mercredi 12 juin 2019

Migrations : les Africains optent de plus en plus pour d’autres destinations que la France

Selon la dernière note de l’OCDE consacrée aux migrations africaines vers les pays développés entre 2001 et 2016, l’attractivité de l’Hexagone décroît sensiblement. 

Par , Le Monde
Un groupe de migrants dans le nord du Niger, en route pour la Libye, en janvier 2019.
Un groupe de migrants dans le nord du Niger, en route pour la Libye, en janvier 2019. SOULEMAINE AG ANARA / AFP
Les tenants de la théorie du grand remplacement ou les agitateurs du spectre de la ruée africaine – vers l’Europe en général et la France en particulier – n’apprécieront sans doute pas la lecture de la dernière note de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) consacrée aux évolutions des migrations africaines vers les pays développés entre 2001 et 2016.

On y lit en effet que « représentant un immigré sur dix, la migration africaine vers les pays de l’OCDE a vu son poids légèrement augmenter au cours des dernières années ; elle demeure toutefois faible par rapport à la part de l’Afrique dans la population mondiale […]. La France est toujours la principale destination, mais sa part se réduit. »

Ces conclusions découlent de la dernière actualisation de la base de données développée depuis plusieurs années par l’OCDE, en coopération avec l’Agence française de développement (AFD), sur les immigrés dans les pays développés. Celle-ci compile des statistiques, par pays de naissance, des migrants internationaux, « définis comme les personnes [âgées de plus de 15 ans] résidant dans un pays autre que celui de leur naissance » sans tenir compte de leur « statut légal ou de la catégorie de migration. »

« Pas de raz-de-marée annoncé »

Ces données couvrent non seulement les effectifs d’immigrés par âge, sexe et niveau d’éducation, mais également des variables clés de l’analyse des migrations internationales et de l’intégration comme la nationalité, la durée de séjour, le statut dans l’emploi et la profession.

Passées ces quelques précisions d’ordre méthodologique, il ressort de cette étude que « la part de la population originaire d’Afrique vivant dans un pays de l’OCDE a augmenté au cours des quinze dernières années, mais reste très modeste ». Le nombre de migrants africains y est en effet passé de 7,2 millions en 2000 à 12,5 millions en 2016. Mais ils ne représentent encore que 10,4 % des 121 millions de migrants répertoriés dans les pays développés, contre 9,2 % en 2000. A titre de comparaison, le nombre total de migrants venus du Mexique – pays classé en tête de liste des pays d’origine devant l’Inde et la Chine – s’établissait à 11,7 millions en 2016.
Infographie Le Monde
L’OCDE remarque ainsi que « la croissance démographique africaine est encore loin de se traduire en un accroissement équivalent de la migration vers les pays de l’OCDE. » En marge de la polémique née de la publication en 2018 du livre de Stephen Smith – La Ruée vers l’Europe (éd. Grasset) –, le démographe François Héran remarquait également que « les projections démographiques de l’ONU actualisées tous les deux ans ont beau annoncer un peu plus qu’un doublement de la population subsaharienne d’ici à 2050 (elle passerait de 900 millions à 2,2 milliards dans le scénario médian), cela ne suffira pas à déclencher le raz-de-marée annoncé ». « Il n’existe pas de lien mécanique entre la croissance démographique et celle du taux de migration », ajoute Jean-Christophe Dumont, chef du département des migrations internationales à l’OCDE.

Féminisation et hausse du niveau d’éducation

Et si la France demeure le principal pays de destination, « sa part s’est considérablement réduite, passant de 38 % des migrants africains installés dans les pays de l’OCDE en 2001 à 30 % en 2016 ». La part des immigrés dans la population totale (14 %), toutes origines confondues, a légèrement augmenté sur cette même période (environ 2 %), est supérieure à la moyenne des pays de l’OCDE (12 %), mais demeure très inférieure à celle de pays comme la Suède, l’Irlande ou l’Autriche (20 %).

La « préférence » française s’explique en partie par l’origine géographique des migrants africains. En effet, 54 % d’entre eux provenaient d’un pays francophone, notent les auteurs, or « les liens historiques et linguistiques restent des déterminants clés des migrations africaines ». Dans cet espace continental, les pays d’Afrique du Nord demeurent, de loin, les premiers pays d’origine (46 % de l’ensemble des migrants africains en 2016 contre 54 % en 2000). Le Maroc devançant tous les autres, étant « le pays de naissance de près d’un migrant africain sur quatre, devant l’Algérie (1 sur 8) ». Si la part de la France demeure prééminente, la surprise vient des Etats-Unis, dont la part est « en forte augmentation » avec l’accueil de 16 % des migrants africains en 2016 – notamment éthiopiens et nigérians – contre 12 % seize ans plus tôt. Les Etats-unis sont ainsi la deuxième destination devant le Royaume-Uni, l’Espagne, l’Italie, le Canada et l’Allemagne.
Infographie Le Monde
Si la jeunesse des migrants africains par rapport aux autres continents d’origine demeure une constante, les évolutions de deux autres données sont plus notables : la féminisation et le niveau d’éducation. Concernant ce dernier point, plus de 60 % des migrants ont au moins un niveau de 2e cycle du secondaire (lycée), dont la moitié (30 %) sont diplômés de l’enseignement supérieur (contre 24 % en 2000). « Cette évolution s’explique en partie par la conjugaison de deux facteurs, note Jean-Christophe Dumont. D’une part, la compétition entre pays de l’OCDE pour attirer les talents. D’autre part, la baisse des besoins de main-d’œuvre non qualifiée dans les économies des pays développées ».

La part des femmes augmente également sensiblement. Alors que celles-ci représentaient 46,7 % des migrants africains en 2000, elles étaient 48,2 % en 2016. « Dans des pays comme le Royaume-Uni, la France, l’Irlande, le Portugal, Israël, le Luxembourg ou encore l’Australie, les femmes sont même devenues majoritaires dans les diasporas africaines », note l’OCDE.

Enfin, si la recherche d’un emploi et d’une vie meilleure figure parmi les motivations des candidats à l’émigration, cette quête s’avère difficile. « Sur le marché de l’emploi des pays de l’OCDE, les migrants africains sont fortement touchés par le chômage (13 %) et l’inactivité (28 %). » Surtout, une grande part de ceux qui trouvent un emploi doivent accepter une forme de relégation par rapport à leur niveau d’études. Le taux de déclassement professionnel était ainsi de 35 % en 2016. Concernant les raisons, l’OCDE se montre prudente : « Cette situation peut être due à une discrimination sur le marché du travail, mais aussi à des questions de qualité et de reconnaissance des diplômes. »

L’obsession démographique, une histoire française

Les dynamiques démographiques ont souvent modifié l’histoire et les rapports de forces politiques. Pourquoi la France craint-elle l’influence politique d’une Afrique plus peuplée ?

Tribune. Il y a quelques semaines, l’écrivain français Renaud Camus, théoricien du «grand remplacement», s’est fendu d’un tweet qui a provoqué la colère de nombreux Africains, l’extase de nombre de ses partisans, et la condamnation d’associations antiracistes françaises : «Une boîte de préservatifs offerte en Afrique, c’est trois noyés en moins en Méditerranée, 100 000 euros d’économie pour la CAF, deux cellules de prisons libérées et trois centimètres de banquise préservée.»

Le racisme de ce tweet le rend dérisoire. Pour autant, l’obsession de la démographie africaine qu’il incarne est partagée par les élites françaises, dont Emmanuel Macron, qui s’est exprimé à plusieurs reprises sur le sujet. Que cache-t-elle ?

En réalité, comme d’autres grandes puissances européennes, les élites françaises ont toujours considéré la démographie comme un instrument politique, un vecteur de puissance. Jusqu’à la moitié du XVIIIe siècle, avec ses 25 millions d’habitants, la France était la principale puissance de l’Europe. Par la suite le pays connaîtra une période de glaciation démographique qui ouvrira - et précipitera - une phase de déclin relatif sur la scène internationale, au profit d’abord de l’Angleterre, puis de l’Allemagne.

Dans son livre, The Human Tide[«la vague humaine», Public Affairs, 2019, ndlr], le chercheur britannique du Birkbeck College de l’Université de Londres, Paul Morland, fait remonter ce qu’il appelle la «paranoïa» française sur la question démographique à la fameuse défaite française face à la Prusse de Bismarck en 1870, qui conduira à l’unification de l’Allemagne. Quoi qu’il en soit, cette obsession démographique, qui a donc accompagné un sentiment de déclassement géopolitique, a imprégné la politique française tout au long du XXe siècle. Ainsi, au plus fort de la guerre d’Algérie, le général de Gaulle exprimait à haute voix, devant l’écrivain et homme politique Alain Peyrefitte, ses doutes quant à la pertinence de l’idée d’une Algérie française, dès lors que «les Arabes se multiplieront par cinq, puis par dix, pendant que la population française restera presque stationnaire…». Mais les élites françaises n’ont pas tort : la démographie détermine fondamentalement l’histoire. Ainsi que le rappelle Paul Morland, à la naissance de Nelson Mandela, plus d’un Sud-Africain sur cinq était blanc ; au moment de sa mort, il n’en restait plus qu’un sur dix. Compte tenu de la démographie des Sud-Africains noirs, l’apartheid était donc voué à l’échec. Les colons européens avaient donc peu de chance de reproduire en Afrique du Sud «le génocide par substitution», dont ironiquement Renaud Camus accuse aujourd’hui l’immigration arabo-africaine en France, qu’ils avaient déjà brillamment appliquée en Australie, en Nouvelle-Zélande ou au Canada où la fameuse fécondité des Franco-Canadiens était interprétée comme une «revanche du berceau» sur une Angleterre qui avait défait la France au Canada. Les dynamiques démographiques de l’époque ont influencé l’issue et même, d’un certain point de vue, les causes de la Première Guerre mondiale. Tout comme l’influence de la démographie sur «les printemps arabes» fait aujourd’hui consensus.

Selon Stephen Smith, «si les Africains suivent l’exemple d’autres parties du monde en développement, l’Europe comptera dans trente ans entre 150 et 200 millions d’Afro-Européens, contre 9 millions à l’heure actuelle». La crainte de la mouvance française des «remplacistes» est que «l’identité française» se dissolve, et, plus tard, disparaisse, sous le poids des flux migratoires en provenance d’Afrique. Mais il y a autre chose : une France démographiquement dépendante de l’Afrique présenterait de fait un visage différent au plan politique. Il est difficile d’imaginer que l’autisme dont fait preuve la France officielle sur des sujets comme le franc CFA ou la reconnaissance des crimes commis par l’Empire colonial en Afrique persiste, ou dans le contexte d’un électorat majoritairement constitué d’Afro-Français. Cela est d’autant plus vrai que dans l’ensemble l’image de la France est plutôt dégradée au sein d’une jeunesse africaine qui considère que l’ex-colonisateur continue d’exercer une influence néfaste sur ses ex-colonies.

Fondamentalement, au-delà des préoccupations migratoires, l’obsession démographique des élites politiques et intellectuelles française cache la crainte de l’influence politique que l’Afrique pourrait jouer en France (et au-delà en Europe) dans les prochaines décennies. De ce point de vue, le pire pour ces élites serait que les pays africains sortent de leur interminable nuit, mettent de l’ordre dans leurs affaires et se mettent, eux aussi, à rêver de puissance. Autant de «bonnes» raisons de faire de l’utérus des femmes africaines un des enjeux de notre époque. C’est donc logique qu’en pleine campagne pour les européennes, le candidat Nicolas Dupont-Aignan ait préconisé un «contrôle des naissances en Afrique comme l’a fait en son temps la Chine» pour faire face au «défi géopolitique» posé à l’Europe. Les Africains sont prévenus : la bataille pour le contrôle de l’utérus des femmes du continent n’est pas près de s’arrêter.

Yann Gwet est l'auteur de : Vous avez dit retour ?
Editions Présence africaine, 2019.

Yann Gwet journaliste, écrivain , auteur de: «Vous avez dit “retour”?» éditions Présence africaine, 2019

 

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire