mercredi 17 juin 2015

Laïcité et inégalité : l’hypocrisie française


Pour les réactionnaires Français, la "laïcité" est surtout devenue l'excellente parade toute républicaine qui permet de distiller efficacement l'islamophobie et la négrophobie dans l'opinion publique, sans risquer d'être pris en flagrant délit de racisme ou de xénophobie.

Alors méfiance, méfiance...

Joël Didier Engo

Laïcité et inégalité : l’hypocrisie française

Par Thomas PIKETTY, Libération 15 juin 2015

En matière de religions, comme dans bien d’autres domaines, chaque pays aime se mettre en scène dans de grands récits nationaux, qui sont certes indispensables pour donner du sens à notre destinée collective, mais qui, trop souvent, servent surtout à masquer nos hypocrisies. Sur la religion, donc, la France aime se présenter au monde comme un modèle de neutralité, de tolérance et de respect pour les différentes croyances, sans en privilégier aucune : ce n’est pas chez nous qu’un président prêterait serment sur la Bible!

La vérité est bien plus complexe. La querelle religieuse s’est soldée chez nous par une massive prise en charge publique des écoles confessionnelles catholiques, dans des proportions que l’on ne retrouve dans quasiment aucun autre pays. Nous sommes également les seuls au monde à avoir choisi de fermer les écoles un jour par semaine (le jeudi, de 1882 à 1972, puis le mercredi) pour le donner au catéchisme, journée qui vient seulement d’être réintégrée - partiellement - dans le temps scolaire normal. Ce lourd héritage a laissé des traces et des ambiguïtés monumentales. Par exemple, les écoles privées catholiques déjà existantes sont massivement financées par le contribuable, mais les conditions d’ouverture de nouvelles écoles privées d’autres confessions n’ont jamais été clarifiées, ce qui crée de lourdes tensions aujourd’hui avec les demandes d’écoles confessionnelles musulmanes. De même, les cultes ne sont officiellement pas subventionnés, sauf lorsqu’il s’agit d’édifices bâtis avant la loi de 1905.

Et tant pis si la carte de la pratique religieuse a bien changé depuis, et si les mosquées se retrouvent aujourd’hui dans des caves. La récente affaire des collégiennes musulmanes renvoyées chez elles pour cause de jupe trop longue a également montré jusqu’où pouvait conduire la loi sur l’interdiction des signes religieux ostentatoires. Au nom de quoi pourrait-on exprimer toutes ses convictions par ses tenues, par exemple par des jupes très courtes, des jupes plissées, des cheveux colorés, des tee-shirts rock ou révolutionnaires, sauf ses convictions religieuses ?

En vérité, en dehors du visage totalement couvert (qui empêche l’identification), et de certaines parties du corps trop nettement découvertes (indécence qui, semble-t-il, menacerait la paix publique), il serait sans doute sage de laisser le choix des tenues et des ornements à la liberté de chacun. La laïcité, cela pourrait consister à traiter la religion comme une opinion comme les autres, ni plus, ni moins. Une opinion, ou plutôt une croyance, que l’on peut caricaturer comme les autres, dont on peut se moquer, bien sûr, mais que l’on a aussi le droit d’exprimer, par le langage comme par les tenues. Mais l’hypocrisie française la plus béante concerne, sans doute, notre refus de reconnaître la discrimination professionnelle monumentale subie actuellement par les jeunes générations d’origine ou de confession musulmane. Une série d’études, menées notamment par Marie-Anne Valfort, vient de le démontrer de façon glaçante. Le protocole est simple : on envoie des faux CV à des employeurs en réponse à des milliers d’offres d’emploi, en faisant varier le nom et les caractéristiques du CV de façon aléatoire, et on observe les taux de réponse. Les résultats sont déprimants. Dès lors que le nom sonne musulman et, par-dessus tout, lorsque le candidat est de sexe masculin, les taux de réponse s’effondrent massivement. Pire encore : le fait d’être passé par les meilleures filières de formation, d’avoir effectué les meilleurs stages possibles, etc., n’a quasiment aucun effet sur les taux de réponses auxquels font face les garçons d’origine musulmane. Autrement dit, la discrimination est encore plus forte pour ceux qui ont réussi à remplir toutes les conditions officielles de la réussite, à satisfaire à tous les codes… sauf ceux qu’ils ne peuvent changer.

La nouveauté de l’étude, c’est de reposer sur des milliers d’offres d’emploi représentatifs des petites et moyennes entreprises (par exemple, des emplois de comptable). Ce qui explique sans doute pourquoi les résultats sont beaucoup plus négatifs - et malheureusement plus probants - que ceux obtenus avec le petit nombre de très grandes entreprises volontaires qui avaient été étudiées dans le passé. Alors, que faire ? D’abord, prendre conscience de l’ampleur de notre hypocrisie collective, et donner une publicité maximale à ce type d’études. Ensuite, inventer des réponses nouvelles. Appliqué de façon systématique à toutes les procédures d’embauche, le CV anonyme n’est peut-être pas la solution miracle que l’on avait un temps espérée (c’est un peu comme si on voulait lutter contre le sexisme dans l’entreprise en empêchant les rencontres spontanées entre les sexes).

Mais, cette piste ne doit pas pour autant être totalement refermée. On peut, par exemple, imaginer que ce type d’envois de CV aléatoires soit généralisé, et puisse donner lieu à des peines exemplaires dans des actions judiciaires. Plus généralement, il faut mettre tous les moyens nécessaires (aide juridictionnelle, etc.) pour faire appliquer le droit et punir la discrimination. Les grands récits nationaux et le conservatisme ambiant ne doivent pas conduire à une panne de l’imagination.
 
 
ANALYSE

La place réservée à la religion dans la société française est devenue un tabou tant le sujet divise les laïcards, fidèles à une vision «historique», et les tenants d’une adaptation de la loi de 1905 au nom de la protection des minorités.

Laïcité. Le mot est devenu incontournable après les événements de janvier. Il est de tous les discours, et certains aimeraient l’inscrire aux frontons des écoles. Un extraordinaire mot fourre-tout qui réussit cette prouesse de faire à la fois unanimité et polémique. Notamment à gauche. Tout le monde s’en revendique. Mais chacun défend «sa» laïcité, selon un axe classique qui va d’une laïcité stricte, qui souhaite repousser les signes extérieurs de la religion dans la seule sphère privée, à une laïcité plus ouverte qui, au nom du respect de la différence, affirme la nécessité de faire une place aux religions, et notamment à l’islam, dans notre espace public. La fracture est si profonde et ancienne que cette question est devenue le grand non-dit de la gauche. Le gouvernement le sait. La poser, c’est déclencher à coup sûr une tempête dans sa majorité. Les attentats contre Charlie et l’Hyper Cacher n’ont rien apaisé. Au contraire. «Les positions se sont tendues», reconnaît, fataliste, Jean-Louis Bianco, président de l’Observatoire de la laïcité.


Et pourtant, tout le monde reconnaît l’urgence pour la gauche d’ouvrir enfin ce débat et de trouver un début de position commune. «La campagne de 2017 se fera sur le terrain des valeurs, et notamment celle de la laïcité, estime Philippe Doucet, député socialiste qui travaille à l’élaboration d’une charte de la laïcité. Sarkozy a d’ailleurs commencé. Or, à gauche, on ne sait pas comment s’y prendre.» La semaine dernière, le gouvernement a pour la première fois tenté un dialogue avec les autorités musulmanes. Et ce lundi, à l’initiative de Jean Glavany, député socialiste grand défenseur d’une laïcité stricte, se tient à l’Assemblée nationale un débat intitulé «République et islam, ensemble, relevons le défi», où le président de l’Assemblée, Claude Bartolone, et Manuel Valls prononceront chacun un discours.
Schisme à gauche

«Compromis et apaisement»

La crise de la gauche est double. A la fois existentielle et de circonstance. D’abord, comme le résume le sociologue Michel Wieviorka, l’arrivée de l’islam en France est venue contester l’héritage politique de la gauche. «En 1905, le grand combat de la gauche était de séparer l’Eglise et l’Etat. Aujourd’hui, le problème est l’inverse : elle doit inclure une nouvelle religion dans la République, faire valoir de nouvelles attentes, fixer des relations entre l’Etat et l’islam.»
Avec l’irruption de ce nouveau fait religieux, les différentes racines historiques de la gauche ont réapparu à la surface. L’historien Arnaud Houte décrypte : «Sous la IIIe République déjà, au moins trois gauches coexistaient sur la laïcité. Les socialistes ne voient pas dans le cléricalisme leur ennemi prioritaire, alors que les radicaux, comme Clémenceau, sont franchement anticléricaux et veulent mener à bien la séparation de l’Eglise et de l’Etat. L’opportuniste Jules Ferry, enfin, prône une laïcité de compromis : le maître d’école est invité à enseigner grosso modo la même morale que celle du curé.» Avec la loi de 1905, ces trois familles avaient trouvé un terrain de «compromis et d’apaisement», selon Houte. Inconsciemment peut-être, la gauche espérait ne jamais avoir à y revenir. Et quand, pour mieux stigmatiser l’islam, le FN s’est mis à revendiquer le mot de laïcité, personne à gauche ne s’est réveillé. Philippe Doucet raconte : «Il y a eu dans notre famille politique un état de sidération face à ce coup stratégique de Le Pen. En détournant une valeur de gauche, il nous a renvoyés dans nos contradictions.»

Financement des mosquées

Avec le FN, la signification du mot s’est mise à glisser. Et à contaminer le débat public. «Cette laïcité identitaire, jusqu’à présent portée par la droite ou l’extrême droite, a parfois tendance à influencer la gauche, décrypte le sociologue Jean Baubérot. C’est une laïcité à deux vitesses, qui vise en réalité les musulmans. On voudrait demander aux immigrés de passer un examen de passage en laïcité, comme si les "Français de souche", eux, étaient laïcs par essence.» Michel Wieviorka abonde : «Aujourd’hui, une position dure sur la laïcité permet de faire passer un message : "Je suis un vrai républicain, j’aime ma nation." Il est beaucoup plus complexe - mais courageux - de dire : "Je suis républicain et je suis prêt à accorder plus de place à l’islam."»

Une position qui sonne comme une capitulation pour les tenants d’une laïcité stricte comme Elisabeth Badinter, qui déclarait récemment dans Marianne : «Tétanisée à l’idée d’être taxée de stigmatisation d’une population d’origine immigrée, la gauche s’est empêchée de traiter cette situation nouvelle, mais pas si différente de l’affrontement avec l’Eglise un siècle plus tôt […]. Cela, je ne le pardonne pas à la gauche. »

La guerre est depuis déclarée. Notamment sur la question du voile. Après les événements de Charlie, le PRG est revenu à la charge avec une proposition de loi pour interdire le foulard dans les centres de loisirs. En commission des lois, le débat «est parti immédiatement en vrille», se souvient un participant. Il a fallu plus d’un mois pour faire retomber la température et dissuader le PRG de l’opportunité de son texte.

Au congrès socialiste de Poitiers, les laïcards, emmenés par Glavany, décident d’écrire un texte qui exige du PS de trancher ces questions. Une trentaine d’élus le signent, mais le mot n’est quasiment pas prononcé à la tribune. De même, il est quasi absent de toutes les motions. C’est dire la puissance du tabou.

Aujourd’hui, la gauche n’est par exemple pas du tout prête à débattre du financement des lieux de cultes, et notamment des mosquées, au «risque de déclencher une violente tempête», reconnaît Jean-Louis Bianco. «J’avais pensé qu’après Charlie, il y aurait un sursaut, soupire Glavany. Mais là tout est reparti en quenouille. Le PS nage en pleine confusion idéologique.» Tous les regards se tournent donc vers François Hollande, qui jusqu’ici a pris grand soin de se tenir à l’écart de ces fiévreux débats, au nom du statu quo. «A chaque fois que je le vois, je lui dis que c’est un sujet présidentiel, c’est celui de la République, et qu’il est attendu sur cette question, raconte un visiteur du soir. Il me dit oui, tu as raison. Mais il n’a jamais rien fait.» 

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