Cette prise de conscience doit être amplifiée auprès des jeunes diplômé(e)s et talents africains: il n'y a absolument rien de déshonorant à retourner en Afrique, pour y prendre progressivement et lentement pied sur un marché aussi prometteur, et un continent où vous souffrirez moins de discriminations, voire de ségrégations. 

Votre avenir y est aussi prometteur, sinon autant que le mirage "intégrateur ou assimilateur" d'une vieille Europe refermée sur elle-même, qui vous offrira rarement un épanouissement socioculturel et des opportunités de carrières à la hauteur de vos compétences réelles.

N'hésitez jamais à sauter le pas, dès la première occasion! 

 
C'est le langage de vérité et surtout de responsabilité que devraient vous tenir tous les observateurs avisés.
 
Joël Didier Engo 

NIGERIA. Diplômés, déterminés, les "repats" rentrent au pays pour vivre leur African dream

Natacha Tatu

À Lagos, on les appelle des "repats". Les jeunes de la diaspora formés aux Etats-Unis, au Royaume-Uni ou en France ont la conviction que l’avenir se construit au pays, et maintenant. De notre envoyée spéciale.
Niyi Osidipe est rentrée au Nigeria il y a quatre mois. (Olayinka Oluwakuse pour  
Niyi Osidipe est rentrée au Nigeria il y a quatre mois.



À quelques jets de pierre de Makoko, le bidonville lacustre de Lagos où s’entassent, dans des conditions innommables, quelque 600.000 personnes, Hans and René est le glacier le plus chic de la ville. Attablée en terrasse avec son MacBook Air, Niyi Osidipe, ravissante avec sa petite robe blanche, a cet accent haut perché des jeunes Californiennes qui trouvent toujours tout amazing : "dingue" ! Mais la jeune femme a grandi ici, à Lagos, dans une famille de la classe moyenne qui s’est saignée aux quatre veines pour l’envoyer faire des études outre-Atlantique.

Brillante et bosseuse, boursière à 19 ans, elle a dû jongler avec plusieurs petits boulots pour payer son loyer, avant de démarrer une belle carrière dans le marketing stratégique chez un géant des cosmétiques. A 29 ans, cette jeune cadre a tout lâché, son job en or et un appartement confortable sur les hauteurs de Los Angeles, décidant qu’il était temps de rentrer chez elle. C’était il y a quatre mois, peu de temps après la dernière élection présidentielle.
Il y a une telle énergie, ici ! J’y pensais depuis longtemps. C’était le bon moment."
Malgré les galères quotidiennes, les heures perdues dans les embouteillages monstrueux, la folie crasseuse de cette mégapole de 20 millions d’habitants, elle ne regrette rien.
Aucun pays n’offre autant de possibilités que le Nigeria en ce moment. C’est pour cela que nous sommes si nombreux à rentrer."
Peu de temps après son arrivée, elle a décroché un poste de responsable marketing pour une nouvelle chaîne de restaurants, moins bien payé qu’à Los Angeles, certes, mais qu’importe.
Aux Etats-Unis, la vie était facile, mais tellement prévisible. Ici, au moins, rien n’est figé ; on ne s’ennuie jamais !"
A Lagos, on les appelle des "repats" : ils ont de 30 à 40 ans, un MBA obtenu à Paris, à Londres ou aux Etats-Unis, un double passeport, plusieurs années d’expérience en Europe ou outre-Atlantique, et ils rentrent au pays.

"Personne ne nous attend"

La plupart ont quitté le Nigeria à la fin des années 1990. Des grèves monstres paralysent alors les universités, quelquefois pendant des mois : le baril de pétrole est au plus bas, les caisses de l’Etat sont vides, les enseignants ne sont plus payés, le pays part à vau-l’eau. Tous ceux qui le peuvent traversent l’Atlantique, convaincus de ne jamais revenir.

Les uns, rejetons des grandes fortunes du pays, barons du pétrole ou de la banque, sont envoyés dès le secondaire dans des pensionnats britanniques avant de rejoindre les meilleures facs de l’Ivy League. D’autres, comme les héros d’"Americanah", le best-seller de Chimamanda Ngozi Adichie, issus de la bourgeoisie ou de l’intelligentsia, bénéficient de bourses, triment comme taxis ou serveurs dans la peur de l’expulsion, avant d’obtenir la précieuse carte verte ou un passeport européen.

Rien ne les oblige aujourd’hui à rentrer à Lagos, sinon la conviction que c’est the place to be, que l’avenir du Nigeria se construit "ici et maintenant", et qu’il leur appartient. Un diplomate français insiste :
Malgré la mauvaise réputation de ce pays, il y a envers et contre tout un optimisme, une confiance en l’avenir qui rappelle l’American Dream."
A une condition toutefois : avoir le cuir épais et ne compter que sur soi-même. Malheur à ceux qui n’ont pas l’esprit d’entreprise. "Il ne faut pas rentrer en espérant travailler, comme autrefois, dans les compagnies pétrolières, les grandes banques ou l’administration", reconnaît ­Bankole Cardoso, 26 ans, l’un des 30 jeunes entrepreneurs les plus prometteurs d’Afrique selon le magazine "Forbes".
Le chômage touche tout le monde ici, même les diplômés. Personne ne nous attend."
Passé par une business school à Boston et par le géant du conseil PricewaterhouseCoopers, il a créé il y a deux ans Easy Taxi Nigeria – qu’il a quitté depuis –, une application permettant de réserver en ligne des taxis, qui cartonne. Les débuts sont épiques. "Quelques jours plus tôt, j’étais dans mon bureau design au 30e étage d’un gratte-ciel de Manhattan, et là je me retrouvais à patauger sous la pluie pour convaincre un à un des chauffeurs de taxi d’investir dans un smartphone pour télécharger mon application", se souvient le jeune homme.
Avec mon accent américain, ils ne comprenaient pas la moitié de ce que je leur disais, il fallait que mon chauffeur traduise. Personne n’y croyait !"
Plusieurs fois primé, Easy Taxi, qui fédère plus de 3.000 chauffeurs à Lagos et 1.000 à Abuja, la capitale politique, est un succès. La concurrence d’Uber, également en pleine ascension, ne lui fait pas peur :
Il y a tout un pays à construire, une population à éduquer à ces nouveaux services, et de la place pour tout le monde."
Combien sont-ils, ces "repats" ? Difficile à dire, faute de statistiques, mais le mouvement est massif. Ils boudent Abuja, la capitale endormie, lui préférant Lagos la vibrante. Ceux qui en ont les moyens s’installent à Victoria Island ou à Ikoyi dans des estates, ces quartiers sécurisés entourés de barbelés ; ils se retrouvent dans des bars à cocktails et des salles de fitness, ou encore sur le green du golf paysager de Lekki, où ils côtoient des "expats", venus, comme eux, décompresser le week-end.

Vivre à l'occidentale 

Sur les 400 membres qui ont payé 7.000 dollars le ticket d’entrée, abonnement annuel non compris, 40% sont des Nigérians. Seni Edu, 41 ans, qui travaille son handicap 26 au moins une fois par semaine, reconnaît :
Ce sont toujours les mêmes têtes, ceux qu’on voit dans les bars et les restaurants à la mode."
Ils ont leurs sites internet et leurs clubs privés, et quand le smoothie ou l’expresso auquel ils étaient accros aux Etats-Unis leur manque vraiment trop, ils développent un business : Ngozi Dozie, ex-banquier d’affaires chez J.P.Morgan à New York rentré à Lagos il y a trois ans, se désolait de voir que son pays carburait toujours au Nescafé. Spécialiste de la reprise d’entreprises en difficulté, il a racheté six petits restaurants en dépôt de bilan, et créé Neo, sur le modèle de Starbucks, avec des dizaines de cafés macchiato et latte.

Les frères Dozie lancent Neo, le Starbucks de l'Afrique. (Olayinka Oluwakuse pour "l'Obs")

Un sacré pari dans un pays où jamais un client, surtout s’il a de l’argent, n’aurait l’idée de patienter au comptoir. "Mais d’ici à cinq ou dix ans, croyez-moi, il y aura une cinquantaine d’établissements comme celui-là à Lagos", jure le trentenaire, qui entend développer le concept dans toute l’Afrique.
Quant à son frère Chijioke, 36 ans, ex-banquier d’affaires à Philadelphie, exaspéré de voir qu’il était impossible, pour un Nigérian de la classe moyenne, de faire le moindre emprunt auprès des grandes banques du pays, il a lancé One Credit, une société de microcrédit en ligne qui fait un carton. "Contrairement à ce que tout le monde pensait, on a très peu d’impayés", constate le financier.
Les gens les plus modestes sont ceux qui remboursent le mieux."
Purs produits de la jeunesse dorée mondialisée, les frères Dozie ont l’aisance décontractée de ceux que la vie a toujours gâtés. Ils auraient pu couler des jours tranquilles dans la banque de papa : patron de la Diamond Bank, c’est l’une des grandes fortunes du pays. Entrepreneurs dans l’âme, ils rêvent, eux, d’être les Jeff Bezos (PDG d’Amazon) et les Howard Schultz (Starbucks) de demain. "La particularité du Nigeria, c’est que la demande est supérieure à l’offre dans tous les secteurs : finance, nourriture, divertissement…", dit Chijioke.
Mais il faut aller vite pour occuper le terrain avant que le reste du monde débarque."
Cet "African dream" s’est ancré au tournant des années 2010, en pleine flambée de l’or noir. Tandis que l’Europe et les Etats-Unis encaissent de plein fouet la crise financière, le Nigeria, premier exportateur de pétrole en Afrique, tourne à plein régime. Après une décennie de croissance à plus de 7%, le pays s’impose même en 2014 comme la première économie du continent, devançant l’Afrique du Sud. Immense fierté nationale.

Miser sur l'innovation

Aujourd’hui encore, malgré l’effondrement des cours du brut qui pèse lourdement sur les recettes budgétaires et les investissements publics, le dynamisme ne se dément pas. Avec 180 millions d’habitants, le potentiel de ce pays est colossal. En 2050, ils seront de 400 à 450 millions, faisant du Nigeria le territoire le plus peuplé au monde après la Chine et l’Inde ! Certes, plus de 100 millions de Nigérians vivent toujours au-dessous du seuil de pauvreté. Dans le nord du pays, où Boko Haram a fait son nid, on survit avec moins de 1 dollar par jour.





Mais, vus des gratte-ciel de Victoria Island, tous ces problèmes semblent si loin… "Peut-être sommes-nous devenus indifférents ou insensibles", soupire Wunika Mukan, qui dirige l’African Artists’ Foundation, l’un des principaux centres culturels de la ville. "Ou trop occupés à faire du business et à gagner de l’argent", ajoute Yinka, un jeune artiste qui a également créé un site de vente d’objets de luxe.
Des projets comme le sien, il en naît tous les jours. L’e-commerce est en plein boom. ­Forcément : 60 millions de Nigérians entrent de plain-pied dans la consommation ; de 20 à 25 millions d’entre eux appartiendraient à une réelle classe moyenne. "Ils ont les mêmes envies et les mêmes besoins que le reste du monde, sauf que les produits, pour eux, sont très difficiles à trouver. Il suffit de voir les montagnes de bagages avec lesquelles les Nigérians rentrent au pays", constate Jérémy Hodara, le jeune Français cofondateur d’Africa Internet Group (AIG), qui incube et développe une série de start-up.

Dans son giron, on trouve Jumia, en passe de devenir l’Alibaba de l’Afrique ; Hellofood, un site de livraison de plats préparés à domicile ; ou encore Easy Taxi. Aujourd’hui encore, il n’y a en tout et pour tout que trois centres commerciaux à Lagos. Aucune grande enseigne ne s’y est installée. Pas de Zara, de Gap, ni même de McDo. Environnement urbain délabré, flou juridique, loyers exorbitants : les raisons sont nombreuses. Certes les enlèvements d’expatriés, quasi quotidiens il y a quelques années, ont, eux, presque cessé, mais le pays fait encore peur.
Victoria Island, le quartier des affaires de Lagos. (OpenUpEd / Flickr)

Comptez chaque jour de deux à trois heures d’embouteillages entre Victoria Island, le poumon économique de la ville, et "le continent", comme on appelle ici les quartiers où vivent la plupart des familles. Annoncé depuis des années, le métro reste un serpent de mer. "On me demande souvent quand les grandes enseignes arriveront au Nigeria. J’ai envie de dire 'jamais'", explique Jérémy Hodara, convaincu que le pays sautera l’étape des magasins en dur pour passer directement au commerce en ligne.

"Même si les grandes enseignes décidaient de s’implanter, personne n’a envie de perdre une matinée dans les embouteillages pour se rendre dans une boutique", insiste Fatoumata Ba, une jeune Franco-Sénégalaise de 29 ans, qui dirige Jumia à Lagos, après avoir lancé le site en Côte d’Ivoire. Beaucoup de Nigérians n’ont toujours pas l’eau potable ni l’électricité, mais près de 40% d’entre eux ont déjà accès à internet.

"Le nouveau Far West"

Sur le site de Jumia, des dizaines de milliers de références, de la paire de boucles d’oreilles en toc aux ordinateurs, en passant par des articles de mode, de décoration et d’épicerie. Le best-seller ? Infinix, un smartphone chinois à moins à 100 euros : 40.000 exemplaires écoulés en un mois ! Malgré la chute des prix du pétrole, qui pèse sur la consommation, Jumia cartonne, avec une "croissance à deux chiffres tous les mois", selon Fatoumata, qui ne craint pas l’arrivée d’Amazon, sans cesse annoncée. "On les attend ! Compte tenu des difficultés, la barrière à l’entrée n’est pas facile à franchir", dit-elle en riant.




A l’exception de l’Etat de Borno, toujours aux prises avec Boko Haram, Jumia livre ses clients dans tout le Nigeria. Une prouesse logistique dans un pays où il n’existe ni services postaux ni adresses fiables, où la plupart des clients n’ont ni pièce d’identité ni compte bancaire, et où le scam, l’arnaque sur internet, est élevé au rang de sport national ! Pour l’instant, la plupart des consommateurs règlent leur commande en liquide aux livreurs, mais le paiement en ligne est en train de décoller. Jay Alabraba explique :
Le taux de bancarisation est très faible, mais tout le monde possède un, voire deux téléphones mobiles. Ce sont les cartes SIM qui vont tenir lieu à la fois de cartes de crédit et d’identité."
Diplômé de Stanford, ce banquier ­d’affaires passé par Goldman Sachs a créé Paga, la première société d’e-paiement au Nigeria. Avec 3,5 millions d’utilisateurs, acquis en quelques mois, il est convaincu que, comme le Kenya, son pays va sauter la case carte de crédit pour passer directement au "paiement mobile". En moins de deux ans, Paga s’est imposé jusqu’au fin fond du bidonville de Makoko.

Dans les locaux de Jumia. (Jumia)

Dans sa cahute branlante, Waseen se dit ingénieur télécoms. Autocollant Paga en évidence, le jeune garçon règle en deux clics, moyennant une modeste commission, les factures de télévision par satellite que tous les habitants du quartier viennent payer en liquide.
Avant, il leur fallait une journée pour aller jusqu’à l’agence."
Les investisseurs étrangers commencent à s’apercevoir de ce potentiel fabuleux. "C’est le nouveau Far West", s’est emballé Pierre Gattaz, venu début octobre avec une délégation de cinquante chefs d’entreprise, impressionné par "cette foule ­d’opportunités". Mais que d’obstacles aussi !

Une ville nouvelle pour riches 

"Repats" ou non, les nouveaux arrivants sont souvent sous le choc. Comment se loger, quand les loyers à Victoria Island flirtent avec les prix parisiens et que les propriétaires exigent au moins une année de loyer d’avance en liquide ? Niyi, qui a dû débourser 1,2 million de nairas (5.500 euros) pour son studio à Victoria Island, soupire :
Bien sûr, sur le 'continent', c’est moins cher. A condition d’accepter de patauger dans la boue et la poussière, et de subir deux heures d’embouteillages, matin et soir, pour gagner le centre-ville."
Elle s’estime heureuse : "C’est une affaire, et ma propriétaire est sympa. Pour ce genre de petites surfaces, les bailleurs réclament souvent deux ans de loyer d’avance." Il faut aussi compter avec des services publics inexistants, des infrastructures pourries, une corruption omniprésente qui gangrène tous les échelons du système. Sans parler des coupures de courant et des pénuries d’essence, récurrentes. Ici, chacun possède son groupe électrogène.

Mais encore faut-il pouvoir se procurer du diesel, régulièrement en rupture de stock, pour l’alimenter. Un comble pour le plus gros producteur de pétrole d’Afrique. L’an passé, Lagos a été plongé dans le noir pendant des semaines. Un cauchemar absolu, qui a causé un profond traumatisme. La presqu’île artificielle d’Eko Atlantic, ce projet fou de ville nouvelle pour les riches, réglera-t-il ces problèmes?

Makoko, l'un des plus grands bidonvilles de Lagos. (George Osodi / AP / SIPA)

Cette sœur jumelle de Dubaï surnommée la "perle de Lagos", d’environ 10 kilomètres carrés gagnés sur la mer, derrière une digue s’enfonçant de 11 mètres sous l’eau, est censée devenir le hub touristique et financier du pays. Un îlot de prospérité prévu pour fonctionner en quasi-autarcie, loin du chaos, des embouteillages gigantesques, des routes défoncées. "C’est un projet très excitant et très attendu", avoue Bankole Cardoso.
Pouvoir marcher tranquillement dans les rues, faire ses courses. Une vie normale, enfin !"
En attendant, comme tout le monde, il ­s’accommode des contraintes quotidiennes… "Au fond, ici, avant de penser créer une entreprise, tu commences par être l’entrepreneur de ta propre vie. C’est un défi permanent, à la fois excitant et exaspérant. Tu sais que tu ne peux compter que sur toi-même", résume Wunika Mukan.
Notre force, c’est d’être ambitieux et d’aimer la vie. Mais il faut être créatif et résilient pour survivre."
Steve Jobs, après tout, n’aurait pas dit mieux.

De notre envoyée spéciale Natacha Tatu


Le Nigeria en chiffres

• 1ère puissance économique d’Afrique.
• 5,4% de croissance en 2014.
• 180 millions d’habitants.
• 55% des Nigérians ont moins de 20 ans.
• 50% vivent en ville.
• 70% vivent avec moins de 1 dollar par jour.
• 23% font partie de la classe moyenne.
• 20 millions ont un revenu supérieur à 600 euros par mois.
• 34% du PIB est porté par la téléphonie mobile contre 13% pour le pétrole.
• 100% de la population devrait avoir un mobile d’ici à 2020.


Management

Ces Africains qui rentrent au pays pour mieux vivre

Après une longue tradition d’émigration vers les anciens pays colonisateurs, l’heure est au retour dans de nombreux pays d’Afrique. Enquête sur les motivations de ces travailleurs formés ailleurs et les atouts qu’ils représentent pour l’économie de leurs pays d’origine.

Par Pierre Leblache, Forbes Afrique, le 4 Janvier 2016


Crédits / Neumiller
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Kurudi kwa huduma ya nchi yake (« Servir son pays en y revenant »), quelques mots de swahili répétés aujourd’hui, en de multiples langues, dans toute l’Afrique. Au cours de l’histoire et sur tous les continents, les migrations ont souvent été dictées par des circonstances funestes, famines, servitude, conquêtes, expulsions, partitions ou fuite. Moins dramatiques, des opportunités économiques ont attiré des populations vers le large, comme les Portugais vers le Brésil à partir des années 1800 ou les Européens vers l’Amérique du Nord à l’aube du XXe siècle. En sens inverse, les retours ont généralement été plus joyeux, qu’il s’agisse d’aliyah vers une terre promise ou d’émigrés rejoignant leurs patries libérées de leurs dictateurs. Le Chili comme la Russie, l’Argentine, la Birmanie ou la Roumanie voient ainsi revenir élites et travailleurs dont l’ambition principale est de reconstruire. Même les rares tyrannies encore en place assistent au retour prudent d’anciens expatriés, qu’elles se soient assouplies ou que leur fin apparaisse comme de plus en plus inéluctable.

Alors que la démocratisation de l’Afrique est presque parachevée, ce qui s’y passe sur le plan des retours est le résultat d’une tradition d’émigration économique vers les anciens pays colonisateurs. Le phénomène remonte à l’époque des indépendances. Mais aujourd’hui, les Africains rentrent chaque mois par milliers... Vers Yaoundé ou Pointe-Noire, Lomé ou Kisangani, Bouaké ou Ouagadougou. Ce qui est vrai pour l’Afrique francophone l’est aussi pour les pays de langue anglaise ou portugaise. L’« immigration du retour », ce sont tous ces travailleurs africains d’Europe et d’ailleurs, fatigués par un ancien eldorado qui paraît parfois à bout de souffl e, par une paralysie croissante de ses systèmes sociaux ou syndicaux et par un rétrécissement du marché de l’emploi qui génère d’abord la précarité, puis souvent la xénophobie ou le racisme. 

Des domaines d'application multiples

Ces flux migratoires inversés apportent une forte valeur ajoutée au capital travail des pays récepteurs, car ils concernent des individus le plus souvent formés et expérimentés. Pour les économies africaines, qui se diversifient et deviennent plus sophistiquées, l’apport est d’autant plus important qu’il concerne, dans chaque industrie, des méthodes et techniques déjà appliquées ailleurs. En macroéconomie, cela s’applique à des transferts de technologie véhiculés par des agents formés. Avant d’acheter aux pays dits « développés » des gros équipements comme des avions ou du matériel de travaux publics, nombre de clients « moins développés » essaient d’obtenir de telles clauses dans les contrats et elles leur sont souvent refusées... Voilà soudain que l’Afrique peut s’off…rir ces transferts grâce à l’expérience acquise par ses propres travailleurs !

Les domaines d’application sont multiples, autant dans l’industrie que dans les services ; techniques de pointe et réduction des coûts de production pour l’une, nouveaux concepts et raccourcis de mise en œuvre pour les autres. Citons, en se limitant aux sujets traités depuis quinze mois par Forbes Afrique pour s’épargner une longue énumération, les technologies d’exploitation de minerais ou de production de ciment en Afrique de l’Ouest et les nouveaux services aux investisseurs commercialisés par les Bourses régionales. L’intervention sur place de cadres et techniciens africains formés ailleurs à ces spécialités constitue une mine d’économies et de temps gagné.

Des forums de recrutement

Rien n’illustre mieux cette tendance au retour que l’existence depuis plus de dix ans maintenant de forums de recrutement pour les anciens expatriés, non seulement sur tout le continent, mais aussi en amont, notamment à Paris et Washington. Que l’édition parisienne d’une manifestation comme Africtalents soit devenue annuelle et que celle des Etats-Unis ait une fréquence en progression constante résume parfaitement une situation qui n’est pas seulement due au blues ambiant des économies occidentales ou à la crise morale qui paralyse les initiatives. Victimes de la dégradation de leurs opportunités et conditions de travail en Europe, les travailleurs africains constatent le progrès chez eux et veulent s’asseoir à la table pendant qu’il reste de la place. La démarche n’est donc pas entièrement altruiste, mais pourquoi devrait-elle l’être ? Devenus très visibles et réputés, les grands cabinets africains de recrutement et les salons qu’ils organisent ont un rôle de catalyseur, mais ne constituent souvent que la partie émergée de l’iceberg. Le reste, ce sont les réseaux sociaux, la communication avec la famille restée en Afrique, les contacts professionnels, versions modernes de l’ancien « téléphone brousse ».

Du fait de l’évolution des sociétés africaines, la réinsertion n’est pas toujours sans problèmes pour ceux qui reviennent. Raison de leur retour, leur bagage professionnel étranger constitue généralement un plus dans les compétences et la compétition avec les candidats locaux, mais expose les nouveaux venus, surtout les premiers mois, à des jalousies et rejets de la part des purs autochtones. Quant à l’accoutumance aux nouvelles réalités africaines, elle peut prendre du temps. Pour ceux qui ont grandi ailleurs comme enfants d’émigrés ou sont partis il y a quinze ans et plus, l’Afrique qu’ils retrouvent est bien différente de celle du départ. En fonction des pays et des branches d’activité, les rémunérations, couvertures sociales, avantages de fonction et qualité de vie varient grandement et sont à réapprendre. C’est donc bien d’un challenge fait d’espoirs et de risques qu’il s’agit pour ces entrepreneurs et travailleurs qualifiés qui n’hésitent pas à changer de cadre de vie pour participer à l’essor de leur pays et pour y mener une vie meilleure. Cent cinquante ans après le « Go West, Young Man » de la conquête de l’Ouest américain, il s’agit là aussi de conquérir une frontière, mais à une époque que tout indique comme bien choisie... 
Le développement du monde est décidément un continuel recommencement!