jeudi 4 février 2016

Inégalités : petites humiliations et grandes hontes de la France

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Un migrant à Calais, le 29 octobre.


Un migrant à Calais, le 29 octobre. Photo Philippe Huguen.AFP

Le rapport du défenseur des droits recense les manquements de l’État, les situations de «rupture d'égalité» et les dérives des forces de sécurité. Avec la crise des migrants et l'état d'urgence, 2015 a été une année sombre.

Une fois par an, il fait la liste de toutes les entorses à la notion d’égalité en France. Le défenseur des droits, Jacques Toubon, publie ce jeudi son deuxième rapport d’activité. Du refus d’embarquement notifié à une personne handicapée par une compagnie aérienne à l’interdiction municipale de donner une sépulture pour une enfant rom de 2 mois, le tableau 2015 de ces grandes hontes et petites humiliations est forcément sombre. L’institution a traité 74 571 réclamations au cours de l’année écoulée, un chiffre en hausse de 8,3 %.

Les inégalités cachées

Jacques Toubon en a fait sa priorité pour 2016 (comme pour 2015) et une enquête nationale a été lancée en fin d’année dernière. Le but est de dénicher les cas de «ruptures du principe d’égalité devant le service public». Exemple avec le système scolaire : le défenseur des droits a été saisi par des parents d’élèves et le maire d’une commune de Seine Saint-Denis sur «les conditions dans lesquelles s’est effectuée la rentrée scolaire 2014, marquée par de nombreuses vacances de postes d’enseignants et le recours massif à des contractuels souvent peu ou pas expérimentés». Une forme de discrimination en raison du lieu de résidence des familles, dénoncée par l’institution. Grandir dans une ville pauvre ne devrait pas signifier recevoir une éducation au rabais.

Autre exemple de «rupture d’égalité» pointée du doigt par l’équipe de Toubon : le cas récurrent de refus d’inscription dans les cantines scolaires d’enfants dont les parents sont au chômage. Le défenseur des droits soutient une loi, actuellement dans les tiroirs de l’Assemblée, pour garantir le droit d’inscription de tous les enfants au service de restauration scolaire des écoles primaires.

Le rapport pointe un autre facteur d’inégalité, plus retors : la dématérialisation des services publics. En France, 6 millions de personnes seraient victimes de «précarité numérique». Or, certaines démarches ne sont désormais accessibles qu’en ligne. Les plus démunis, moins connectés et moins mobiles, sont donc pénalisés. Ce qui constitue là encore une «rupture d’égalité». Le défenseur des droits propose donc de mettre en place des «dispositifs de substitution répondant à ce besoin de proximité, offrant des médiations numériques adaptées aux publics, aux besoins et aux territoires. […] Ceux-ci pourraient être financés par le redéploiement des économies dégagées par la dématérialisation des services publics».

Les ratés de l’Etat

Le boulot du défenseur des droits est aussi de repérer les dysfonctionnements des mécanismes censés réparer ces situations d’inégalités. Là aussi, la liste est longue. Plus de la moitié des dossiers traités par l’institution concernent des plaintes sur les carences du service public. Et parmi eux, 45 % ont trait aux droits sociaux (retraite, prestations familiales, aide médicale, chômage, etc.) On apprend ainsi dans le rapport que «des milliers» de personnes attendent leur retraite pendant «plusieurs mois (et parfois plusieurs années) après leur cessation d’activité».

Mais le défenseur des droits s’inquiète aussi des «centaines de dossiers qui, bien que reconnus prioritaires au titre du droit au logement opposable (Dalo), n’ont reçu aucune proposition de logement social». Toubon rappelle que «la question de l’efficience du dispositif a été soulignée par la Cour européenne des droits de l’homme, qui a condamné la France, dans un arrêt du 9 avril 2015, pour privation du droit à un recours effectif dans une affaire où les décisions des juridictions internes, enjoignant l’Etat à reloger d’urgence la requérante, n’ont pas été exécutées plus de quatre années après.»

Autre faille de l’action de l’Etat, régulièrement dénoncée : l’hébergement d’urgence. Ce n’est un secret pour personne, l’article du code de l’action sociale qui dispose que «toute personne sans abri en situation de détresse médicale, psychique ou sociale a accès, à tout moment, à un dispositif d’hébergement d’urgence» relève de l’hypocrisie. En particulier depuis l’afflux migratoire sans précédent de l’année dernière.

L’enregistrement des demandes d’asile, d’ailleurs, est un autre raté de l’Etat français. La longueur des délais et «l’engorgement du dispositif […] créent de facto dans certaines régions de France une catégorie de "pré-demandeurs d’asile" exclus du dispositif national d’accueil, qui ne peuvent se prévaloir des droits attachés à leur statut».

Les inquiétudes du défenseur des droits

Les forces de l’ordre préoccupent Jacques Toubon. Et pour cause : les réclamations concernant la «déontologie de la sécurité» ont augmenté de 29,6 % en un an. Parmi les 910 dossiers traités en 2015, 53 % concernent la police. Principal accusé, le «contrôle d’identité opéré sur des motifs discriminatoires fondés notamment sur l’origine ou la simple apparence», qui représente 28 % des plaintes et «constitue une faute lourde engageant la responsabilité de l’Etat», selon le défenseur des droits. Il souligne même qu’il «participe à l’aggravation des tensions entre ces forces et la population et met en cause la légitimité de l’action de l’Etat».

L’institution rappelle par ailleurs que «la loi ne permet aucune traçabilité des contrôles» – Manuel Valls ayant enterré l’idée de la délivrance d’un récépissé lors des vérifications d’identité. Ce qui prive les victimes de contrôles à répétition d’un recours devant la justice, ceux-ci ne pouvant «faire la démonstration de la faute». Double peine, donc, pour les personnes discriminées.

Autre sujet de société dont s’empare le défenseur des droits : la procréation médicale assistée (PMA). La position de Jacques Toubon est limpide. Il se déclare «en faveur de l’accès à la PMA pour toutes les femmes, qu’elles soient en couple ou célibataires, afin de progresser vers l’égalité des droits quelle que soit l’orientation sexuelle ou la situation de famille des femmes». Par ailleurs, il note que si «la France a le droit d’interdire la GPA sur son territoire en vertu de la marge d’appréciation laissée aux Etats, elle ne peut porter atteinte au droit à l’identité des enfants ainsi conçus». Elle doit donc reconnaître la filiation des parents non-biologiques. Le défenseur des droits pointe des décisions juridiques «encore instables et peu lisibles».

Dernier motif d’inquiétude, l’état d’urgence et ses corollaires : la révision constitutionnelle et la réforme de la procédure pénale. Gros morceau à avaler pour un défenseur des droits. L’institution a recensé 42 réclamations liées notamment aux perquisitions (18 saisines) et aux assignations à résidence (11 saisines). La plupart des dossiers n’ont pas encore été traités. En revanche, sur les changements législatifs, Jacques Toubon plante une nouvelle banderille, au moment où s’ouvre le débat parlementaire : «Le droit de tous les jours va être singulièrement durci. […] Un glissement s’opère vers un régime d’état permanent de crise caractérisé par une restriction durable de l’exercice des droits et des libertés.»

Célian Macé, Libération
 Jacques Toubon à Aix-en-Provence en octobre 2014.
 Jacques Toubon, Défenseur des Droits : « On entre dans l’ère des suspects »
Le Monde| 04.02.2016 Propos recueillis par Jean-Baptiste Jacquin

Alors que le conseil des ministres a validé, mercredi 3 février, le projet de loi prorogeant une nouvelle fois pour trois mois l’état d’urgence, le Défenseur des droits s’alarme davantage encore du projet de loi renforçant la lutte contre le terrorisme, « qui fait de l’exception la règle ». Dans un entretien au « Monde », Jacques Toubon tape du poing sur la table à l’occasion de la publication ce jeudi du rapport annuel d’activité de l’institution qu’il dirige depuis juillet 2014. Le défenseur des droits a été saisi de 79 592 réclamations en 2015, soit un bond de 8,3 % en un an.

Quel est le rôle du Défenseur des droits sous l’état d’urgence?

Il est de la responsabilité du Défenseur des droits, et je l’ai dit dès le lendemain des attentats de janvier 2015, de rappeler le droit et de rappeler aux libertés dans le souci de maintenir la cohésion sociale et l’équilibre entre sécurité et liberté. L’union dans la peur et l’objectif de sécurité, c’est du court terme. La cohésion du pays est un enjeu de long terme. Cette parole doit être portée quels que soient les sondages et les majorités parlementaires. Il ne faut pas baisser la garde face au terrorisme, mais c’est du maintien des exigences de notre démocratie dont je parle, pas d’une arme de guerre prête à tirer.

N’avez-vous pas l’impression d’être inaudible dans un concert de surenchères sécuritaires?

Pour le moment, ce qui a été mis en œuvre n’a pas constitué une atteinte fondamentale à notre niveau d’Etat de droit. La proclamation de l’état d’urgence, et son éventuelle prolongation de trois mois, sont des choix politiques, je n’ai pas à en juger. Je m’inquiète, en revanche, lorsque l’éventuelle constitutionnalisation de l’état d’urgence autoriserait à prendre des mesures, de manière permanente, qui seraient aujourd’hui contestables au regard de la Constitution, comme la retenue de 4 heures lors d’un simple contrôle d’identité. Contrairement à l’avis du Conseil d’Etat de décembre, le gouvernement introduit ce qui ressemble fort à un état d’urgence glissant, un régime d’exception durable. De ce point de vue, pire que la prolongation de l’état d’urgence est le projet de loi de procédure pénale qui tend à faire de l’exception la règle pour un ensemble large d’infractions. Les restrictions des libertés ne seront pas limitées au temps de l’urgence, mais jusqu’à ce que le « péril imminent » cesse, c’est-à-dire aux calendes grecques. Il ne faudrait pas décider un tel abaissement de notre Etat de droit sans ouvrir un vrai débat. Les Français veulent-ils léguer à leurs enfants un Etat de droit inférieur à celui que la République a mis deux cents ans à bâtir ?

La lutte contre le terrorisme est tout de même un objectif légitime…

Certes! Depuis les attentats de 1986, les gouvernements avaient toujours fait attention à ce que le cadre judiciaire général soit le moins possible entamé par la nécessité de lutter contre le terrorisme. C’est la caractéristique du modèle français de lutte dans ce domaine.

Concrètement, quelle mesure vous choque?

Par exemple, il me paraît totalement contraire à nos principes de garder une personne aussi longtemps assignée à résidence à partir d’une supputation qu’elle représente un danger parce qu’elle revient d’un certain pays. On entre dans l’ère des suspects ! Ce ne sont pas des petites mesures, cela affecte la liberté d’aller à venir, le droit à la vie privée et à la correspondance privée, ou la liberté de travailler ou d’étudier. De même pour le nouveau régime de la légitime défense.

De quels types de réclamation avez-vous été saisis dans le cadre de l’état d’urgence?

Nous avons reçu 49 réclamations. Certaines ont pu donner lieu à une médiation. La plupart sont à l’instruction. Elles concernent principalement la déontologie des forces de l’ordre au cours des perquisitions. C’est pourquoi, j’ai présenté mes premières recommandations au Sénat le 26 janvier, en particulier, sur la nécessaire indemnisation et le soin à prendre de la situation des enfants.

Que pensez-vous du projet du gouvernement sur la déchéance de nationalité?

C’est une mesure qui porte atteinte au caractère indivisible de la République et de la citoyenneté. En plus, dans la norme suprême. Nous n’avions jamais à ce jour inscrit la question de la nationalité dans la Constitution. Le compromis envisagé sur la rédaction du projet de loi ordinaire n’empêchera pas la division légale des Français, au mépris des principes les plus sacrés et en un moment où le terrorisme voudrait justement nous dresser les uns contre les autres.

Le sort des réfugiés de Calais a été l’une des préoccupations majeures du Défenseur des droits en 2015… mais on n’observe guère d’amélioration. Que pouvez-vous faire ?
Il y a eu une décision du Conseil d’Etat qui a obligé l’Etat à prendre des mesures à caractère humanitaire. Mais si l’idée du gouvernement est de réduire le bidonville de Calais ou celui de Grande-Synthe à leur plus simple expression avant de les faire évacuer pour les fermer, c’est une erreur d’appréciation qui comporte de graves risques. En l’absence d’accord européen sur la politique migratoire et d’accord avec la Grande-Bretagne pour mettre fin à ce « mur », on reste dans une impasse qui comporte de graves atteintes aux droits fondamentaux. Plus largement, je vais publier ce printemps un rapport sur la façon dont la France applique les droits dont bénéficient les étrangers, migrants ou non. On y voit hélas, l’écart entre la proclamation et des droits, et la mise en œuvre effective.

Quelles sont vos priorités d’action pour 2016?

Notre mission cardinale est d’éviter le « à quoi bon » de personnes qui se sentiraient abandonnées par la communauté nationale. Soit parce qu’elles ignorent leurs droits, soient parce qu’elles ne savent pas à qui s’adresser. L’accès au droit de tous et la capacité des différents services publics à leur apporter une réponse sont un élément de cohésion nationale. Les 400 délégués du défenseur des droits sur le terrain offrent une grande proximité pour s’attaquer à ce phénomène de non-recours alors que les dénis de droits, face à l’administration, dans les situations de discrimination, mettent en cause l’égalité, qui est le principe de la République et le combat du Défenseur des droits.

Propos recueillis Jean-Baptiste Jacquin
Jean-Baptiste Jacquin
Journaliste


Amnesty International appelle à la fin de l’état d’urgence

Le Monde|

Lors d'une manifestation contre l'état d'urgence à Nantes le 30 janvier 2016.
A la veille du début de l’examen à l’Assemblée nationale, vendredi 5 février, du projet de révision constitutionnelle visant notamment à inscrire l’état d’urgence dans la Constitution, Amnesty International appelle les autorités françaises, « en l’absence de garanties satisfaisantes » à « renoncer à la prolongation » de ce dispositif d’exception, que le gouvernement veut renouveler pour trois mois au-delà du 26 février. L’ONG insiste aussi sur la nécessité que « des garanties sérieuses » soient « restaurées afin d’empêcher l’usage abusif, disproportionné et discriminatoire des mesures d’urgence », qui, selon elle, sont « lourdes de conséquences pour les droits humains ».

Amnesty International publie, jeudi, un rapport intitulé « Ma vie a été bouleversée », nourri par les témoignages de 60 personnes visées par les mesures prises dans le cadre de l’état d’urgence. L’ONG, par la voix de John Dalhuisen, directeur du programme Europe et Asie centrale, explique que « la réalité à laquelle » elle a été confrontée, montre « que des pouvoirs exécutifs étendus, assortis de très peu de contrôles sur leur application, ont causé toute une série de violations des droits humains ».

Discrimination

Tout en reconnaissant que « dans des circonstances exceptionnelles, les gouvernements peuvent prendre des mesures exceptionnelles », M. Dalhuisen insiste sur la nécessité de le faire « avec précaution ». Or, au vu de l’enquête qu’elle a menée, Amnesty International considère que le gouvernement français ne saurait « prétendre qu’il s’agit là d’une réponse proportionnée aux menaces qui pèsent » sur le pays.

« Des mesures d’urgence brutales, notamment des perquisitions de nuit et des arrêtés d’assignation à résidence, bafouent les droits de centaines d’hommes, de femmes et d’enfants, qui en ressortent traumatisés et stigmatisés », souligne le rapport.

Amnesty International explique que « la majorité des personnes » avec qui elle s’est entretenue « ont déclaré qu’elles n’avaient reçu presque aucune information leur indiquant en quoi elles étaient impliquées dans une quelconque menace à la sécurité ».

« Très peu de résultats concrets »

L’organisation rapporte aussi que « la plupart des personnes interrogées » ont déclaré que « les mesures d’urgence sont mises en œuvre de manière discriminatoire, en ciblant spécifiquement les personnes musulmanes, souvent sur la base de leurs croyances ou de leurs pratiques religieuses plutôt qu’en se fondant sur des preuves tangibles de comportements criminels. »

L’ONG insiste, par ailleurs, sur le fait que le dispositif d’exception a conduit à « très peu de résultats concrets ». Elle cite « 3 242 descentes effectuées au cours des mois précédents » qui ont donné lieu « à quatre enquêtes préliminaires pour des infractions liées au terrorisme et à 21 enquêtes pour le motif d’apologie du terrorisme, aux contours flous », ainsi qu’à « 488 enquêtes supplémentaires ouvertes à la suite de ces perquisitions, mais pour des infractions pénales non liées au terrorisme ».

Ces chiffres, selon l’organisation posent « la question de la proportionnalité de ces mesures ». « Le gouvernement français doit prouver sans aucune ambiguïté que l’état d’urgence est toujours d’actualité, et les parlementaires doivent examiner cette assertion avec le plus grand soin », avance M. Dalhuisen, selon qui « il est trop facile de faire des déclarations générales sur des menaces liées au terrorisme nécessitant l’adoption ou la prolongation de pouvoirs d’urgence ».

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