Par

Le 23 août 1996, la police évacue les 300 étrangers qui occupaient depuis deux mois l’église parisienne pour demander leur régularisation. «Libération» a retrouvé trois acteurs du mouvement.

 

Henri Coindé, curé militant par nature

Le père Coindé à Toulon en 2016.
(Photo Yohanne Lamoulère)

Henri Coindé, 84 ans, n’aime pas les étiquettes. Notamment celle de «catho de gauche». Il n’échappera pas, pourtant, à celle de «curé des sans-papiers». Ce surnom, il l’accepte avec une pointe de fierté.

Le 28 juin 1996, vers 17 heures, dans le quartier de la Goutte-d’Or, dans le XVIIIe arrondissement de Paris, Henri Coindé prend une décision qui marquera la lutte pour la régularisation des immigrés. «Avec le temps qui passe, il y a des moments effacés, mais je me souviens parfaitement de cet instant-là.» Le père Coindé est prévenu que 300 immigrés en situation irrégulière veulent occuper l’église Saint-Bernard. Henri Coindé les accueille sans hésiter, alors que l’archevêché de Paris juge «irresponsable» cette occupation. Dans un excès de rationalité, il prévient tout de même : «Demain, il y a un mariage de prévu, la messe dimanche et bientôt un concert.» Ababacar Diop, porte-parole du groupe, assure qu’ils sont là pour quelques jours seulement. Ils resteront presque deux mois.

«Je n’ai jamais été militant, écarte le prêtre, mais il y a d’autres façons de s’engager.» Dans sa jeunesse, Henri Coindé n’imaginait pas entrer dans les ordres. Né en Normandie en 1932, il fait des études de commerce, avant d’entrer, à 21 ans, à la banque Rothschild. Le service militaire interrompt sa carrière. Envoyé en Algérie en 1958, il n’est pas confronté directement à l’horreur, mais est «choqué» par la situation coloniale. A son retour, son choix est fait. Il intègre à 24 ans un «séminaire de vocation tardive». «Missionnaire du travail» pendant de nombreuses années, fonction consistant à suivre des syndicalistes, il participe à Mai 68. Sa vie frôle souvent la politique, mais c’est l’occupation de Saint-Bernard qui la «bouleversera». Dès le premier jour d’occupation, Henri Coindé va subir la pression de la préfecture qui lui ordonne d’autoriser l’expulsion : «Ils sont venus plusieurs fois en me disant que je serais tenu responsable en cas de problème, mais ils ont compris que je ne céderais pas.» Le curé reçoit aussi des menaces - «on te fera la peau». «Ça ne nous faisait pas peur, on tirait notre force dans le fait de constituer un mouvement, un collectif.»

Henri Coindé hésite parfois dans les dates, les événements, mais quand il parle du 23 août, tout est précis. Cette nuit-là, il n’arrive pas à dormir. La rumeur de l’expulsion court depuis quelques jours. Vers 7 heures, les gendarmes sont positionnés à l’extérieur. «On avait décidé de ne pas résister. Au moment où les gardes mobiles fracassent la porte d’entrée, j’étais au pupitre en train de lire I Have a Dream, de Martin Luther King.» Le responsable de l’opération s’avance et arrache son micro : «Vous êtes qui, vous ?» La réponse d’Henri Coindé est lapidaire : «Le curé.» La semaine suivante, il prend des vacances, «loin de tout ça». Mais le «curé des sans-papiers» ne lâche pas la lutte et continue à suivre le mouvement après l’expulsion.

«Aujourd’hui, l’Eglise joue encore son rôle, le pape a multiplié les prises de position pour soutenir les sans-papiers, mais parmi les croyants, c’est plus compliqué», reconnaît-il. Depuis une quinzaine d’années, Henri Coindé s’est installé à Toulon, «pour se rapprocher de sa famille». Le prêtre, aujourd’hui à la retraite, ira «sans hésiter» si une manifestation est organisée à Paris pour commémorer l’occupation. «Il faut tout faire pour continuer ce que l’on a commencé il y a vingt ans.»

Niambouré Macalou, ex-occupant «drogué au mouvement»

Paris, le 19 Août 2016.
Portrait d'Anciens Sans papiers qui étaient dans l'église St Bernard en 1996.
Niambouré Macalou
COMMANDE N° 2016-0994
(Photo Fred Kihn)
Niambouré Macalou ponctue toutes ses phrases de sourires quand il parle du passé. Comme un pied de nez à des années de galères. Originaire du Mali, il a consacré deux années pleines au mouvement des sans-papiers, «sans rentrer un seul soir» chez son frère, qui l’hébergeait alors. Arrivé en France en 1991, à 21 ans, il travaille quelques heures par mois, dans la manutention. Il rejoint le mouvement à ses débuts, le 18 mars 1996. «Je regardais la télé et j’ai vu que des sans-papiers occupaient l’église Saint-Ambroise [Paris XIe, ndlr] pour demander leur régularisation. J’ai constitué un dossier et j’y suis allé.» Quand il arrive, le groupe est déjà expulsé. Il les rejoint et ne repartira plus. «Comme si j’étais drogué au mouvement, je pensais que c’était la seule façon d’obtenir des papiers et de trouver enfin un travail stable», explique-t-il.

Pendant plusieurs semaines, ils enchaînent les occupations, «la seule façon d’exister médiatiquement». Le collectif occupe l’actuelle halle Pajol, dans le XVIIIe arrondissement, au mois de mai. Le gouvernement ne cède pas, le mouvement se durcit. «Ils s’en foutaient qu’on occupe un hangar désaffecté, alors on a pensé à l’église Saint-Bernard, qui est à quelques pas.» Pour masquer leur objectif, les sans-papiers organisent une manif. Arrivés devant l’église, les policiers sont pris de court, le groupe se rue à l’intérieur. Tout de suite, la vie s’organise. Chacun cherche une place où s’installer pour dormir. «Le matin, on faisait le ménage, ensuite on préparait à manger, un seul repas par jour.» Sa famille ne comprend pas ce qu’il fait de ses journées et commence à s’inquiéter : «Ils me disaient que je n’étais pas venu en France pour ça.»

«La période de l’occupation de Saint-Bernard était interminable», raconte Niambouré Macalou. Comme beaucoup, il reste marqué par le jour de l’évacuation, les coups de hache et les lacrymos. «Je me dis que la lutte est finie. Ils proposent à ceux qui le souhaitent d’être conduits en centre de rétention et expulsés. J’accepte. J’avais honte de rentrer, d’avoir échoué, d’avoir gâché l’argent de mon frère.»Il n’est finalement pas expulsé, sans trop savoir pourquoi. Les occupations se poursuivent. Beaucoup obtiennent une régularisation, pas lui. «Je faisais partie des cas difficiles, je n’étais pas là depuis assez longtemps»,explique-t-il. Il obtient finalement un titre de séjour en 1998, trouve un emploi dans la foulée. Depuis 2001, il travaille dans des hôtels luxueux pour faire le ménage. A sa retraite, il ne se voit pas rentrer au Mali. «Ici, c’est chez moi.»

Anzoumane Sissoko, combattant des régularisations

Paris, le 19 Août 2016.
Portrait d'Anciens Sans papiers qui étaient dans l'église St Bernard en 1996.
Anzoumane Sissoko.
COMMANDE N° 2016-0994
(Photo Fred Kihn)

Visage fin et marqué, Anzoumane Sissoko se raconte comme si sa vie était banale. Comme si deux décennies d’occupations, de manifestations et de procédures administratives constituaient une existence normale. Car si son rôle à Saint-Bernard, en 1996, fut limité, l’épisode va façonner les vingt années suivantes de sa vie, jusqu’à le porter à la tête de la Coordination francilienne des sans-papiers.

Quittant à 31 ans son village du sud-ouest du Mali, il débarque à Paris, pour «nourrir sa famille», en 1993. «J’ai trouvé du travail un mois après, et depuis je n’ai jamais été au chômage», assure Anzoumane Sissoko. Un premier boulot comme employé dans un supermarché asiatique : manutention et nettoyage. Un emploi stable, une chambre dans un foyer, mais le Malien est toujours clandestin. En 1995, première arrestation. On lui notifie une «obligation de quitter le territoire»… qu’il ignore. L’année suivante, l’occupation de Saint-Bernard est un révélateur : «On sortait enfin du silence, en refusant l’étiquette de «clandestin». Comme je travaillais, je venais aux occupations pendant mes jours de repos.»

Dans la foulée de Saint-Bernard, le mouvement des sans-papiers se structure. Son engagement à lui va se renforcer en 2001, à sa sortie d’un mois et demi de prison, pour séjour irrégulier. «Mes proches pensaient que j’avais fait quelque chose de grave, mais à l’époque, on pouvait aller en prison pour un simple problème de papiers.» Une fois dehors, il trouve un emploi à un mi-temps, deux heures de ménage matin et soir. Ses journées sont libres «pour la lutte».«Saint-Bernard était toujours dans les esprits. Aux dates anniversaire de l’expulsion, il y avait des milliers de personnes dans la rue»,raconte-t-il. Le collectif monte des centaines de dossiers, enchaîne les rendez-vous en préfecture et arrache des régularisations dans un rapport de force permanent. «De 2002 à 2008, on a effectué 32 occupations : des églises, la mairie de Neuilly, le cabinet d’avocat de Sarkozy, le Medef, des QG de campagne…»

Après douze ans en France, il obtient sa propre régularisation, en 2005. Un titre de séjour qui lui permet de rentrer pour la première fois au Mali. «Je me pose souvent la question de passer la main au sein de la coordination.» Mais il se ravise, «pour faire le relais». Devenu français en 2015, il se souvient avec ironie de la cérémonie : «On nous a parlé des valeurs, des monuments, de l’hymne national… Mais après vingt ans en France, je n’ai rien appris de nouveau.»

Ismaël Halissat, Libération