après sept jours d'attente, on nous a entassés, 35 hommes, les uns sur les autres, en équilibre, à l'arrière d'un 4x4. J'ai peur de tomber mais je crains surtout les brigands. Un Ghanéen m'a raconté qu'ils battent les voyageurs pour les voler."

"Quand la voiture s'arrête, la moindre parcelle d'ombre est précieuse. On en profite pour se reposer et pour manger. J'avais acheté des biscuits avant le départ. C'est chacun pour soi. C'est rare de partager. (...) Dans un oasis, 28 Africains avaient été abandonnés par leur passeur. Seuls, dans le désert, ils espéraient qu'un chauffeur les prendrait en pitié."
"Quand la voiture s'arrête, la moindre parcelle d'ombre est précieuse. On en profite pour se reposer et pour manger. J'avais acheté des biscuits avant le départ. C'est chacun pour soi. C'est rare de partager. (...) Dans un oasis, 28 Africains avaient été abandonnés par leur passeur. Seuls, dans le désert, ils espéraient qu'un chauffeur les prendrait en pitié."

"Les hommes n'arrêtent pas de se battre pour garder leur place. Quand le moteur cale, on doit descendre et pousser, alors qu'on est déjà assoiffés. Pour la traversée, j'avais acheté un bidon de 20l d'eau. Il est accroché avec ceux des autres sur le côté de la voiture. L'eau c'est la vie dans le désert. Tu ne peux pas t'amuser avec ça."
"Les hommes n'arrêtent pas de se battre pour garder leur place. Quand le moteur cale, on doit descendre et pousser, alors qu'on est déjà assoiffés. Pour la traversée, j'avais acheté un bidon de 20l d'eau. Il est accroché avec ceux des autres sur le côté de la voiture. L'eau c'est la vie dans le désert. Tu ne peux pas t'amuser avec ça."

"Le voyage dure six jours. Au bout de trois, nous n'avons plus rien à boire. Le chauffeur nous a arrêté à un puits. L'eau sentait le marécage. Il y avait des grenouilles et des moustiques dedans. On l'a bue quand même. Le soir, un homme a vomi."
"Le voyage dure six jours. Au bout de trois, nous n'avons plus rien à boire. Le chauffeur nous a arrêté à un puits. L'eau sentait le marécage. Il y avait des grenouilles et des moustiques dedans. On l'a bue quand même. Le soir, un homme a vomi."

"Au Maroc, j'achète des faux papiers. On a mis ma photo sur le passeport d'un autre. Ma nouvelle identité est : Amirou Diaolo, Sénégalais. Plus tard, j'ai été arrêté. J'ai récité ma leçon mais je me suis trompé sur la taille. Alors, ils m'ont mis en prison."
"Au Maroc, j'achète des faux papiers. On a mis ma photo sur le passeport d'un autre. Ma nouvelle identité est : Amirou Diaolo, Sénégalais. Plus tard, j'ai été arrêté. J'ai récité ma leçon mais je me suis trompé sur la taille. Alors, ils m'ont mis en prison."

"À Rabat, je passe le mois d'août dans un 'Guettho' de camarades. Ils sont plein d'Africains qui attendent d'aller à Malaga ou Tarifa, en Espagne."
"À Rabat, je passe le mois d'août dans un 'Guettho' de camarades. Ils sont plein d'Africains qui attendent d'aller à Malaga ou Tarifa, en Espagne."

"Après plusieurs jours dans le désert, nos passeurs nous apportent le bateau dans lequel nous devons embarquer. C'est une barque en bois brut, pleine de trous. Il faut les boucher au mastic puis passer deux couches de peinture sur la coque."
"Après plusieurs jours dans le désert, nos passeurs nous apportent le bateau dans lequel nous devons embarquer. C'est une barque en bois brut, pleine de trous. Il faut les boucher au mastic puis passer deux couches de peinture sur la coque."

"Nous portons puis poussons le bateau en mer. Quand je saute à l'intérieur, les autres sont déjà assis les uns sur les autres. Le capitaine réussit à passer au-dessus des quatre premières vagues mais la cinquième retourne le bateau. Je coule puis je nage aussi vite que possible pour sortir de l'eau glacée. Les autres crient. Ils se noient. Je retourne deux fois à l'eau pour les aider à regagner la plage. Puis je m'écroule. Il manque deux personnes à l'appel."
"Nous portons puis poussons le bateau en mer. Quand je saute à l'intérieur, les autres sont déjà assis les uns sur les autres. Le capitaine réussit à passer au-dessus des quatre premières vagues mais la cinquième retourne le bateau. Je coule puis je nage aussi vite que possible pour sortir de l'eau glacée. Les autres crient. Ils se noient. Je retourne deux fois à l'eau pour les aider à regagner la plage. Puis je m'écroule. Il manque deux personnes à l'appel."

"Après le naufrage, je suis complètement cassé. C'est le jour le plus triste que j'ai vécu depuis mon départ du Cameroun. J'appelle ma famille grâce au portable d'Olivier. J'apprends que ma tante vient de mourir. Ça me fait mal jusque dans les os."
"Après le naufrage, je suis complètement cassé. C'est le jour le plus triste que j'ai vécu depuis mon départ du Cameroun. J'appelle ma famille grâce au portable d'Olivier. J'apprends que ma tante vient de mourir. Ça me fait mal jusque dans les os."

"Sur notre groupe de 34 personnes, seules 4, dont moi, ont encore des chaussures. Les autres ont tout perdu, leurs vêtements y compris. Alors, ils se fabriquent des sandales."
"Sur notre groupe de 34 personnes, seules 4, dont moi, ont encore des chaussures. Les autres ont tout perdu, leurs vêtements y compris. Alors, ils se fabriquent des sandales."

"Nous ne sommes plus que 26 personnes pour la deuxième traversée. Nous avons le même bateau avec le même vieux moteur. Nous avons encore plus peur que la première fois. Les passeurs nous surveillent armés de leur couteau."
"Nous ne sommes plus que 26 personnes pour la deuxième traversée. Nous avons le même bateau avec le même vieux moteur. Nous avons encore plus peur que la première fois. Les passeurs nous surveillent armés de leur couteau."

"Malgré nos réparations, le bateau prend l'eau de partout. il faut écoper en permanence. Nous avons de l'eau jusqu'aux mollets."
"Malgré nos réparations, le bateau prend l'eau de partout. il faut écoper en permanence. Nous avons de l'eau jusqu'aux mollets."

"Les garde-côte espagnols nous arrêtent. Curieusement, nous sommes soulagés. Ils nous font monter sur leur vedette. Ils ne sont pas gentils. Mais nous sommes tous en vie."
"Les garde-côte espagnols nous arrêtent. Curieusement, nous sommes soulagés. Ils nous font monter sur leur vedette. Ils ne sont pas gentils. Mais nous sommes tous en vie."

"Après 30 jours passés en rétention, je suis relâché à Malaga. Je n'ai pas dit que j'étais camerounais. Ils n'ont pas pu déterminer mon pays d'origine. Je suis donc libre, en possession d'un sauf conduit établi par les autorités espagnoles. (...) Le centre de la Croix-Rouge nous a donné des vêtements."
"Après 30 jours passés en rétention, je suis relâché à Malaga. Je n'ai pas dit que j'étais camerounais. Ils n'ont pas pu déterminer mon pays d'origine. Je suis donc libre, en possession d'un sauf conduit établi par les autorités espagnoles. (...) Le centre de la Croix-Rouge nous a donné des vêtements."

"C'est ma première nuit en Europe et je la passe dehors ou presque."
"C'est ma première nuit en Europe et je la passe dehors ou presque."

"Je remonte vers la frontière française. Je ne suis pas tranquille. Je ne sais pas si je vais être contrôlé ou pas. On m'a conseillé de prendre le train un dimanche : c'est plus sûr..."
"Je remonte vers la frontière française. Je ne suis pas tranquille. Je ne sais pas si je vais être contrôlé ou pas. On m'a conseillé de prendre le train un dimanche : c'est plus sûr..."

"Le 8 novembre, plus de cinq mois après mon départ de Limbé, je suis dans une gare française. J'attends mon ami, celui avec qui j'ai grandi. Depuis trois ans, il est marié à une Française et il vit en Europe."
"Le 8 novembre, plus de cinq mois après mon départ de Limbé, je suis dans une gare française. J'attends mon ami, celui avec qui j'ai grandi. Depuis trois ans, il est marié à une Française et il vit en Europe."

"C'est la joie des retrouvailles. Je pense alors que j'ai fait le plus dur et que j'ai réussi. En réalité, ça continue. Je suis un hors-la-loi car je suis clandestin. Et ça fait mal. Je ne peux rien faire sans avoir peur."
"C'est la joie des retrouvailles. Je pense alors que j'ai fait le plus dur et que j'ai réussi. En réalité, ça continue. Je suis un hors-la-loi car je suis clandestin. Et ça fait mal. Je ne peux rien faire sans avoir peur."

"J'ai choisi de construire ma vie en Europe, mais ma famille me manque terriblement."
"J'ai choisi de construire ma vie en Europe, mais ma famille me manque terriblement."

"Si j'avais su avant mon départ toutes les épreuves que je devais affronter, je ne serais peut-être jamais parti. Jamais je ne recommanderais à l'un de mes frère de suivre mon exemple."
"Si j'avais su avant mon départ toutes les épreuves que je devais affronter, je ne serais peut-être jamais parti. Jamais je ne recommanderais à l'un de mes frère de suivre mon exemple."

C'est sur cette image que s'achève le récit. Dix ans plus tard, nous avons demandé au photographe Olivier Jobard des nouvelles de son compagnon. "Kingsley vit aujourd'hui en situation régulière en France. Après deux années de galère, le reportage photo a joué en sa faveur pour l'obtention d'une carte de séjour. Il a alors immédiatement trouvé du boulot. Aujourd'hui, il a un poste dans la manutention à La Défense. Il évolue, il s'intègre, il paye ses impôts. Si Kingsley est l'exemple d'une immigration 'subie' plutôt que 'choisie', pour reprendre une expression entendue avec Nicolas Sarkozy, il représente au final une immigration réussie, parce qu'on lui a donné la possibilité de s'intégrer. Il aide désormais sa famille restée au pays, et veut continuer sa vie en France."
C'est sur cette image que s'achève le récit. Dix ans plus tard, nous avons demandé au photographe Olivier Jobard des nouvelles de son compagnon. "Kingsley vit aujourd'hui en situation régulière en France. Après deux années de galère, le reportage photo a joué en sa faveur pour l'obtention d'une carte de séjour. Il a alors immédiatement trouvé du boulot. Aujourd'hui, il a un poste dans la manutention à La Défense. Il évolue, il s'intègre, il paye ses impôts. Si Kingsley est l'exemple d'une immigration 'subie' plutôt que 'choisie', pour reprendre une expression entendue avec Nicolas Sarkozy, il représente au final une immigration réussie, parce qu'on lui a donné la possibilité de s'intégrer. Il aide désormais sa famille restée au pays, et veut continuer sa vie en France."

Découvrez le reportage intégral sur le site web d'Olivier Jobard . Ces photos font également l'objet d'une exposition au Havre jusqu'au vendredi 24 avril 2015 : "Kingsley, carnet de route d'un immigrant clandestin", à la Bibliothèque universitaire du Havre, 25, rue Philippe Lebon. Un autre reportage d'Olivier Jobard, "Ester et Armando", est par ailleurs exposé au Havre jusqu'au samedi 25 avril à Créapolis, au 79, avenue René Coty.
Découvrez le reportage intégral sur le site web d'Olivier Jobard. Ces photos font également l'objet d'une exposition au Havre jusqu'au vendredi 24 avril 2015 : "Kingsley, carnet de route d'un immigrant clandestin", à la Bibliothèque universitaire du Havre, 25, rue Philippe Lebon. Un autre reportage d'Olivier Jobard, "Ester et Armando", est par ailleurs exposé au Havre jusqu'au samedi 25 avril à Créapolis, au 79, avenue René Coty.


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