dimanche 10 mai 2015

À Aubervilliers: redonner un sens à l'hospitalité par le théâtre

À Aubervilliers: la parole coup de poing des sans-papiers

|  Par Antoine Perraud, Médiapart

Huit sans-papiers, sur la scène du Théâtre de la Commune d'Aubervilliers, disent haut et fort, en toute beauté, ce que vivre peut encore et toujours dire. Un spectacle déchirant.

Durant la torpeur de l’été dernier, Mediapart en avait parlé. C’était un article de Yannick Sanchez, mis en ligne le 19 août 2014 : De campements en squats, l’itinéraire des “80 d’Aubervilliers”. Où comment des travailleurs immigrés sans papiers, à la rue suite à des expulsions d’abris de fortune ou après l’incendie de l’immeuble de la rue des Postes, occupèrent un lieu vacant : les anciens locaux de Pôle Emploi, au 81 de l’avenue Victor-Hugo, à Aubervilliers, en Seine-Saint-Denis.
Méité Soualiho en août 2014, 81 avenue Victor-Hugo à Aubervilliers ; aujourd'hui dans le spectacle du Théâtre de la Commune © YS 
Méité Soualiho en août 2014, 81 avenue Victor-Hugo à Aubervilliers ; aujourd'hui dans le spectacle du Théâtre de la Commune © YS
 
Aubervilliers abrite un théâtre, et pas n’importe lequel : La Commune, créé voilà cinquante par le poète Gabriel Garran et le maire de l’époque, Jack Ralite (PCF). Ce théâtre, sous l’impulsion de Marie-José Malis – la directrice ayant succédé l’an dernier à Didier Bezace –, entend renouer avec une forme d’intervention artistique, qu’illustra le groupe Octobre autour de Jacques Prévert à l’époque du Front populaire.

Aller à la rencontre de la population de la ville, en privilégiant les invisibles. Et monter, avec des volontaires ainsi sollicités, un spectacle en bénéficiant de vingt petits jours de répétitions. Il en résulte un sentiment d’urgence, qui s’empare de l’essentiel et transmet sans chichi. Ce sont des « pièces d’actualité ».

La première, en octobre 2014, vit Laurent Chétouane inviter, par le biais de petites annonces, des Albertivillariens n’ayant jamais mis les pieds dans une salle de spectacle à brûler soudain les planches. Ils allaient répondre à une question devenue le titre des saynètes qu’ils interpréteraient : Le théâtre, pour vous, c’est quoi ?

En décembre 2014, Maguy Marin explora les potentialités d’un quartier d’Aubervilliers, où vivent d’anciens immigrés espagnols avec leurs descendants, pour faire surgir paroles, souvenirs, évocations, gestuelles enfouis sous la vie quotidienne : La Casa de España. Et aujourd’hui, voici donc 81 avenue Victor Hugo d’Olivier Coulon-Jablonka.

Celui-ci a recueilli, avec Barbara Métais-Chastanier et Camille Plagnet, des récits d’immigrés squatteurs, pour écrire la pièce avant de la mettre en scène. Ils sont huit à incarner des existences étonnantes, sur les quatre-vingts aventures individuelles ayant trouvé refuge au 81 de l’avenue Victor-Hugo.

© Willy Vainqueur 
 
© Willy Vainqueur
 
Après qu’un jeune homme, dans la grande tradition des griots d’Afrique, nous a conté un apologue sur « la porte de la loi » – l’attente, l’espoir, les humiliations et les impasses absurdes auxquels font face ceux qu’il est convenu d’appeler, en notre Nord repus, « les candidats à l’exil » – surgissent des éclats de vie et parfois de mort. Quitter l’Afrique – ou le Bangladesh – en remettant son sort entre les mains de passeurs voraces ou, de temps à autre, solidaires. Se retrouver à Moscou en proie noire chassée de toute part. Ou en Turquie, avec la promesse qu’un métro y mène directement à la Grèce donc à l’UE. Échouer en Allemagne après la Hongrie via la Serbie. Se souvenir des marches de la mort dans le désert jusqu’à Tamanrasset, ou du désœuvrement tragique en Libye. Ne jamais pouvoir oublier « bombardements, rébellions et pillages ».

Une fois en France, l’esclavagisme qui ne dit pas son nom, la course aux sacro-saints papiers – Graal administratif ruineux – et l’obligation de tenir : « C’est mon fils qui me donne la force de continuer. Je veux lui offrir ce que je n’ai pas eu.»

Parole brute et si douce, violente et parfois drôle, cruelle mais empathique, que le spectateur reçoit de plain-pied, sans filtre ni promontoire. On a beau l’avoir en partie lu dans les journaux, tout cela prend à la gorge. Il y a la timidité domptée d’un comédien (aucune femme, faut-il souligner) chantant Alouette je te plumerai. La fragilité du jeu et de la voix ajoute à la déréliction dépouillée, sans le moindre artifice. Une telle modicité empoignante se conjugue avec la présence de bêtes de scène en puissance, tel cet ancien militaire ivoirien, sans doute aussi parti pour des raisons politiques : porte-parole du groupe, expert dans l’art de bourlinguer en mer et de crapahuter sur terre, maniant une ironie cinglante, hanté par trop d’horreurs vécues, porté par un cran sans arrêt, il force l’admiration.

© Willy Vainqueur 
© Willy Vainqueur
 
La directrice vient nous expliquer, à la fin de ce spectacle capital et court (50 min), que le théâtre n’a pas voulu faire remplir de faux papiers aux sans-papiers afin de pouvoir, selon un semblant de légalité, les payer. Ils le seront : entrée gratuite et participation au chapeau à la sortie. Chacun donne sans le sentiment de verser une aumône, mais avec au cœur la rage d’à peine contribuer à réparer une injustice irréparable.

Lors de la première, il y avait un sous-préfet parmi les spectateurs.

81 avenue Victor Hugo
du 5 mai au 17 mai 2015,
mardi, mercredi 19h30,
jeudi, vendredi 20h30,
samedi 18h et dimanche 16h
(durée 50 min).
 Réservations +33 (0)1 48 33 16 16
La Commune centre dramatique national
2, rue Édouard-Poisson 93300 Aubervilliers.

Débat autour de la pièce : 16 mai 2015, rencontre animée par Stefan Le Courant, docteur en ethnologie à l'université Paris Ouest Nanterre La Défense, auteur d'une thèse intitulée : Vivre sous la menace : ethnographie de la vie quotidienne des étrangers en situation irrégulière en France.
http://lacommune-aubervilliers.fr/piece-d-actualite-ndeg3

Source: Mediapart, 10 mai 2015

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