La France, tu l'aimes mais tu la quittes
Photo: célébration de la fête nationale du 14 juittet à San Francisco en Californie (USA)
Par Thomas Choukroun, L'OBS, 08 mai 2015
Chaque année, entre 60.000 et 80.000 Français quittent le pays. Rencontre avec ces Français qui choisissent l'exil.
Benjamin (25 ans), Aurore (35 ans), Vanessa (27 ans) et Julien (26
ans) ne se connaissent pas, et pourtant ils ont un point commun: ils
sont Français, expatriés à l'étranger. Selon une étude des Chambres
de commerce et d'industrie publiée en mars 2014, les Français
s'exportent de plus en plus à travers le monde. Suisse, Espagne,
Etats-Unis, Canada... Autant d'eldorados pour un bon nombre d'entre eux,
fatigués de la morosité économique dans l'Hexagone.
"Ce serait
faux de dire que la conjoncture économique ne m'a pas poussé à partir",
s'exclame Benjamin Lecointre, installé à Madrid depuis 2011. Mais
au-delà des considérations purement économiques, ces expat' parlent de
la France en laissant poindre une lassitude mêlée d'agacement.
Un "archaïsme à la française"
Si
beaucoup d'étudiants cherchent une expérience à l'étranger avec
l'ambition claire de revenir dans l'Hexagone, de plus en plus d'entre
eux ont exclu cette possibilité, plombés par la morosité de l'économie
actuelle ou découragés par la somme incommensurable de paperasse
nécessaire à la réintégration en France (réinstallation, logement,
inscription scolaire, emploi, prestations sociales...).
Benjamin
n'envisage pas un retour au pays pour le moment. Installé à Madrid
depuis 5 ans, ce salarié d'IBM de 25 ans juge la machine administrative
française beaucoup trop accablante.
Même son de cloche pour
Vanessa P., installée au Vietnam depuis 4 ans. Cette enseignante de 27
ans qui gagne près de 2.000 euros par mois multiplie les emplois.
Traductrice, éditrice, et bientôt directrice de sa propre école
internationale, Vanessa aime se diversifier et apprécie la facilité avec
laquelle le Vietnam lui laisse la possibilité de faire ce qu'elle
souhaite.
Le Vietnam est le pays des opportunités. C'est un pays du tiers-monde en plein développement (...) Si on a envie d'ouvrir une entreprise, c'est simple comme bonjour. Ce n'est pas aussi obtus qu'en France. Il n'y a pas de règles ou de lois à tout-va.
Opinion
partagée par Julien Defraeye, ancien enseignant d'anglais de 27 ans à
Strasbourg, aujourd'hui en doctorat au Canada et pour qui la France "est
figée dans un modèle qui n'est plus du tout d'actualité".
Ces
témoignages émanant de Français expatriés correspondent-ils à une
réalité ? Sociologue, politologue et directrice de recherche au CNRS,
Catherine Wihtol de Wenden est une spécialiste des migrations. Selon
elle, il existe en France des "archaïsmes", comme la préférence
européenne à l'emploi instaurée en 1994, ou la fermeture des commerces
le dimanche.
Il y a des choses qui sont inadaptées au mode de vie actuel. L'ouverture des boutiques le dimanche, y compris des grands magasins serait un progrès considérable. La fermeture des commerces à 19h dans les grandes villes est aussi aberrante.
Entre 1,5 et 2 millions de Français à l'étranger
Le
Registre mondial des Français établis hors de France fait état de plus
d'un million de Français établis en dehors de l'Hexagone. Chiffre auquel
il faut ajouter au bas mot 500.000 autres Français, puisque
l'inscription au registre n'est pas du tout obligatoire. Les Chambres de
Commerce et d'Industrie estiment donc que le nombre d'expatriés se
situe entre 1,5 et 2 millions.
Cette population connait une croissance
quasi-stable oscillant entre 3 et 4% par an depuis 2000, ce qui
représente chaque année entre 60.000 et 80.000 Français de plus qui
quittent le pays. 50% de ces quelques 2 millions de Français qui vivent
en dehors de l'Hexagone ont entre 26 et 60 ans. Parmi eux, de jeunes
diplômés qui s'absentent en général pour avoir une expérience à
l'étranger et qui pour beaucoup ne reviennent jamais.
En dix ans, ce sont 420.000 Français qui ont quitté la France. Un chiffre qui inquiétait déjà
Manuel Valls l'année dernière. L'actuel Premier ministre avait confié
une mission à Hélène Conway-Mouret: faciliter les conditions de retour
des français.
Insécurité et antisémitisme
La crise
économique et les rigidités françaises ne sont pas les seules
motivations au départ. Pour Aurore D., 35 ans, Française juive partie en
Israël pour apprendre l'hébreu, la montée du Front national et de
l'antisémitisme en France a fait partie des facteurs déterminant pour
son départ. Et pour cause : selon une étude du
Service de Protection de la Communauté Juive (SPCJ) relayée par le Crif
et basée sur les données du ministère de l'Intérieur, le nombre d'actes
antisémites a doublé en France en 2014. De 423 en 2013, il est passé à
851, le double. Bien que ça n'en soit pas la raison principale, la
situation politique couplée à la conjoncture sociale actuelle ont
encouragé Aurore à partir.
On a de plus en plus peur en France. On ne se sent plus en sécurité en tant que juif (...) Avant, je ne cachais à personne que j'étais juive, je n'ai jamais eu de problème. Aujourd'hui, je ne porterais pas d'étoile. Dans le métro, je l'avais totalement enlevée.
Ce n'est pas un problème d'antisémitisme que
Benjamin a connu. Pour lui, jeune homosexuel de 25 ans, c'est plutôt le
regard des autres, associé à une insécurité permanente, qui ont
franchement joué dans la balance. Habitant en région parisienne, le
salarié d'IBM-Espagne avoue volontiers que ses nombreux voyages en
transport en commun n'ont pas été des plus paisibles.
A chaque fois que je prends le train, je calcule toujours dans quel wagon je vais monter. En tant qu'homosexuel, les regards peuvent être parfois insistants, et mettent très mal à l'aise (...) il y a des quartiers de Paris que je préfère éviter.
Benjamin affirme qu'à Madrid, il ne
s'est jamais senti menacé ou mal à l'aise à cause de sa sexualité,
probablement dû au fait que l'Espagne a été l'un des premiers pays
d'Europe et du monde avec la Suède, les Pays-Bas et la Belgique à
légaliser en 2005 le mariage homosexuel.
Le résultat logique de la mondialisation
S'il
y a de plus en plus de Français qui choisissent de s'expatrier, il est
pratiquement impossible d'avoir un chiffre exact sur ceux qui restent à
l'étranger. Ce qui est sûr, en tout les cas, c'est que les Français
restent beaucoup plus longtemps en dehors de l'Hexagone.
Selon
l'étude de la CCI, ils n'étaient que 27% à vouloir rester 10 ans ou plus
en 2005, le chiffre a grimpé de 11% en 2013, atteignant donc les 38%.
Par ailleurs, une enquête
gouvernementale opérée par la Maison des Français à l'Etranger et
relayée par le ministère des Affaires étrangères a recueilli le
témoignage de 9.000 Français expatriés. Sur ces 9.000 Français, 47%
n'ont pas pris de décisions quant à leur retour, et 17% d'entre eux
estiment qu'ils ne rentreront jamais en France. Ces chiffres restent
évidemment à relativiser, tant il est difficile d'obtenir un échantillon
quantitativement représentatif de la population française expatriée.
Même
si l'on assiste à une "nomadisation", forcément motivée par des
horizons moins maussades, le peuple français n'en reste pas moins l'un
des plus sédentaires d'Europe. Le Royaume-Uni comptait près de 5
millions d'expatriés en 2010, ce qui représente 5% de la population
nationale, l'Italie près de 4 millions - 6% de la population nationale -
et l'Allemagne, 4,5 millions, donc un peu plus de 5% de la population
du pays. La France, avec ses 1,5 million d'expatriés, représentant 2,9%
de la population globale, pointe très loin derrière.
Cette
envie d'ailleurs que de plus en plus de Français semblent ressentir
n'est pas du tout à déplorer, selon Claudia Senik, économiste et auteure
de "l'économie du bonheur" :
Il y a toujours eu des mouvements de migration professionnelle. Ce n'est qu'un résultat de la mondialisation et cela n'a rien d'inquiétant ou de pathologique à priori", déclare-t-elle à "l'Obs".
Bien entendu, ensuite se pose la question du solde entre flux entrants et sortants de "capital humain" au long cours. Si ce solde devenait durablement négatif, cela deviendrait inquiétant."
Cette vision moins alarmiste trouve écho dans un rapport intitulé
" la fuite des forces vives" et publié par les parlementaires Luc
Chatel (UMP) et Yann Galut (PS). Leur conclusion: la fuite des Français
est le résultat logique de la mondialisation tout autant que celui
de "politiques volontaristes et librement choisies". Pas ou peu d'impact
sur l'attractivité du marché national, selon l'étude.
Si un
non-retour au pays natal ne fait pas de doute pour Julien et Vanessa,
Benjamin et Aurore, qui se considèrent avant tout comme Français et
"fiers d'être Français" n'excluent en aucun cas un retour définitif en
France. Il ne faut pas voir en eux le témoignage d'une désaffection pour
leur terre natale, mais bien une inaptitude de la France à leur offrir
ce à quoi ils aspirent.
Thomas Choukroun, L'OBS
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