L’afflux de réfugiés en Europe a aggravé la querelle de l’immigration. Face aux coups de semonce médiatiques, il était urgent d’entendre des voix différentes.
Débat entre Jean Daniel et Edgar Morin.
L'OBS. La rentrée a été marquée par une succession de déclarations virulentes sur l’immigration, l’intégration, le Front national, l’identité française et même la «race». Le débat d’idées est-il encore possible hors de la polémique violente et égocentrée?
Jean Daniel. Sans doute la télévision a-t-elle
contribué à transformer la politique en spectacle et à faire des
intervenants des héros plus ou moins heureux d’une tragi-comédie
permanente, même si les thèmes que vous citez s’annonçaient
politiquement depuis les années 1980.
Quant à la violence, lorsque
j’entends quelqu’un comme Alain Finkielkraut se plaindre d’attaques
insupportables, je m’alarme de son manque de mémoire ou de culture. Il
n’imagine même pas ce que des hommes comme Edgar et moi avons pu subir.
D’abord de la part des communistes, du fait de notre dénonciation du
stalinisme; ensuite de la part des ultra-sionistes, du fait de nos
positions sur Israël et la Palestine; enfin, à propos du Portugal au
moment de la révolution des oeillets, lorsque «l’Humanité» me dénonçait
comme l’un des fossoyeurs de l’Union de la Gauche...
Mais, face à
ces positions à l’emporte-pièce, je voudrais souligner que, bien avant
qu’Edgar ne développe sa grande oeuvre, je m’insérais comme lui dans
cette tradition du doute et de la complexité. Gide et Montaigne avaient
la complexité féconde, le culte du doute, le chérissement de
l’hésitation. Gide allait jusqu’à dire : «Quelquefois, je prononce
une phrase, mais je ne vais pas jusqu’au bout, de peur d’avoir à douter
de la vérité qui frapperait la première.»
Or, il existe une
ingratitude de la complexité : tant qu’on n’a pas réussi à réunir toutes
les facettes d’un problème, on se sent mutilé. L’exercice du
journalisme, qui lutte contre un temps imparti, facilite les
caricatures, les imprécations et les réquisitoires. L’obligation absolue
de clarté qui est celle de notre métier conduit parfois au choix de la
simplification, c’est-à-dire d’un renoncement relatif à la complexité.
Edgar Morin.
L’esprit complexe, c’est celui qui traite un problème politique ou
d’actualité en cherchant d’abord à trouver son sens, en le reliant à son
contexte géographique, historique, humain..., et c’est aussi celui qui a
le sens des ambivalences. C’est sans doute ce qui fait défaut
aujourd’hui.
La citation de Gide m’en rappelle une autre : «Certains
disent que pour améliorer l’humanité, il faut changer la société.
D’autres disent qu’il faut plutôt nous changer nousmêmes. Moi, je ne
sais pas par quoi commencer.» Je pense que ces deux nécessités doivent être conjointes et que la pensée complexe n’est pas binaire, mais plus souvent dans le «et/et».
Sur
le plan politique, la complexité de mes engagements vient de ce que, à
l’origine, libertarisme, socialisme et communisme étaient étroitement
mêlés. Pour Marx, par exemple, la dictature du prolétariat n’était qu’un
moyen d’arriver à la société sans Etat, c’est-à-dire à une société
libertaire. A mon sens, de la source libertaire, il faut garder le
besoin de liberté et d’autonomie personnelle; de la source socialiste,
que la société doit être meilleure; et de la source communiste, l’idée
de la fraternité ou de la communauté. J’y ai ajouté la source
écologique, qui valorise notre relation à la fois intime et vitale à la
nature.
Jean Daniel. Curieusement, je n’ai eu
vraiment accès à Marx que grâce à un penseur alors réputé de droite,
Raymond Aron. Son livre «les Etapes de la pensée sociologique» constitue
un chef-d’oeuvre de vulgarisation. Pour résumer l’opposition
fondamentale entre socialistes et communistes, le socialisme, en gros,
c’est le social, donc au fond l’égalité; le communisme, c’est le partage
et l’absence de propriété.
C’est assez paradoxal de vous voir citer Marx à travers Aron
alors que l’un des deux parrains du «Nouvel Observateur» (avec Pierre
Mendès France) était Sartre.
Jean Daniel. Oui,
vous avez raison, mais Sartre, selon de Gaulle, c’était Voltaire! Quand
je vais le voir pour le premier numéro du journal, il me dit d’emblée: «Ne vous inquiétez pas, je sais que vous êtes camusien jusqu’à l’os.»
J’ai longtemps défendu Camus dans une grande solitude contre
l’intelligentsia néomarxiste, sans même parler du mépris d’une
bourgeoisie littéraire de droite.
J’avais trouvé dans Camus une
pensée et une sensibilité assez solides pour m’y arrimer constamment.
Quand il dit, à la fin de son discours du Nobel: «Je ne veux pas refaire le monde, je veux empêcher qu’on le défasse.» Ou lorsqu’il cite la Simone Weil de la guerre d’Espagne : «Chaque fois que l’on prend les armes au nom de la justice, on met un pied dans le champ de l’injustice.»
C’est
Camus qui m’a permis d’adopter une morale radicale contre la violence
faite aux civils, même comme riposte à des violences précédentes. Quand
il dit aussi qu’il est un «réformiste radical», ça signifie: je veux aller jusqu’au bout d’une réforme avant qu’un compromis ne devienne une compromission.
Edgar Morin. Quand
j’ai connu Camus, au lendemain de la guerre, j’étais communiste et je
ne l’ai pas compris. Pour moi, il faisait partie de ceux que Hegel
appelait les «belles âmes» ou les «grands coeurs», alors qu’il s’agissait de se salir les mains au contact de la réalité. J’ai saisi l’importance de Camus seulement plus tard.
Quant
à Sartre, il m’a un peu marqué philosophiquement, notamment par son
essai sur l’imaginaire. Mais, politiquement, je l’ai toujours trouvé
nul. Quand j’étais résistant pendant l’Occupation, il n’était pas là.
Alors que j’avais rompu avec le communisme stalinien, en 1956, lui est
devenu compagnon de route du PC. Pour moi, c’est un exemple de
crétinisme politique.
Enfin, en ce qui concerne Aron, il y a bien
sûr des choses fortes dans son «Opium des intellectuels», mais lui-même a
fumé l’opium du pouvoir en fréquentant les ministres et en écrivant
pour «le Figaro»...
Au moment où beaucoup d’intellectuels
flirtent avec la droite et se désespèrent de la gauche, vous
revendiquez-vous toujours de gauche?
Jean Daniel. Si
je tiens en ce moment à dire que je suis toujours de gauche, si je
tiens à protester contre ceux qui quittent la gauche, comme une mode ou
un habit, c’est que pour moi, la gauche est pleine d’une ambition
d’égalité – je dirais même qu’elle est «sentimentale». Nous accumulons
des nostalgies par rapport aux temps de la foi dans les lendemains qui
chantent.
Aujourd’hui, on n’a jamais vu autant de gens aussi
misérablement désespérés être censés nous donner de l’espérance. Mais je
suis de gauche, pas seulement comme un intellectuel nostalgique de sa
famille, mais comme un enfant militant.
Ce qui me révolte le plus
au monde, c’est l’humiliation, et cela dans tous les domaines. La lutte
contre l’humiliation ne réclame pas de connaissances spéciales, mais une
vigilance permanente. Et, si la gauche n’a jamais fait que perdre ses
propres valeurs, sa fonction propre est d’en trouver chaque fois de
nouvelles. C’est en cela que je crois.
Edgar Morin. Je
n’aime pas le terme «LA gauche», qui unifie des choses si diverses.
Mais enfin, je me sens profondément de gauche, pour deux raisons: le
souci de l’humanité et la foi en la fraternité. Tout en étant français,
européen, méditerranéen, je suis en effet solidaire de toute l’espèce
humaine et je me sens, comme une particule minuscule, participer à son
incroyable aventure.
C’est pour cela que ma première réaction par
rapport aux fugitifs qui viennent de Syrie, du Yémen ou d’ailleurs,
c’est de dire : il faut les aider. Et ensuite, voyons comment aménager
cette aide. Alors que j’ai vu dominer au contraire la peur, le mur.
Quand
la France du Nord dégringolait sur la France du Sud en juin 1940
pendant l’exode, il n’y a eu ni tentes ni bidonvilles. On a accueilli
ces gens-là pendant des mois parce qu’il y avait de la compassion.
Alors, pourquoi ce silence des intellectuels?
Edgar Morin. Quand
on pense à la manière dont les sans-papiers avaient malgré tout été
soutenus non seulement par des intellectuels, mais par toute une partie
de la population, l’évolution est frappante. A mon avis, elle est liée à
la régression profonde du présent. Nous assistons à une vichysation
rampante, qui n’est évidemment pas née de rien.
Il y a toujours eu
deux France qui se sont combattues, dès l’affaire Dreyfus, la loi
Combes, la laïcité. La France républicaine l’avait emporté. La deuxième
France, qui était à l’époque monarchiste, aristocratique,
ultraréactionnaire, est restée en partie raciste, farouchement
nationaliste. Et dans la crise profonde, à la fois économique, de
civilisation et, je dirais même, «anthropologique», c’est celle-ci qui
progresse, alors qu’il y a dépérissement du peuple de gauche. Et il
n’est pas étonnant de voir certains intellectuels, aujourd’hui, changer
de credo.
Nul acquis n’est irréversible, y compris la démocratie.
Et ce qui ne se régénère pas dégénère. Ce ne sont ni les vitupérations,
ni les imprécations, ni les dénonciations permanentes qui peuvent agir
contre le Front national. Tant qu’on n’aura pas formulé une voie
nouvelle, une nouvelle espérance, il sera irrésistible. C’est ce que
j’ai essayé de penser avec Stéphane Hessel dans «le Chemin de
l’espérance».
Sous la croûte politique et administrative, il
existe en France une myriade d’initiatives pour une autre civilisation,
plus solidaire et fraternelle, qui s’oppose à l’hégémonie du profit, du
calcul, de la quantité et de l’anonymat. Je suis persuadé qu’au lieu de
faire une politique d’austérité, il faudrait au contraire faire une politique
de relance, qui pourrait être écologique, par le développement des
ressources d’énergie propre, la dépollution des villes par de grands
travaux, l’agriculture fermière...
(©Lincoln Agnew pour L'OBS)
Jean Daniel. Il
est vrai que l’indifférence à l’égard des migrants et la haine des
immigrés sont des attitudes qui n’étaient pas celles de la droite
classique il y a une trentaine d’années. De ce point de vue, on a
fortement régressé.
Dans ce journal, nous avons depuis toujours
pris part avec vigilance aux débats sur l’immigration. Très vite, après
l’élection de François Mitterrand, sous l’effet de la crise et du
«tournant de la rigueur», on a commencé à questionner la présence des
immigrés dans la nation. En 1981, l’affiche de la campagne de François
Mitterrand le représentait devant l’église d’un petit village. Un
slogan, «La force tranquille», un hymne, «Douce France», de Charles
Trenet.
Sept ans plus tard, personne ne pensait qu’il aurait été
possible de reprendre la même affiche. On ne pouvait plus imposer aux
Français l’unique symbole, même poétique et républicain, d’une France
demeurée chrétienne. Car, entre-temps, l’islam avait fait son apparition
dans le paysage, par la présence d’un nombre alors modeste de mosquées.
On
a assisté durant ce premier septennat à une mutation idéologique de la
gauche. On retient de Michel Rocard une citation tronquée: «Nous ne pouvons pas accueillir toute la misère du monde», et, en 1984, Laurent Fabius concède que «le Front national pose de bonnes questions, mais y apporte de mauvaises réponses». C’est le moment où, de groupusculaire, le FN s’institutionnalise en stigmatisant les immigrés.
Et commence à se placer au centre du débat...
Jean Daniel. Nous avons alors vu s’aviver ce qu’on a appelé ensuite le «différentialisme», une façon de théoriser une sensibilité aux différences. Le Front national s’attardait encore sur la pratique vicieuse d’un antisémitisme parfois négationniste. La diabolisation de Le Pen n’était pas nécessaire: il était déjà le diable.
Jean Daniel. Nous avons alors vu s’aviver ce qu’on a appelé ensuite le «différentialisme», une façon de théoriser une sensibilité aux différences. Le Front national s’attardait encore sur la pratique vicieuse d’un antisémitisme parfois négationniste. La diabolisation de Le Pen n’était pas nécessaire: il était déjà le diable.
Les choses
ont changé lorsque Marine Le Pen a découvert que l’islamophobie était
plus populaire que le racisme. Elle a rapidement vu le parti à tirer des
problèmes que la cohabitation avec une minorité musulmane allait
susciter, au moment même où le monde musulman devenait chaque jour
davantage la proie de violences et le terrain de mouvements radicaux.
C’est
à cette époque que j’ai eu le privilège d’entretiens avec Claude
Lévi-Strauss, et c’est alors qu’il a évoqué l’incompatibilité possible
entre différentes sociétés si l’une d’entre elles tente de dominer les
autres. J’ai souligné que l’on pouvait admettre des réactions de
distance et de rejet, avant de redouter une explosion d’hostilités.
C’est cela qui a incité Alain Finkielkraut
à me faire l’honneur de se réclamer de moi. Mais attention ! S’il est
vrai que Lévi Strauss a défendu le droit pour une société de préserver
son identité culturelle et charnelle, sa langue, ses moeurs et son
passé, il n’a jamais, pour autant, légitimé une quelconque xénophobie.
L’islamophobie lui aurait fait horreur.
Edgar Morin. Contrairement
à ce qu’on répète, la machine à intégrer n’est pas morte. Elle connaît
des blocages, parce qu’on lui a ajouté une difficulté supplémentaire:
c’est Sarkozy qui a couvert du mot «musulman» des gens qu’on voyait
comme des Arabes, des Algériens ou des Marocains.
On les a
islamisés alors que beaucoup sont de libres-penseurs, même si ces
derniers connaissent bien des obstacles internes pour la critique du
texte sacré. Mais plus on les traite comme des musulmans et tant qu’on
n’enseigne pas, dans nos écoles, que la France est multiculturelle par
nature, moins nous serons à même de résoudre le problème.
La
France, en effet, dès qu’elle s’est formée comme nation, a comporté des
Bretons, des Basques, des Aquitains, des Auvergnats, des Alsaciens, des
peuples différents, qui avaient chacun sa langue et sa culture. Au cours
des siècles, ces peuples se sont «provincialisés». Et, quand sont
arrivés les émigrés à la fin du XIXe siècle, cela s’est poursuivi, avec
des épreuves toujours difficiles (on a rappelé récemment les
persécutions épouvantables que les Italiens avaient subies à Marseille).
La
question s’est posée de savoir si ceux qui venaient d’Afrique du Nord
allaient eux aussi pouvoir être assimilés au bout de deux ou trois
générations, le succès de l’intégration étant le mariage mixte. Il y a
eu de la réussite et de l’échec. On voit d’un côté des gens socialement
intégrés et de l’autre, une minorité de la jeunesse des deuxième et
troisième générations qui vit un sentiment de rejet, ce qui conduit
certains au djihadisme.
Alors que la France a intégré déjà tant de
différences, la seule chose qui nous manque, c’est finalement cette
conscience de notre multiculturalité de nature. Il faudrait inscrire
dans la Constitution que la France est une République une et
multiculturelle.
Jean Daniel. La France est un
miracle, faite de diversité. Michelet, Braudel, de Gaulle et Mitterrand
ont tous commencé leurs Mémoires par une définition dévote et amoureuse
de la nation française qui faisait une grande part à la pluralité
d’origine de ceux qui l’avaient rejointe et composée.
Je crois
néanmoins que la France est moins multiculturelle qu’elle n’est forcée
de le devenir. Le problème nouveau, c’est l’islam. Même si je souscris à
l’idée de Pierre Manent qui pense que l’irruption de l’islam révèle et
aggrave une impuissance croissante à trouver en France et en Europe un
projet commun. Reste que l’extrémisme, le djihad, Daech donnent des
armes nouvelles au FN et à ceux qui le suivent.
Edgar Morin. Il faut également expliquer que l’islam
est une religion typiquement judéo-chrétienne. Les interdits du Coran
sont des interdits juifs, la cérémonie du mouton, c’est le sacrifice
d’Abraham, Jésus est prophète, les minarets ressemblent à des
clochers... L’incompréhension de cela serait bouffonne si elle n’était
pas tragique.
Propos recueillis par François Armanet et Marie Lemonnier, Nouvelobs.com
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