samedi 3 octobre 2015

HUMANITAIRERIE EN EUROPE



 Le blog de Pierre Fezeu, Mediapart,


Un nouveau régime de vérités dans la vie politique contemporaine prend en ce moment-même corps sous nos yeux, le champ dans lequel apparaît cette nouvelle organisation du discours politique est la crise des « migrants » dont Angela Merkel nous indique brusquement et contre toute attente aujourd’hui que cette crise occupera les Européens «bien plus que la Grèce et la stabilité de l'euro». 

Sur la scène médiatique européenne, deux camps s’affrontent dans une fallacieuse et  lassante dialectique: le camp de ceux qui refusent d’accueillir « toute la misère du monde » et le camp de la « main tendue », l’habituelle comédie d’arrière-garde de la Droite contre la Gauche. Survient alors la photo du corps d'Aylan Kurdi, un petit Syrien de trois ans retrouvé mort noyé sur une plage turque. Cette image suscite émotions et passions dans toute l’Europe, elle deviendra certainement dans l’avenir une véritable icône. Une soixantaine de personnalités publiques françaises, dont le philosophe Michel Onfray, s’engagent dans l’appel lancé par le chanteur Marc Lavoine et Médecins Sans Frontières pour venir en aide aux migrants. Une semaine après la publication de la photo s’opère un retournement complet et inattendu de l’opinion. La France est désormais majoritairement favorable à l’accueil des migrants (à 53% selon l’institut de sondage Elabe). Marc Lavoine s’explique ainsi sur BFMTV le 08 septembre 2015 : « Mon rôle, c'est de faire entrer les gens pour qu'on vive ensemble. L'exclusion, la discrimination, c'est quelque chose qui m'est insupportable. Les décisions politiques, c'est un métier. Moi, mon métier, c'est écrire des chansons, raconter des histoires. Et ce que j'essaie de dire, c'est que MSF est un principe d'action qui raconte une histoire, cette histoire, c'est la nôtre, elle me concerne, et quand je suis auprès des gens qui aident les autres, j'ai l'impression de faire partie d'un tout ».

Il est en effet certain qu’on est bien là en train de nous proposer des chansons et de nous raconter des histoires. Et puis ces deux phrases profondes de vérités sur lesquelles nous ne reviendrons pas : « cette histoire c’est la nôtre » et « j’ai l’impression de faire partie d’un tout ».

La question qui nous est en effet posée par les « migrants » n’est bien évidemment pas celle de la pitié, de la compassion, de la générosité ou de « l’humanisme ». Cet appel à l’humanisme, nous le connaissons trop bien. Si nous vivions tous ensemble ! Si nous nous aimions tous ! « C’est la Jérusalem céleste qu’il vient nous annoncer » comme dirait Lacan[1].

Tout ce déchaînement de bons sentiments ne répond qu’à l’urgence de masquer le réel de la situation qui se présente à nous. Le pathos qui dégouline des médias impose de se dispenser de toute réflexion sur les causes profondes et les différentes lignes de forces qui se croisent pour en arriver au résultat d’un Aylan Kurdi. La puissance d’anticipation du même Jacques Lacan est ici admirable : « Comment espérer que se poursuive cette humanitairerie de commande qui, il faut bien le dire, ne nous a servi qu’à habiller nos exactions »[2].

Le problème central et absolument inaudible sur la place publique est bien tout autre, c’est celui de l’extraordinaire concentration du capital avec son pendant : l’épuisement des ressources naturelles. Les chiffres sont pourtant connus.
Oxfam International a publié en 2015 une étude nommée « Insatiable richesse » qui démontre que :

-       la part du patrimoine mondial détenu par les 1 % les plus riches est passée de 44 % en 2009 à 48 % en 2014, et dépassera les 50 % en 2016.

-       En 2014, les membres de cette élite internationale possédaient en moyenne 2,7 millions de dollars par adulte.

-       Le reste du cinquième le plus riche de la population possède 46% du patrimoine mondial alors que les autres 80 % de la population mondiale ne se partagent que les 5,5 % restant

-       les 85 personnes les plus riches possédaient autant que la moitié la plus pauvre de la population mondiale. Elles sont aujourd’hui 80 à posséder autant que 3,5 milliards de personnes, ce qui représente une spectaculaire accélération de la concentration de la richesse, si l’on considère que ce chiffre s’élevait à 388 en 2010. En termes nominaux, le patrimoine des 80 personnes les plus riches du monde a doublé entre 2009 et 2014.

Pour ce qui touche les USA, pays de la liberté :

-       1 % des américains captent 20 % de l'ensemble des revenus annuels US

-       10 % en captent 50 %

-       90 % des travailleurs américains se partagent seulement 50 % des revenus totaux du pays

Et en concentration non pas des revenus mais des richesses:

-       1 % possèdent 35 % du patrimoine américain

-       10 % se partagent 70 % 

-       les 90 % restant de la population se partagent quant à eux uniquement 30 % du patrimoine national.

Ces quelques chiffres nous ordonnent de reconnaitre la force prophétique de Marx. Ce n’est finalement qu’aujourd’hui que nous comprenons pleinement ce que signifient la concentration du capital, la division du travail, le travail salarié, le travail aliéné, le travail abstrait, la fétichisation de la marchandise, la subordination aux moyens de production etc. Nous savons également par Marx que l’extrême concentration du Capital est aussi le signe de son vieillissement. Elle annonce très probablement la fin d’une époque.
Il est vraisemblable qu’aucune société traditionnelle, de toute l’histoire de l’humanité, aussi barbare fut-elle, n’ait connu une aussi extraordinaire concentration des richesses avec de tels écarts et inégalités. Cependant, la planète toute entière continue à promouvoir la croissance de la manière la plus inconséquente. Les pays Occidentaux espèrent maintenir un taux de croissance positif tandis que la majeure partie des pays du Tiers-monde aspirent à l’ « Emergence ». Il est illogique, irrationnel, voire complètement fou, d’espérer une croissance infinie dans un environnement fini. La croissance est devenue le maître-mot, la croyance, une religion avec ses prêtres. En fait elle n’est pas plus qu’un fétiche.

La conséquence logique d’une croissance envisagée comme éternelle est l’épuisement des ressources naturelles. Deux facteurs aggravants s’y ajoutent : l’explosion démographique d’un côté, et de l’autre, avec la mondialisation du Capital, l’apparition de nouveaux poids lourds tels que le BRIC. Les effets sur l’environnement s’avèrent catastrophiques. Au point où, si nous en restions au niveau de consommation actuel, l’épuisement de certaines ressources naturelles adviendrait ce siècle : épuisement de l’argent métal en 2021, du cuivre en 2039, de l’Uranium en 2040, du pétrole en 2050, du gaz naturel et du fer en 2072[3]. Par conséquent plus nous avancerons dans le temps, plus ces ressources naturelles se raréfieront et plus l’angoisse du manque augmentera et les guerres préfabriquées se multiplieront.

Nous imaginons tous par exemple le drame que pourrait constituer une journée sans uranium et sans pétrole dans un pays occidental, c’est-à-dire sans électricité, sans transport etc. La population n’est absolument pas préparée à de telles restrictions et est loin de pouvoir les supporter. En Afrique-Subsaharienne, nous arrivons encore à passer parfois une semaine sans électricité sans que cela ne soit une tragédie, ce qui ne signifie pas qu’il n’y a pas déjà accoutumance. Le rapport aux ressources naturelles telles que le pétrole ou l’uranium est aujourd’hui absolument identifiable au rapport entre le junkie et le stupéfiant dont il dépend. Il est devenu inenvisageable de s’en passer. Il s’agit là d’une réelle dépendance collective, d’une addiction généralisée, d’une toxicomanie mondialisée. Bien sûr, tout comme le junkie, on pense « contrôler » (l’économie verte, les banques vertes, la voiture électrique, le tri sélectif etc.).

Comprenons bien que la grande criminalité a toujours été intrinsèquement liée à la drogue et aux narcotiques. Ne soyons ainsi pas surpris ou étonnés par le braquage récent de la Libye dont nous ne sommes toujours pas au bout des conséquences, particulièrement dans notre région. Ne soyons pas non plus surpris par le problème Syrien et certainement bientôt par ce qui adviendra en Algérie. L’angoisse du manque s’intensifiera toujours et se traduira inévitablement par une pression armée de plus en plus prononcée dans les régions au sous-sol intéressant. Cette pression, nous la subissons aujourd’hui chez nous avec Boko Haram.

Un tournant décisif a été engagé en Europe avec le traitement de la question des « migrants ». Une nouvelle organisation des mots et des espaces a commencé à se déployer. Michel Foucault nous a enseigné qu’un seul petit changement de vocabulaire pouvait indiquer le passage d’un régime de vérité ou d’un ordre du discours à un autre. Nous savons également par Michel Foucault que ces mutations langagières ont toujours accompagné des réaménagements du rapport de domination. Le passage de « l’étranger » à « l’immigré », ensuite au « sans-papier » a effectivement correspondu à chaque fois non seulement à des régimes de vérités bien précis mais également à des changements du traitement de la question de l’autre liés à des stratégies de domination à chaque fois différentes. C’est pourquoi aujourd’hui nous devons absolument rester très attentifs et vigilants à la manière avec laquelle, avec l’apparition du « migrant », va se mettre en place, s’agencer, se structurer et se nouer un régime de vérités avec ses impératifs, ses inclusions et ses exclusions, à la façon dont une nouvelle politique de domination cherchera à s’organiser. Il y a bien, dans le changement de discours radical que nous constatons quelque chose qui dépasse par exemple l’intérêt immédiat et terre-à terre de l’Allemagne d’importer de la main d’œuvre dont elle manque. C’est bien plus que cela. Il y a dans ce que nous entendons quelque chose qui excède et déborde le discours connu. Nous sentons bien que nous vivons une sorte de passage d’un registre de vérités à un autre, un réaménagement tactique du rapport de domination auquel nous devrons porter toute notre réflexion.

Cette humanitairerie de commande est un leurre, un faux semblant. Comme Alain Badiou[4], nous soupçonnons même les auteurs de toute cette générosité de « jouir en silence ». Le problème des migrants n’est pas une affaire de générosité ou de compassion, et encore moins une affaire de fermeté ou de protection des frontières. C’est une affaire de désintoxication, une affaire de discipline et de travail sur soi. On ne peut pas de manière sincère et assumée se lamenter sur le sort et le destin d’Aylan Kurdi et continuer dans la vie quotidienne à n’envisager de renoncer à aucune de ses addictions, à aucun de ses privilèges, donc continuer à perpétuer la relation de pouvoir actuelle. Il y a là une duplicité intenable. Il est impossible de tendre la main au migrant pendant qu’on souhaite un point de croissance supposé résorber le chômage. Il est absolument contradictoire de revendiquer des valeurs d’humanisme et admettre que Nicolas Sarkozy et Bernard Henri Levy continuent en toute impunité à proférer des leçons de morale. Cette schizophrénie, ce double discours, cette méconnaissance de soi de l’Occident, cette irresponsabilité de junkie constitue indéniablement le plus grand péril qu’ait connu l’humanité.

Pierre FEZEU / Yaoundé 11/09/2015

 Source: Mediapart.fr

[1] Conférence à Louvain le 13 octobre 1972.
[2] Jacques Lacan, Télévision. 1973
[3] Sources : Consoglobe ; http://www.consoglobe.com/epuisement-des-ressources-naturelles-et-demographie-cg#aPUYhfWWa56Fckzk.99
[4] Alain Badiou, L’Ethique.

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