Un migrant à Calais, le 29 octobre.Photo Philippe Huguen.AFP
Le rapport du
défenseur des droits recense les manquements de l’État, les situations
de «rupture d'égalité» et les dérives des forces de sécurité. Avec la
crise des migrants et l'état d'urgence, 2015 a été une année sombre.
Inégalités : petites humiliations et grandes hontes de la France
Une fois par an, il fait la liste de toutes les entorses à
la notion d’égalité en France. Le défenseur des droits, Jacques Toubon,
publie ce jeudi son deuxième rapport d’activité. Du refus
d’embarquement notifié à une personne handicapée par une compagnie
aérienne à l’interdiction municipale de donner une sépulture pour une
enfant rom de 2 mois, le tableau 2015 de ces grandes hontes et petites
humiliations est forcément sombre. L’institution a traité
74 571 réclamations au cours de l’année écoulée, un chiffre en hausse de
8,3 %.
Les inégalités cachées
Jacques Toubon en a fait sa priorité pour 2016 (comme pour 2015) et
une enquête nationale a été lancée en fin d’année dernière. Le but est
de dénicher les cas de «ruptures du principe d’égalité devant le service public».
Exemple avec le système scolaire : le défenseur des droits a été saisi
par des parents d’élèves et le maire d’une commune de Seine Saint-Denis
sur «les conditions dans lesquelles s’est effectuée la rentrée
scolaire 2014, marquée par de nombreuses vacances de postes
d’enseignants et le recours massif à des contractuels souvent peu ou pas
expérimentés». Une forme de discrimination en raison du lieu de
résidence des familles, dénoncée par l’institution. Grandir dans une
ville pauvre ne devrait pas signifier recevoir une éducation au rabais.
Autre exemple de «rupture d’égalité» pointée du doigt par
l’équipe de Toubon : le cas récurrent de refus d’inscription dans les
cantines scolaires d’enfants dont les parents sont au chômage. Le
défenseur des droits soutient une loi, actuellement dans les tiroirs de
l’Assemblée, pour garantir le droit d’inscription de tous les enfants au
service de restauration scolaire des écoles primaires.
Le rapport pointe un autre facteur d’inégalité, plus retors : la
dématérialisation des services publics. En France, 6 millions de
personnes seraient victimes de «précarité numérique». Or,
certaines démarches ne sont désormais accessibles qu’en ligne. Les plus
démunis, moins connectés et moins mobiles, sont donc pénalisés. Ce qui
constitue là encore une «rupture d’égalité». Le défenseur des droits propose donc de mettre en place des «dispositifs
de substitution répondant à ce besoin de proximité, offrant des
médiations numériques adaptées aux publics, aux besoins et aux
territoires. […] Ceux-ci pourraient être financés par le redéploiement
des économies dégagées par la dématérialisation des services publics».
Les ratés de l’Etat
Le boulot du défenseur des droits est aussi de repérer les
dysfonctionnements des mécanismes censés réparer ces situations
d’inégalités. Là aussi, la liste est longue. Plus de la moitié des
dossiers traités par l’institution concernent des plaintes sur les
carences du service public. Et parmi eux, 45 % ont trait aux droits
sociaux (retraite, prestations familiales, aide médicale, chômage, etc.)
On apprend ainsi dans le rapport que «des milliers» de personnes attendent leur retraite pendant «plusieurs mois (et parfois plusieurs années) après leur cessation d’activité».
Mais le défenseur des droits s’inquiète aussi des «centaines de
dossiers qui, bien que reconnus prioritaires au titre du droit au
logement opposable (Dalo), n’ont reçu aucune proposition de logement
social». Toubon rappelle que «la question de l’efficience du
dispositif a été soulignée par la Cour européenne des droits de l’homme,
qui a condamné la France, dans un arrêt du 9 avril 2015, pour privation
du droit à un recours effectif dans une affaire où les décisions des
juridictions internes, enjoignant l’Etat à reloger d’urgence la
requérante, n’ont pas été exécutées plus de quatre années après.»
Autre faille de l’action de l’Etat, régulièrement dénoncée :
l’hébergement d’urgence. Ce n’est un secret pour personne, l’article du
code de l’action sociale qui dispose que «toute personne sans abri
en situation de détresse médicale, psychique ou sociale a accès, à tout
moment, à un dispositif d’hébergement d’urgence» relève de l’hypocrisie. En particulier depuis l’afflux migratoire sans précédent de l’année dernière.
L’enregistrement des demandes d’asile, d’ailleurs, est un autre raté de l’Etat français. La longueur des délais et «l’engorgement
du dispositif […] créent de facto dans certaines régions de France une
catégorie de "pré-demandeurs d’asile" exclus du dispositif national
d’accueil, qui ne peuvent se prévaloir des droits attachés à leur
statut».
Les inquiétudes du défenseur des droits
Les forces de l’ordre préoccupent Jacques Toubon. Et pour cause : les réclamations concernant la «déontologie de la sécurité» ont augmenté de 29,6 % en un an. Parmi les 910 dossiers traités en 2015, 53 % concernent la police. Principal accusé, le «contrôle d’identité opéré sur des motifs discriminatoires fondés notamment sur l’origine ou la simple apparence», qui représente 28 % des plaintes et «constitue une faute lourde engageant la responsabilité de l’Etat», selon le défenseur des droits. Il souligne même qu’il «participe à l’aggravation des tensions entre ces forces et la population et met en cause la légitimité de l’action de l’Etat».
L’institution rappelle par ailleurs que «la loi ne permet aucune traçabilité des contrôles»
– Manuel Valls ayant enterré l’idée de la délivrance d’un récépissé
lors des vérifications d’identité. Ce qui prive les victimes de
contrôles à répétition d’un recours devant la justice, ceux-ci ne
pouvant «faire la démonstration de la faute». Double peine, donc, pour les personnes discriminées.
Autre sujet de société dont s’empare le défenseur des droits : la
procréation médicale assistée (PMA). La position de Jacques Toubon est
limpide. Il se déclare «en faveur de l’accès à la PMA pour toutes
les femmes, qu’elles soient en couple ou célibataires, afin de
progresser vers l’égalité des droits quelle que soit l’orientation
sexuelle ou la situation de famille des femmes». Par ailleurs, il note que si «la
France a le droit d’interdire la GPA sur son territoire en vertu de la
marge d’appréciation laissée aux Etats, elle ne peut porter atteinte au
droit à l’identité des enfants ainsi conçus». Elle doit donc reconnaître la filiation des parents non-biologiques. Le défenseur des droits pointe des décisions juridiques «encore instables et peu lisibles».
Dernier motif d’inquiétude, l’état d’urgence et ses corollaires : la
révision constitutionnelle et la réforme de la procédure pénale. Gros
morceau à avaler pour un défenseur des droits. L’institution a recensé
42 réclamations liées notamment aux perquisitions (18 saisines) et aux
assignations à résidence (11 saisines). La plupart des dossiers n’ont
pas encore été traités. En revanche, sur les changements législatifs,
Jacques Toubon plante une nouvelle banderille, au moment où s’ouvre le
débat parlementaire : «Le droit de tous les jours va être
singulièrement durci. […] Un glissement s’opère vers un régime d’état
permanent de crise caractérisé par une restriction durable de l’exercice
des droits et des libertés.»
Jacques Toubon, Défenseur des Droits : « On entre dans l’ère des suspects »
Le Monde| 04.02.2016 Propos recueillis par Jean-Baptiste Jacquin
Alors que le conseil des ministres a validé, mercredi 3 février, le
projet de loi prorogeant une nouvelle fois pour trois mois l’état
d’urgence, le Défenseur des droits s’alarme davantage encore du projet
de loi renforçant la lutte contre le terrorisme, « qui fait de
l’exception la règle ». Dans un entretien au « Monde », Jacques Toubon
tape du poing sur la table à l’occasion de la publication ce jeudi du
rapport annuel d’activité de l’institution qu’il dirige depuis juillet
2014. Le défenseur des droits a été saisi de 79 592 réclamations en
2015, soit un bond de 8,3 % en un an.
Quel est le rôle du Défenseur des droits sous l’état d’urgence?
Il est de la responsabilité du Défenseur des droits, et je l’ai dit dès
le lendemain des attentats de janvier 2015, de rappeler le droit et de
rappeler aux libertés dans le souci de maintenir la cohésion sociale et
l’équilibre entre sécurité et liberté. L’union dans la peur et
l’objectif de sécurité, c’est du court terme. La cohésion du pays est un
enjeu de long terme. Cette parole doit être portée quels que soient les
sondages et les majorités parlementaires. Il ne faut pas baisser la
garde face au terrorisme, mais c’est du maintien des exigences de notre
démocratie dont je parle, pas d’une arme de guerre prête à tirer.
N’avez-vous pas l’impression d’être inaudible dans un concert de surenchères sécuritaires?
Pour le moment, ce qui a été mis en œuvre n’a pas constitué une
atteinte fondamentale à notre niveau d’Etat de droit. La proclamation de
l’état d’urgence, et son éventuelle prolongation de trois mois, sont
des choix politiques, je n’ai pas à en juger. Je m’inquiète, en
revanche, lorsque l’éventuelle constitutionnalisation de l’état
d’urgence autoriserait à prendre des mesures, de manière permanente, qui
seraient aujourd’hui contestables au regard de la Constitution, comme
la retenue de 4 heures lors d’un simple contrôle d’identité.
Contrairement à l’avis du Conseil d’Etat de décembre, le gouvernement
introduit ce qui ressemble fort à un état d’urgence glissant, un régime
d’exception durable. De ce point de vue, pire que la prolongation de
l’état d’urgence est le projet de loi de procédure pénale qui tend à
faire de l’exception la règle pour un ensemble large d’infractions. Les
restrictions des libertés ne seront pas limitées au temps de l’urgence,
mais jusqu’à ce que le « péril imminent » cesse, c’est-à-dire aux
calendes grecques. Il ne faudrait pas décider un tel abaissement de
notre Etat de droit sans ouvrir un vrai débat. Les Français veulent-ils
léguer à leurs enfants un Etat de droit inférieur à celui que la
République a mis deux cents ans à bâtir ?
La lutte contre le terrorisme est tout de même un objectif légitime…
Certes! Depuis les attentats de 1986, les gouvernements avaient
toujours fait attention à ce que le cadre judiciaire général soit le
moins possible entamé par la nécessité de lutter contre le terrorisme.
C’est la caractéristique du modèle français de lutte dans ce domaine.
Concrètement, quelle mesure vous choque?
Par exemple, il me paraît totalement contraire à nos principes de
garder une personne aussi longtemps assignée à résidence à partir d’une
supputation qu’elle représente un danger parce qu’elle revient d’un
certain pays. On entre dans l’ère des suspects ! Ce ne sont pas des
petites mesures, cela affecte la liberté d’aller à venir, le droit à la
vie privée et à la correspondance privée, ou la liberté de travailler ou
d’étudier. De même pour le nouveau régime de la légitime défense.
De quels types de réclamation avez-vous été saisis dans le cadre de l’état d’urgence?
Nous avons reçu 49 réclamations. Certaines ont pu donner lieu à une
médiation. La plupart sont à l’instruction. Elles concernent
principalement la déontologie des forces de l’ordre au cours des
perquisitions. C’est pourquoi, j’ai présenté mes premières
recommandations au Sénat le 26 janvier, en particulier, sur la
nécessaire indemnisation et le soin à prendre de la situation des
enfants.
Que pensez-vous du projet du gouvernement sur la déchéance de nationalité?
C’est une mesure qui porte atteinte au caractère indivisible de la
République et de la citoyenneté. En plus, dans la norme suprême. Nous
n’avions jamais à ce jour inscrit la question de la nationalité dans la
Constitution. Le compromis envisagé sur la rédaction du projet de loi
ordinaire n’empêchera pas la division légale des Français, au mépris des
principes les plus sacrés et en un moment où le terrorisme voudrait
justement nous dresser les uns contre les autres.
Le sort des
réfugiés de Calais a été l’une des préoccupations majeures du Défenseur
des droits en 2015… mais on n’observe guère d’amélioration. Que
pouvez-vous faire ?
Il y a eu une décision du Conseil d’Etat qui a
obligé l’Etat à prendre des mesures à caractère humanitaire. Mais si
l’idée du gouvernement est de réduire le bidonville de Calais ou celui
de Grande-Synthe à leur plus simple expression avant de les faire
évacuer pour les fermer, c’est une erreur d’appréciation qui comporte de
graves risques. En l’absence d’accord européen sur la politique
migratoire et d’accord avec la Grande-Bretagne pour mettre fin à ce «
mur », on reste dans une impasse qui comporte de graves atteintes aux
droits fondamentaux. Plus largement, je vais publier ce printemps un
rapport sur la façon dont la France applique les droits dont bénéficient
les étrangers, migrants ou non. On y voit hélas, l’écart entre la
proclamation et des droits, et la mise en œuvre effective.
Quelles sont vos priorités d’action pour 2016?
Notre mission cardinale est d’éviter le « à quoi bon » de personnes qui
se sentiraient abandonnées par la communauté nationale. Soit parce
qu’elles ignorent leurs droits, soient parce qu’elles ne savent pas à
qui s’adresser. L’accès au droit de tous et la capacité des différents
services publics à leur apporter une réponse sont un élément de cohésion
nationale. Les 400 délégués du défenseur des droits sur le terrain
offrent une grande proximité pour s’attaquer à ce phénomène de
non-recours alors que les dénis de droits, face à l’administration, dans
les situations de discrimination, mettent en cause l’égalité, qui est
le principe de la République et le combat du Défenseur des droits.
Amnesty International appelle à la fin de l’état d’urgence
Le Monde|
A la veille du début de l’examen à l’Assemblée nationale, vendredi
5 février, du projet de révision constitutionnelle visant notamment à
inscrire l’état d’urgence dans la Constitution, Amnesty International
appelle les autorités françaises, « en l’absence de garanties satisfaisantes » à « renoncer à la prolongation » de
ce dispositif d’exception, que le gouvernement veut renouveler pour
trois mois au-delà du 26 février. L’ONG insiste aussi sur la nécessité
que « des garanties sérieuses » soient « restaurées afin d’empêcher l’usage abusif, disproportionné et discriminatoire des mesures d’urgence », qui, selon elle, sont « lourdes de conséquences pour les droits humains ».
Amnesty International publie, jeudi, un rapport intitulé « Ma vie a été bouleversée », nourri
par les témoignages de 60 personnes visées par les mesures prises dans
le cadre de l’état d’urgence. L’ONG, par la voix de John Dalhuisen,
directeur du programme Europe et Asie centrale, explique que « la réalité à laquelle » elle a été confrontée, montre « que
des pouvoirs exécutifs étendus, assortis de très peu de contrôles sur
leur application, ont causé toute une série de violations des droits
humains ».
Discrimination
Tout en reconnaissant que « dans des circonstances exceptionnelles, les gouvernements peuvent prendre des mesures exceptionnelles », M. Dalhuisen insiste sur la nécessité de le faire « avec précaution ». Or, au vu de l’enquête qu’elle a menée, Amnesty International considère que le gouvernement français ne saurait « prétendre qu’il s’agit là d’une réponse proportionnée aux menaces qui pèsent » sur le pays.
« Des mesures d’urgence brutales, notamment des perquisitions de
nuit et des arrêtés d’assignation à résidence, bafouent les droits de
centaines d’hommes, de femmes et d’enfants, qui en ressortent
traumatisés et stigmatisés », souligne le rapport.
Amnesty International explique que « la majorité des personnes » avec qui elle s’est entretenue « ont
déclaré qu’elles n’avaient reçu presque aucune information leur
indiquant en quoi elles étaient impliquées dans une quelconque menace à
la sécurité ».
« Très peu de résultats concrets »
L’organisation rapporte aussi que « la plupart des personnes interrogées » ont déclaré que « les
mesures d’urgence sont mises en œuvre de manière discriminatoire, en
ciblant spécifiquement les personnes musulmanes, souvent sur la base de
leurs croyances ou de leurs pratiques religieuses plutôt qu’en se
fondant sur des preuves tangibles de comportements criminels. »
L’ONG insiste, par ailleurs, sur le fait que le dispositif d’exception a conduit à « très peu de résultats concrets ». Elle cite « 3 242 descentes effectuées au cours des mois précédents » qui ont donné lieu « à
quatre enquêtes préliminaires pour des infractions liées au terrorisme
et à 21 enquêtes pour le motif d’apologie du terrorisme, aux contours
flous », ainsi qu’à « 488 enquêtes supplémentaires ouvertes à
la suite de ces perquisitions, mais pour des infractions pénales non
liées au terrorisme ».
Ces chiffres, selon l’organisation posent « la question de la proportionnalité de ces mesures ». « Le
gouvernement français doit prouver sans aucune ambiguïté que l’état
d’urgence est toujours d’actualité, et les parlementaires doivent
examiner cette assertion avec le plus grand soin », avance M. Dalhuisen, selon qui « il
est trop facile de faire des déclarations générales sur des menaces
liées au terrorisme nécessitant l’adoption ou la prolongation de
pouvoirs d’urgence ».
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