Entretien
avec le sociologue FRANCOIS DUBET, auteur de "Pourquoi
moi ? Expérience des discriminations", publié
le 14 février 2013 aux éditions du Seuil, avec la collaboration de
Olivier Cousin,
Eric Macé
et Sandrine Rui.
Source :
Nouvelobs.com
«Qu’il
s’agisse d’inégalités de traitement en fonction du sexe, de la
race, de la sexualité, de la religion, de l’origine, des
handicaps, de la santé… les discriminations sont aujourd’hui
perçues et combattues comme la figure centrale des injustices. S’il
est indispensable de les décrire et de les mesurer, il faut aussi
que l’on sache mieux comment elles sont vécues par celles et ceux
qui les subissent. L’écart est grand, en effet, entre les
inégalités objectives et la manière dont les personnes les
ressentent et, surtout, dont elles les tiennent pour justes ou
injustes.
Pourquoi
moi? s’efforce de rendre compte de ce vécu plus divers qu’il n’y
paraît. De l’« expérience totale » qui fait de la
discrimination le cœur de l’identité et du rapport au monde des
individus à la distanciation que d’autres parviennent à installer
grâce à un ensemble de stratégies et de tactiques, se déploie un
espace de discriminations vécues de façon plus ou moins intense.
Ces
expériences sont déterminées par le jeu complexe des conditions
sociales. Ainsi les plus discriminés ne sont pas nécessairement
ceux qui éprouvent les sentiments d’inégalité les plus aigus. La
comparaison entre l’école et l’hôpital montre que les
discriminations sont perçues de façon très différente dans ces
institutions pour lesquelles la diversité des cultures et des
personnes ne constitue pas le même enjeu.
Les
discriminations et les luttes qu’elles entraînent révèlent de
profondes transformations de notre vie sociale et de nos
subjectivités ; non seulement elles dévoilent des injustices
intolérables, mais elles montrent comment les individus essaient de
se construire comme les sujets de leur liberté et de leur identité
quand l’ordre social perd de son unité et de son ancienne
légitimité.»
Pas
un jour ne passe sans qu'on parle de discriminations à l'encontre
des femmes, des Français d'origine étrangère ou des homosexuels.
Comment expliquer cela ?
- C'est un
paradoxe, car nous discriminions probablement beaucoup plus autrefois
! Mais le sentiment de ces discriminations s'est, lui,
considérablement accru. Jusque dans les années 1980, soit on ne
"voyait" pas certaines discriminations, soit elles étaient
jugées normales : souvenons nous de cette époque où le travailleur
immigré était regardé comme un quasi "sous-homme",
subissant infiniment plus de discriminations que son fils
aujourd'hui. Pourtant, son fils se sent bien plus discriminé que
lui. De même, les inégalités hommes-femmes se sont beaucoup
réduites depuis cinquante ans. On n'oserait plus considérer que
certaines fonctions, certains métiers sont "naturellement"
interdits aux femmes, mais celles-ci dénoncent comme jamais les
"plafonds de verre" et tous les obstacles qui les empêchent
de réussir socialement.
Il y
a donc de moins en moins de discriminations et de plus en plus de
sentiment d'injustice.
- C'est que
le fils de l'immigré est né en France et il se sent un Français
comme les autres. Ce qui n'était pas le cas de son père. Les femmes
se considèrent aujourd'hui comme les égales des hommes, tout comme
les homosexuels jugent leur sexualité aussi digne de respect que
celle des hétéros. C'est toute la subtilité du sentiment de
discrimination : pour se sentir discriminé, il est impératif de se
définir d'abord comme égal.
C'est
donc un sentiment nouveau ?
- C'est un
changement d'époque. Durant les Trente Glorieuses, les injustices
jugées prioritaires étaient les inégalités économiques. La
société était construite sur des classes sociales et l'idée que
le progrès ferait avancer tout le monde. Quand j'étais à l'école,
on disait à l'enfant d'ouvrier : "Tu seras ouvrier comme ton
père, mais la condition ouvrière s'améliorera." Le discours a
changé, on dit : "Si tu veux échapper à ce sort, travaille à
l'école !" Cette inflexion peut s'expliquer par la métaphore
des chaises musicales : auparavant, tout le monde avait une chaise et
on ne discutait que de la taille des chaises c'était la lutte des
classes. Aujourd'hui, les chaises se font rares ; nous sommes donc
amenés à discuter de la légitimité de celui qui s'y assoit :
pourquoi ce sont toujours les mêmes ?
"Pourquoi
moi ?" rassemble des entretiens avec quelque 200 personnes
discriminées. Vous dites qu'ils font souvent état d'un sentiment
tout simple, l'étonnement...
- Il n'existe
pas une manière unique de vivre les discriminations, mais
effectivement, ce qui revient souvent dans la bouche des interrogés,
c'est la surprise. La discrimination leur est "tombée dessus",
comme le ferait une averse. Eux qui se sentent si semblables aux
autres, si comme-tout-le-monde, pourquoi diable les traite-t-on comme
des êtres différents, des indésirables ? En réalité, les
minorités affrontent rarement des discriminations agressives : ce
sont plutôt des attitudes insidieuses, des préjugés. Le cas de ce
recruteur, que nous évoquons, lançant à un homosexuel : "Je
ne vais pas vous embaucher, je ne veux pas de problèmes de
harcèlement" est rare. Cela se passe plus banalement : une
personne noire se rend compte, dans un bus bondé, que personne ne
s'est assis à côté d'elle...
Etonnamment,
vous écrivez que les minorités qui réussissent socialement ne sont
pas plus apaisées, au contraire...
- C'est tout
à fait logique ! Si vous êtes une femme noire, pauvre et non
qualifiée, il n'y a pas à chercher longtemps la raison pour
laquelle vous ne trouvez pas de logement ou d'emploi décent. Vous
pouvez en outre constater que vos amies, pauvres et blanches,
subissent peu ou prou le même sort. La donne est différente si vous
sortez d'une bonne école et observez que les CDI échoient plus
souvent aux hommes blancs. Dans ce cas, vous avez une conscience très
forte de votre mérite et de tout ce qui peut lui faire ombrage.
Pourquoi
l'action des associations antiracistes ou féministes est souvent
regardée d'un œil méfiant par les discriminés eux-mêmes ?
- Parce que
ceux-ci ne souhaitent pas forcément appartenir au groupe des
stigmatisés auquel on les assigne. Qui, "on" ? Les
racistes, les sexistes, les homophobes, bien sûr. Mais aussi, d'une
certaine manière, les associations de défense des minorités. Leur
action a fait avancer les mentalités et il faut évidemment la
saluer. Mais beaucoup de discriminés affirment : "Je veux avant
tout être reconnu dans ma singularité individuelle." Quand on
se pense comme une victime, on risque de ne plus agir et de ne plus
se lever le matin, pour se battre.
Vous
citez le cas de cette enseignante qui, photographiant sa classe,
"oublie" de prendre ses élèves les plus colorés...
Est-il représentatif ?
- Non, c'est
un cas particulier, car globalement il n'existe évidemment aucune
volonté de discriminer chez les enseignants. Mais le fait est que
l'école est une machine à fabriquer des inégalités. Le système
est ainsi fait : les écoles reflètent les particularités
socio-éthniques des quartiers qui les entourent. On y trouve donc
des profils sociologiques identiques d'enfants éprouvant les mêmes
difficultés scolaires, soufrant du même échec à la clé. Les
élèves d'origine étrangère le savent, bien sûr. Du coup, ils se
mettent à interpréter tous les incidents de la vie scolaire comme
une traduction de la xénophobie supposée des enseignants.
Le
fait est pourtant, écrivez-vous, que l'école française "ne
sait pas quoi faire des différences".
- Absolument.
La massification de l'enseignement a conduit les petits Français à
passer de longues années à l'école, quelle que soit leur origine
sociale, culturelle, religieuse, etc. Or les enseignants ne sont pas
formés pour composer avec les spécificités des uns et des autres.
Cela pousse certains à souhaiter un retour de l'"école
sanctuaire" où les problèmes sociaux, culturels et personnels
n'existeraient pas. Mais c'est une fiction, car la société envahit
l'école !
Mais
l'idée du "sanctuaire" n'est-elle pas une manière de
lutter contre les communautarismes ?
- Je crois
que nous vivons surtout dans un fantasme de communautarisme. En
France, on peut être le député des chasseurs de palombes sans être
accusé de communautarisme, mais pas celui des minorités ! Pourtant,
l'élection se doit de représenter la vie sociale : il y a des
circonscriptions de paysans, d'ouvriers, de cadres et des
circonscriptions de gens qui vont à la mosquée. Pourquoi ne pas
l'assumer franchement ? C'est un système hypocrite. Nous sommes
résolus à lutter contre les discriminations, mais personne ne
semble encore prêt pour une seconde étape : tenir compte des
caractéristiques culturelles, ethniques, religieuses du peuple
français.
En
tenir compte à quel point ?
- Observons
l'exemple du Québec. Dans les années 1990, le pays a compris qu'il
était métissé, qu'il ne fallait plus imaginer que sa population se
convertirait massivement au catholicisme et parlerait comme Robert
Charlebois ! Les Québécois se sont interrogés : pourquoi ne pas
permettre aux citoyens de garder leur culture, d'être musulmans,
d'origine indienne ou juifs orthodoxes, sans remettre en question les
principes démocratiques et les libertés individuelles ? C'est ainsi
qu'est née la politique des "accommodements raisonnables".
Elle consiste à assouplir les normes réglementaires - par exemple
celles du monde du travail - pour moins discriminer les minorités,
mais sans contrevenir au respect de l'égalité des citoyens.
Il existe
déjà un semblant d'"accommodements raisonnables" en
France : dans les cantines, on offre un plat de substitution aux
enfants ne consommant pas de porc, sans empêcher les autres d'en
manger. Peut-être est-il l'heure d'aller plus loin ? Et en tout cas
de réaliser que la France ne sera plus jamais 100% blanche,
hétérosexuelle et chrétienne. Et qu'un jour peut-être nous ne
serons plus inquiets qu'une jeune Française porte un voile si elle
l'a choisi et paraît épanouie de le porter.
Propos
recueillis par Arnaud Gonzague
Publié
dans le "Nouvel Observateur" du 14 février 2013
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