La mission européenne Navfor Med, pour Naval Force in Mediterranea, a été lancée lundi. Elle vise à lutter contre les réseaux de passeurs au départ des côtes libyennes. Anthropologue à la London School of Economics, spécialiste des migrations et des frontières, Ruben Andersson revient sur la situation migratoire en Méditerranée. Il alerte sur l'approche sécuritaire privilégiée par les autorités européennes, qui risque selon lui de générer «plus de chaos».
Comment évaluez-vous la réponse des autorités française et européenne à la crise migratoire en Méditerranée ?
Face à l'austérité, les peuples et responsables politiques cherchent des bouc-émissaires. Les migrants représentent le choix le plus simple. La tendance est inquiétante en Europe comme en France. L’attention portée à la situation en Méditerranée n’est pas nouvelle, c’est un sujet dont médias et politiques se sont emparés depuis plusieurs années maintenant. Mais la panique créée par cette migration maritime est disproportionnée. Même si le nombre de traversées connaît un pic avec les conflits en Syrie et Libye, cela reste gérable pour une Union européenne de 500 millions d’habitants, avec des ressources importantes. De plus, seule une petite minorité de migrants arrivent en Europe par la mer. Mais l’attention médiatique et politique aux frontières sud de l’Europe continue d’aller de pair avec davantage de patrouilles, de surveillance et de coopération policière, ce qui mène pourtant depuis de nombreuses années des gens désespérés à prendre plus de risques et à recourir aux réseaux de contrebande. Au lieu d'organiser un processus d’arrivée, d’identification et d’insertion en Europe, on a généré plus de chaos. Ce cercle vicieux pourrait être aggravé par des opérations militaires en Méditerranée.
Que révèle la terminologie distinguant «migrants» et «réfugiés»?
«Migrants» est un terme attrape-tout qui cache plusieurs cas de figure. Quand on parle d’une «crise des migrants» en Europe, on a en tête des personnes bien spécifiques : les non-Européens pauvres cherchant les moyens de vivre, plutôt que les importantes migrations de travailleurs et résidents au sein même de l’UE. Les réfugiés, selon la Convention de Genève, sont des gens vivant en dehors de leur pays d’origine en raison d’une crainte fondée de persécution, et qui ont donc besoin de la protection internationale. Cette assurance accordée aux réfugiés est importante, mais elle a été érodée au fur et à mesure des années. Notamment en bloquant tous les points d’accès sécurisés à l’Europe et en traitant ceux fuyant les persécutions de migrants» tout court et en limitant leur accès à l’asile. Cela a encore été le cas lorsque les médias ont évoqué des "quotas de migrants" pour les Etats membres; en fait, la Commission européenne a proposé une mesure de responsabilité – partager les demandeurs d’asile, pas les migrants économiques – mais les lignes sont continuellement brouillées. Cela sape les fondements de la protection internationale.
Existe-t-il une forme de «tri» entre les «bons» demandeurs d'asile, et les «mauvais» migrants économiques ?
Une fois en Europe, certaines nationalités ont de bien meilleures chances d’obtenir l’asile, notamment les Syriens et Erythréens, pour des raisons évidentes et urgentes. Mais cela nous laisse avec de nombreuses personnes étiquetées comme «migrants économiques» ou pire, «migrants illégaux». Cela inclut la plupart des Africains subsahariens arrivant en Italie ou encore en Espagne. Dans ce dernier pays, des bureaux d’asile ont été installés, mais ils ne sont utilisés que par les Syriens. Les Africains, de leur côté, passent par les enclaves de Ceuta et Melilla, en escaladant les murs qui y ont été dressés. Pourtant, beaucoup d’entre eux auraient un besoin légitime de protection internationale.
Cette politique est-elle légitime ?
Cette distinction entre migrants et réfugiés fait sens au regard de la législation internationale. Nous devons prendre garde à ne pas éroder le concept de protection des réfugiés. Mais si cette distinction est faite pour exclure, elle échoue à rendre compte des décisions complexes prises par les gens se lançant dans un voyage dangereux. Cette distinction est souvent appliquée d’une manière injuste. Par exemple, les Africains de l’ouest sont souvent qualifiés de "migrants économiques", mais cela ignore complètement les dangers et conflits dans cette région: la violence persistante au Mali et au Nigeria, la répression en Gambie, etc. Par ailleurs, les Africains subsahariens sont victimes en Libye de violence, du banditisme, de la répression, commis tout à la fois par des criminels, des milices et des forces de sécurité. Ils sont détenus plusieurs mois ou années sur place et doivent payer d’importantes sommes pour être libérés. Ils sont aussi trop effrayés pour s’échapper ou tenter de rentrer dans leur pays d’origine. Quand ils partent pour l’Italie, ils fuient donc réellement les persécutions – certes pas dans leur pays d’origine, mais en Libye, où certains vivent et travaillent d’ailleurs depuis des années. En dessinant des distinctions abruptes, on oublie que le désespoir économique, la répression et les conflits vont souvent de pair. L’économie malienne s'est ainsi écroulée depuis le conflit en 2013. Mais les catégories actuelles ne laissent pas de place à cette approche mixte, qui est pourtant devenue un enjeu majeur.
Sylvain MOUILLARD


Paris débloque sous la pression des places d'hébergement pour les migrants

Par  Carine Fouteau, Médiapart 28 juin 2015

Sous l’impulsion des nouvelles arrivées de migrants et des mobilisations citoyennes qu'elles suscitent, la Ville de Paris et l'État modifient par à-coups leur stratégie de mise à l'abri. Désormais orientés vers des centres d'urgence, les exilés ont le choix entre demander l'asile (sans garantie de l'obtenir) et… repartir dans leur pays d'origine.

 Depuis l’opération de démantèlement du campement installé à proximité de la station de métro La Chapelle à Paris, mardi 2 juin, une partie des migrants arrivés en France après avoir débarqué sur les côtes italiennes et grecques a été mise à l’abri, pendant que d’autres, pourchassés dans les rues de Paris par les forces de l’ordre, continuent de dormir dehors. En un mois, ces exilés, traversant la France du sud au nord, se sont imposés au cœur de l'actualité, suscitant un intérêt politico-médiatique inédit. 

Leur soudaine visibilité, alors même qu'ils sont en réalité peu nombreux (un millier environ à Paris), contraint les pouvoirs publics à réagir, selon un processus qui rappelle celui qui avait conduit à l'accueil de quelques centaines de Tunisiens arrivés dans la capitale à l'été 2011 dans le sillage du « printemps arabe » (lire nos articles ici et ).

Manquant d’ampleur et d’anticipation, la réponse se construit dans la précipitation, au coup par coup, avec une priorité : empêcher l’apparition de « points de fixation », selon l’expression du ministre de l’intérieur, Bernard Cazeneuve. Sous la pression des nouvelles arrivées et des mobilisations citoyennes suscitées par les expulsions à répétition, la mairie de Paris et l’État revoient leur stratégie d’hébergement.

Les solutions de très courte durée (quelques nuits) sont abandonnées ou en voie de l’être. « On s’est rendu compte que les nuits d’hôtel ou les structures comme le Chapsa de Nanterre n’étaient pas adaptées », reconnaît Dominique Bordin, coordinateur de la mission sans-abri de la mairie de Paris, interrogé par Libération alors que, vendredi 19 juin, il est en train d’inciter les exilés installés dans les Jardins d’Éole à rejoindre des centres hivernaux d’hébergement d’urgence (CHU), rouverts pour l’occasion, où des travailleurs sociaux, leur assure-t-on, sont censés les aider dans leurs démarches.

 Par cet aveu, le responsable de la mairie de Paris reconnaît que l’opération de La Chapelle, où résidaient depuis plusieurs mois des ressortissants de la Corne de l'Afrique et d'Afrique de l'Ouest, n’a pas eu les résultats escomptés. À la suite de la destruction des tentes, la mairie et l’État ont en effet mis à disposition 461 places d’hébergement, selon le bilan de la préfecture d’Ile-de-France. Parmi ces propositions, certaines étaient solides : 49 personnes recensées comme vulnérables (familles, mineurs isolés et femmes) ont été prises en charge par la Ville pour une « longue durée » et 145 réfugiés et demandeurs d’asile ont bénéficié de logements pérennes dédiés à leur situation. Malgré les dénégations officielles, le sort des 277 autres n’a pas été réglé, loin de là : dispersés en Ile-de-France dans des hôtels sociaux sans repas et dans des structures d’accueil de nuit pour personnes sans domicile fixe (avec remise à la rue le matin), ils se sont retrouvés sans repère, sans argent et sans accompagnement. Une centaine d'entre eux ont estimé qu’en quittant le campement, ils avaient perdu au change (leurs quelques possessions – tente, couverture, etc. – ont été mises à la poubelle) et ont décidé de revenir à Paris, pour retrouver un semblant de solidarité entre compatriotes, quitte à dormir de nouveau à la rue.


À la préfecture de région, on admet à demi-mot que le dispositif n’a pas convenu. Les personnes restées dans les hôtels ont toutes été transférées et regroupées dans une dizaine de centres d’hébergement d’urgence (une moitié située à Paris, l’autre en Ile-de-France), occupant environ 500 places, obtenues pour certaines à la suite d'un rapport de force : les réseaux créés pour venir en aide aux réfugiés, lors de l’occupation d’une caserne près de Château-Landon et sur le campement des Jardins d’Éole, ont par exemple poussé les pouvoirs publics à débloquer des solutions (110 places dans le premier cas, 230 dans le second).

L’hébergement dans des centres gérés par des structures comme Adoma constitue-t-il une avancée ? A priori, la réponse est positive car la situation particulière des personnes est supposée être examinée. Le couperet de la remise à la rue devrait tomber moins vite. Mais le flou demeure. La communication sur la durée d’hébergement est centrale dans la gestion publique. De peur de créer un « appel d’air », comme on le reconnaît dans l’entourage de la maire de Paris, l’administration refuse de s’engager sur un délai, ce qui contribue à laisser les exilés dans une forme d’incertitude et d’anxiété.

L’accompagnement promis pourrait constituer un avantage, mais pour l’instant les difficultés s’accumulent. « Nous avons des retours de travailleurs sociaux débordés », indique Caroline Maillary, membre du Groupe d’information et de soutien des immigrés (Gisti), intervenue à Éole dans le cadre d’une permanence juridique. « Ces personnes n’ont pas de compétence en droit des étrangers, observe-t-elle. Certaines ne savent pas comment s’y prendre pour remplir les dossiers de demandes d’asile. » « En conduisant les personnes dans ces centres, les pouvoirs publics ont juste déplacé le problème », remarque-t-elle, convaincue que ces derniers visent aussi à désorganiser les soutiens et empêcher des luttes d’émerger. « L’objectif de cette opération [l'évacuation d'Éole] n’était pas de trouver une solution pour les migrant-e-s, tranche le militant Denis Godard dont le témoignage a circulé sur les réseaux sociaux. Par des moyens plus hypocrites, elle répond à la même logique que les expulsions policières et violentes du square Saint-Bernard et de la Halle Pajol de la semaine passée : briser le regroupement des migrant-e-s, leur visibilité publique, leur capacité de lutte pour leurs droits et la solidarité qui s'étendait. »


La question est par ailleurs de savoir ce que les pouvoirs publics entendent par suivi juridique et social. Que proposent les travailleurs sociaux à l’abri des regard extérieurs ? Selon nos informations, deux solutions sont offertes aux migrants : les personnes voulant demander l’asile reçoivent l’engagement qu’elles seront aidées dans leur démarche (sans garantie d'obtenir le statut), les autres reçoivent la visite de l’Office français de l’immigration et de l’intégration (Ofii), qui leur propose de… repartir dans leur pays d’origine avec une « aide au retour ». Autrement dit, une sorte de tri s’opère entre les uns et les autres. Ceux, notamment originaires d’Afrique de l’Ouest, qui savent qu’ils n’ont aucune chance d’obtenir le statut de réfugié mais qui aimeraient rester en France sont dans l’impasse – et soumis au risque d’une reconduite à la frontière. Les exilés de passage, qui souhaitent rejoindre la Grande-Bretagne, l’Allemagne ou la Scandinavie, comprennent d’eux-mêmes qu’ils sont invités à quitter les lieux et à poursuivre leur route.

« Le deal plus d'humanité contre plus de fermeté n’est pas acceptable », estime Karen Akoka. Cette habitante du XVIIIe arrondissement impliquée dans le comité de soutien de La Chapelle et membre du Gisti considère que « la mobilisation citoyenne a eu pour effet d’obliger l’État et la Ville à moins traiter les migrants comme du bétail, mais pas encore comme de véritables êtres humains »« Qu’ils soient hébergés en centres d’hébergement d’urgence plutôt que d’être à la rue ou en hôtel pour une nuit ou deux est plutôt une avancée. Certains retours sont bons, d'autres un peu moins. Mais, il faut aller plus loin et leur proposer des lieux véritablement adaptés à leurs profils et leurs besoins, des endroits, par exemple, où ils auraient véritablement le temps de se poser et de réfléchir à leur parcours. Les arrivées ne vont pas cesser du jour au lendemain », assure-t-elle, estimant que ces changements doivent s’inscrire dans une refonte globale de la politique migratoire plus accueillante non seulement à l’égard des demandeurs d’asile mais aussi des migrants dits économiques. « Il est par ailleurs hypocrite de déclarer que toutes les demandes d'asile seront examinées alors qu'une grande partie des migrants cherchant une protection ont leurs empreintes en Italie et que, pour cette raison, leur demande sera rejetée en France », observe-t-elle estimant que l'application de la convention de Dublin doit être suspendue.

À rebours de cette position, le gouvernement français cherche par tous les moyens à distinguer les « bons » migrants relevant de la convention de Genève (les demandeurs d’asile) des « migrants économiques irréguliers » à renvoyer dans leur pays d’origine. Cette nouvelle doxa, en vogue à l’échelon européen comme l'ont montré les dirigeants de l'UE lors du sommet à Bruxelles les 25 et 26 juin, trouve ainsi une traduction jusque dans les centres hivernaux d’hébergement d’urgence d’Ile-de-France, où les migrants font face soit à l’Ofpra – et s’ouvrent pour eux des perspectives – soit à l’Ofii – et l’horizon s’assombrit.