Au-delà du titre qui prête à polémique, l'ancien Premier Ministre Français fait dans cette tribune parue dans son blog le 26 août 2015 une analyse lucide d'un sujet, que tant d'autres acteurs politiques français réduisent souvent à une querelle politicienne aux forts relents
nombrilistes et nationalistes, voire réactionnaires.
Hélas!
L’Europe ne peut accueillir toute la misère du monde
Publié le 26/08/2015 par Alain Juppé
La question des migrants est aujourd’hui brûlante. Mais soyons
lucides : elle va le rester longtemps. Elle va compter parmi les 3 ou 4
défis majeurs que nos générations et celles qui vont suivre en ce siècle
vont devoir affronter:
– le sauvetage de la planète qui , au delà du succès espéré de la conférence de Paris en décembre prochain , va exiger des changements profonds dans nos façon de vivre , de produire , de consommer
– la maîtrise de la révolution numérique dont nous n’avons vécu que les commencements : saurons-nous mettre les nouveaux outils qu’elle va nous apporter au service de l’homme et pas l’inverse?
– le défi démographique : nous devrons nourrir 10 milliards d’êtres humains , mais aussi les loger , les éduquer , les soigner…
– et les mouvements de population à travers la planète , qui concernent d’ailleurs le Sud aussi bien que le Nord . C’est un défi géopolitique immense : tant que des régions entières du monde seront dévastées par les guerres et des pays par les guerres civiles , que le terrorisme sévira à des degrés de barbarie inouïs , que la misère avilira des milliards de personnes , que les inégalités se creuseront entre riches et pauvres dans des proportions indécentes , rien ni personne n’empêchera des hommes , des femmes , des enfants de quitter leur terre et de courir tous les risques , la mort comprise , pour rejoindre ce qu’ils croient être l’Eldorado … à commencer par notre Europe.
C’est par des efforts de long terme pour (re)construire une gouvernance mondiale fondée sur la recherche du règlement pacifique des conflits (naguère dénommée multilatéralisme dans notre langage diplomatique) , et , s’agissant de l’Europe , pour engager un ambitieux projet de développement partagé avec l’Afrique que nous pouvons espérer apaiser les tensions migratoires . Travail de titan . Si nous ne nous y mettons pas , avec la plus grande détermination , le pire est possible.
Mais nous vivons d’abord dans le court terme . C’est aujourd’hui qu’il faut commencer à agir.
L’Union Européenne est comme tétanisée. Le Président de la République vient de rencontrer la Chancelière d’Allemagne et il en sort une pétition de principe sur la nécessité d’une action commune . Certes . Mais pour quoi faire ?
Pour l’instant il s’agit de mieux assumer nos responsabilités dans le domaine humanitaire . Ce n’est pas contestable . Quand des hommes, des femmes , des enfants se noient en Méditerranée, il faut les sauver ; quand ils parviennent sur le sol européen, même s’ils sont en situation irrégulière , il faut les traiter humainement.
Est-ce suffisant ? Je ne le pense pas . Si nous nous en tenons à cette réponse , nous allons donner un puissant signal d’encouragement à tous les candidats au départ et hélas! à ceux qui les exploitent honteusement.
Il faut qu’aujourd’hui les responsables européens aient le courage de dire ce que Michel Rocard a eu le courage de dire en d’autres temps en France : « L’Europe ne peut accueillir toute la misère du monde ». Elle doit en prendre sa part assurément mais elle doit surtout garder le contrôle de la situation pour éviter de graves déséquilibres économiques , sociaux , politiques en son sein.
Où sont aujourd’hui les failles du système ? J’en soulignerai deux :
– « Schengen » est dans l’incapacité d’assurer le contrôle des frontières externes de la zone . L’agence qui en est chargée (FRONTEX) n’en a ni les moyens budgétaires ni les moyens humains. En a-t- elle seulement la mission politique ? Il est urgent d’augmenter massivement son budget pour lui permettre de constituer un corps de gardes-frontieres et de gardes-côtes européen . L’Union doit aussi se donner les moyens juridiques d’exercer ses contrôles au départ des liaisons aériennes et pas seulement à l’arrivée . Il faut donc surmonter les réticences à la création d’un mécanisme inspiré du système américain PNR (passenger name record ) . L’alternative est hélas! prévisible : les États rétabliront des contrôles internes à leurs frontières , Schengen volera en éclat et nous y perdrons , outre la liberté de circuler entre nous , son Système d’Information très utile s’il était bien exploité et la coopération policière et judiciaire qui a été un réel progrès.
– Deuxième défaillance : le droit d’asile . Le nombre de demandeurs explose , en Allemagne mais aussi en France . La procédure est à l’évidence détournée de son objet ; elle est utilisée comme un moyen de contourner la suspension ou l’encadrement de l’immigration économique. À preuve : au terme de procédures exagèrement longues et assorties de fortes garanties, une très grande majorité des demandeurs est déboutée parce que leur demande ne relève pas de ce droit. Des décisions ont été prises récemment au niveau européen pour harmoniser les régimes nationaux. Mais ces textes (7 directives regroupées dans un « Paquet asile ») renforcent tout autant les droits des demandeurs qu’ils ne dissuadent l’utilisation abusive de l’asile . C’est aussi le cas des dernières mesures législatives adoptées en France . Il faut poser la vraie question : comment rendre effectives les obligations de quitter le territoire ( français ou européen) quand in fine le demandeur est débouté? Moins de 10% des OQTF sont exécutées ; les Préfets avouent leur impuissance . Je ne sous- estime pas l’extraordinaire difficulté du problème . Aucun gouvernement ne peut se targuer de bons résultats en la matière . Faut-il pour autant renoncer ? Des améliorations sont possibles . Lorsqu’une personne se présente à la frontière en demandant l’asile et qu’elle vient d’un pays figurant sur la liste des pays « sûrs » établie par les autorités européennes ou nationales , elle devrait être immédiatement déboutée. Nous devrions aussi renouer avec la politique des accords de réadmission que nous avons négociés dans le passé avec certains pays. Ce n’est pas toujours possible quand nous avons devant nous des Etats faillis comme la Libye ou la Syrie . Mais vis-à-vis de certaines pays des Balkans qui ne sont plus des dictatures , qui postulent à l’entrée dans l’Union et que nous aidons économiquement , nous pourrions poser nos conditions.
Toutes ces questions sont extraordinairement complexes . Elle méritent d’être approfondies . J’y reviendrai longuement dans le prochain livre que je publierai en janvier et qui traitera des responsabilités régaliennes de l’Etat républicain.
En attendant , je serai heureux de connaître vos réactions et vos attentes.
Alain Juppé, Ancien Premier ministre, Maire de Bordeaux
– le sauvetage de la planète qui , au delà du succès espéré de la conférence de Paris en décembre prochain , va exiger des changements profonds dans nos façon de vivre , de produire , de consommer
– la maîtrise de la révolution numérique dont nous n’avons vécu que les commencements : saurons-nous mettre les nouveaux outils qu’elle va nous apporter au service de l’homme et pas l’inverse?
– le défi démographique : nous devrons nourrir 10 milliards d’êtres humains , mais aussi les loger , les éduquer , les soigner…
– et les mouvements de population à travers la planète , qui concernent d’ailleurs le Sud aussi bien que le Nord . C’est un défi géopolitique immense : tant que des régions entières du monde seront dévastées par les guerres et des pays par les guerres civiles , que le terrorisme sévira à des degrés de barbarie inouïs , que la misère avilira des milliards de personnes , que les inégalités se creuseront entre riches et pauvres dans des proportions indécentes , rien ni personne n’empêchera des hommes , des femmes , des enfants de quitter leur terre et de courir tous les risques , la mort comprise , pour rejoindre ce qu’ils croient être l’Eldorado … à commencer par notre Europe.
C’est par des efforts de long terme pour (re)construire une gouvernance mondiale fondée sur la recherche du règlement pacifique des conflits (naguère dénommée multilatéralisme dans notre langage diplomatique) , et , s’agissant de l’Europe , pour engager un ambitieux projet de développement partagé avec l’Afrique que nous pouvons espérer apaiser les tensions migratoires . Travail de titan . Si nous ne nous y mettons pas , avec la plus grande détermination , le pire est possible.
Mais nous vivons d’abord dans le court terme . C’est aujourd’hui qu’il faut commencer à agir.
L’Union Européenne est comme tétanisée. Le Président de la République vient de rencontrer la Chancelière d’Allemagne et il en sort une pétition de principe sur la nécessité d’une action commune . Certes . Mais pour quoi faire ?
Pour l’instant il s’agit de mieux assumer nos responsabilités dans le domaine humanitaire . Ce n’est pas contestable . Quand des hommes, des femmes , des enfants se noient en Méditerranée, il faut les sauver ; quand ils parviennent sur le sol européen, même s’ils sont en situation irrégulière , il faut les traiter humainement.
Est-ce suffisant ? Je ne le pense pas . Si nous nous en tenons à cette réponse , nous allons donner un puissant signal d’encouragement à tous les candidats au départ et hélas! à ceux qui les exploitent honteusement.
Il faut qu’aujourd’hui les responsables européens aient le courage de dire ce que Michel Rocard a eu le courage de dire en d’autres temps en France : « L’Europe ne peut accueillir toute la misère du monde ». Elle doit en prendre sa part assurément mais elle doit surtout garder le contrôle de la situation pour éviter de graves déséquilibres économiques , sociaux , politiques en son sein.
Où sont aujourd’hui les failles du système ? J’en soulignerai deux :
– « Schengen » est dans l’incapacité d’assurer le contrôle des frontières externes de la zone . L’agence qui en est chargée (FRONTEX) n’en a ni les moyens budgétaires ni les moyens humains. En a-t- elle seulement la mission politique ? Il est urgent d’augmenter massivement son budget pour lui permettre de constituer un corps de gardes-frontieres et de gardes-côtes européen . L’Union doit aussi se donner les moyens juridiques d’exercer ses contrôles au départ des liaisons aériennes et pas seulement à l’arrivée . Il faut donc surmonter les réticences à la création d’un mécanisme inspiré du système américain PNR (passenger name record ) . L’alternative est hélas! prévisible : les États rétabliront des contrôles internes à leurs frontières , Schengen volera en éclat et nous y perdrons , outre la liberté de circuler entre nous , son Système d’Information très utile s’il était bien exploité et la coopération policière et judiciaire qui a été un réel progrès.
– Deuxième défaillance : le droit d’asile . Le nombre de demandeurs explose , en Allemagne mais aussi en France . La procédure est à l’évidence détournée de son objet ; elle est utilisée comme un moyen de contourner la suspension ou l’encadrement de l’immigration économique. À preuve : au terme de procédures exagèrement longues et assorties de fortes garanties, une très grande majorité des demandeurs est déboutée parce que leur demande ne relève pas de ce droit. Des décisions ont été prises récemment au niveau européen pour harmoniser les régimes nationaux. Mais ces textes (7 directives regroupées dans un « Paquet asile ») renforcent tout autant les droits des demandeurs qu’ils ne dissuadent l’utilisation abusive de l’asile . C’est aussi le cas des dernières mesures législatives adoptées en France . Il faut poser la vraie question : comment rendre effectives les obligations de quitter le territoire ( français ou européen) quand in fine le demandeur est débouté? Moins de 10% des OQTF sont exécutées ; les Préfets avouent leur impuissance . Je ne sous- estime pas l’extraordinaire difficulté du problème . Aucun gouvernement ne peut se targuer de bons résultats en la matière . Faut-il pour autant renoncer ? Des améliorations sont possibles . Lorsqu’une personne se présente à la frontière en demandant l’asile et qu’elle vient d’un pays figurant sur la liste des pays « sûrs » établie par les autorités européennes ou nationales , elle devrait être immédiatement déboutée. Nous devrions aussi renouer avec la politique des accords de réadmission que nous avons négociés dans le passé avec certains pays. Ce n’est pas toujours possible quand nous avons devant nous des Etats faillis comme la Libye ou la Syrie . Mais vis-à-vis de certaines pays des Balkans qui ne sont plus des dictatures , qui postulent à l’entrée dans l’Union et que nous aidons économiquement , nous pourrions poser nos conditions.
Toutes ces questions sont extraordinairement complexes . Elle méritent d’être approfondies . J’y reviendrai longuement dans le prochain livre que je publierai en janvier et qui traitera des responsabilités régaliennes de l’Etat républicain.
En attendant , je serai heureux de connaître vos réactions et vos attentes.
Alain Juppé, Ancien Premier ministre, Maire de Bordeaux
Non, l'Europe n'accueille pas toute la misère du monde
DESINTOX, Libération 31 août 2015Alain Juppé explique que le continent ne peut accueillir tous les migrants. C'est loin d'être le cas.
DESINTOX. Quand il s’agit de parler
d’immigration, les hommes politiques français de droite comme de gauche
se plaisent à citer la fameuse phrase de Michel Rocard (phrase dont nous
avons raconté la véritable histoire dans ces colonnes) sur la France et la «misère du monde».
Invité mercredi 25 août au 20 heures de TF1, le candidat à la primaire
LR Alain Juppé n’a pas dérogé à la règle, se laissant aller à une
version plus continentale : «L’Europe ne peut accueillir toute la misère du monde.»
INTOX. L’Europe ployant sous la misère du monde ? De fait, il n’en est rien. Un exemple permet de le mesurer : selon un rapport publié en juin 2015 par le Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR), la Turquie, le Pakistan et le Liban ont accueilli chacun plus de réfugiés que l’ensemble des vingt-huit Etats membres de l’Union européenne en 2014.
L’afflux vers l’Europe, d’une importance inédite depuis plusieurs années, est bien réel. Selon les derniers chiffres du HCR, plus de 300 000 réfugiés principalement venus de Syrie, d’Afghanistan et d’Irak auraient rejoint l’Europe par la Méditerranée depuis janvier 2015. Mais il ne peut être isolé d’un mouvement qui touche d’autres pays bien davantage encore. «Le nombre augmente mais pas seulement vers l’Europe», explique Céline Schmitt, porte-parole du HCR, «les Syriens fuient d’abord vers les pays voisins. C’est également le cas en Irak». Ainsi sur les quatre millions de Syriens en exil, près de la moitié se trouve actuellement en Turquie.
«La Turquie et le Liban sont des terres d’accueil mais qui ont besoin d’aide. Au Liban, le nombre de réfugiés représente presque un tiers de la population. Les ressources de ces pays s’amenuisent et poussent les réfugiés à traverser la Méditerranée pour se rendre en Europe. Au Haut Commissariat pour les réfugiés, nous appelons à la solidarité avec ces Etats», déplore Céline Schmitt.
Et l’affirmation de Juppé est évidemment encore plus trompeuse quand on regarde le problème à l’échelle planétaire. Selon le rapport du HCR pour l’année 2014, plus de la moitié des 14,4 millions de réfugiés dans le monde se trouvaient en Asie. Aux crises syrienne et irakienne s’ajoute l’importante crise afghane, dont les 2,6 millions de ressortissants en exil sont principalement répartis entre le Pakistan et l’Iran, mais aussi les réfugiés musulmans Rohingyas persécutés au Myanmar et les Bangladais fuyant la misère en Asie du Sud-Est.
L’Afrique arrive deuxième, loin devant l’Europe, puisqu’elle accueille plus de 4 millions de réfugiés issus des conflits en Afrique centrale (République centrafricaine, république démocratique du Congo) et orientale (Somalie, Sud-Soudan, Erythrée) qui ont poussé les populations à rejoindre l’Ethiopie, le Kenya, le Tchad ou l’Ouganda. En 2015, la crise au Burundi devrait accentuer ce phénomène.
Au total, et pour reprendre la terminologie de Michel Rocard, l’Europe accueille donc… un dixième de la misère du monde. «Elle a la capacité d’en prendre plus», assure Céline Schmitt.
INTOX. L’Europe ployant sous la misère du monde ? De fait, il n’en est rien. Un exemple permet de le mesurer : selon un rapport publié en juin 2015 par le Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR), la Turquie, le Pakistan et le Liban ont accueilli chacun plus de réfugiés que l’ensemble des vingt-huit Etats membres de l’Union européenne en 2014.
L’afflux vers l’Europe, d’une importance inédite depuis plusieurs années, est bien réel. Selon les derniers chiffres du HCR, plus de 300 000 réfugiés principalement venus de Syrie, d’Afghanistan et d’Irak auraient rejoint l’Europe par la Méditerranée depuis janvier 2015. Mais il ne peut être isolé d’un mouvement qui touche d’autres pays bien davantage encore. «Le nombre augmente mais pas seulement vers l’Europe», explique Céline Schmitt, porte-parole du HCR, «les Syriens fuient d’abord vers les pays voisins. C’est également le cas en Irak». Ainsi sur les quatre millions de Syriens en exil, près de la moitié se trouve actuellement en Turquie.
«La Turquie et le Liban sont des terres d’accueil mais qui ont besoin d’aide. Au Liban, le nombre de réfugiés représente presque un tiers de la population. Les ressources de ces pays s’amenuisent et poussent les réfugiés à traverser la Méditerranée pour se rendre en Europe. Au Haut Commissariat pour les réfugiés, nous appelons à la solidarité avec ces Etats», déplore Céline Schmitt.
Et l’affirmation de Juppé est évidemment encore plus trompeuse quand on regarde le problème à l’échelle planétaire. Selon le rapport du HCR pour l’année 2014, plus de la moitié des 14,4 millions de réfugiés dans le monde se trouvaient en Asie. Aux crises syrienne et irakienne s’ajoute l’importante crise afghane, dont les 2,6 millions de ressortissants en exil sont principalement répartis entre le Pakistan et l’Iran, mais aussi les réfugiés musulmans Rohingyas persécutés au Myanmar et les Bangladais fuyant la misère en Asie du Sud-Est.
L’Afrique arrive deuxième, loin devant l’Europe, puisqu’elle accueille plus de 4 millions de réfugiés issus des conflits en Afrique centrale (République centrafricaine, république démocratique du Congo) et orientale (Somalie, Sud-Soudan, Erythrée) qui ont poussé les populations à rejoindre l’Ethiopie, le Kenya, le Tchad ou l’Ouganda. En 2015, la crise au Burundi devrait accentuer ce phénomène.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire