lundi 3 août 2015

Immigration: les esprits s’échauffent autour de Calais


Par Le Monde | 03.08.2015


Paris et Londres tentent de faire front commun face à la crise des migrants à Calais. Alors que les tensions politiques de chaque côté de la Manche sont vives, avec des centaines de clandestins qui tentent chaque nuit d’entrer dans l’Eurotunnel pour atteindre le Royaume-Uni, le ministre de l’intérieur, Bernard Cazeneuve, et son homologue britannique Theresa May, ont publié, dimanche 2 août, une tribune commune pour essayer de calmer les esprits. « Pour la France comme pour le Royaume-Uni, les choses sont claires : mettre fin à cette situation est une priorité absolue. Nos deux gouvernements sont déterminés à y parvenir, et à y parvenir ensemble », écrivent-ils dans Le Journal du Dimanche et le Sunday Telegraph.

Les deux ministres tentent de replacer dans son contexte global les tensions actuelles autour du tunnel sous la Manche. Il s’agit « d’une crise migratoire mondiale qui ne concerne pas seulement nos deux pays ». Pour eux, « il n’existe pas de solution simple », et celle-ci doit se trouver dans toute l’Europe, et pas seulement autour des 650 hectares du terrain d’Eurotunnel.


Mais cette tentative de calmer le jeu risque d’être noyée par les déclarations politiques de plus en plus virulentes dans les deux pays. Côté britannique, la dirigeante par intérim du Parti travailliste, Harriet Harman, a demandé à la France de verser des compensations financières aux routiers et aux vacanciers britanniques qui se sont retrouvés bloqués des heures, voire des jours, aux abords du tunnel. « Il faut employer toutes les pressions diplomatiques nécessaires », demande-t-elle au premier ministre britannique, David Cameron.
Depuis juin, l’opération « Stack », qui consiste, côté britannique, à fermer des tronçons d’autoroute près du tunnel pour y installer les camions en attente, a été mise en action 24 fois en quarante jours. Pour les commerces locaux dans le Kent, les conséquences économiques sont très négatives : faute d’autoroute pour se déplacer, de nombreux clients ne viennent plus les voir.

« Tactique » de David Cameron

Les tabloïds britanniques sont déchaînés. En ce début de mois d’août creux en actualité, ils n’hésitent pas à jeter de l’huile sur le feu. Avec une ligne d’attaque répétée : la France est inefficace pour arrêter les migrants. Le Daily Mail offre une pleine page à l’historien Andrew Roberts, qui titre : « Est-ce que les Français sont responsables du chaos à Calais ? Oui. Est-ce qu’on peut s’attendre à plus qu’un simple haussement d’épaules de leur part ? Non. » Selon lui, la « police française choisit simplement de regarder ailleurs alors que les migrants lancent chaque nuit leurs assauts ». Pour Nick Ferrari, éditorialiste influent du Sunday Express, un tabloïd très anti-immigration, la réaction des autorités françaises est « faible, terne et inefficace ». A voir les images des clandestins escaladant les grillages, il conclut que la police ne cherche pas vraiment à faire face.


Pourtant, David Cameron n’a pas une seule fois attaqué publiquement les autorités françaises sur ce terrain. Selon M. Ferrari, il s’agit d’une simple tactique de la part du premier ministre britannique, afin de se garder une marge de manœuvre dans le cadre de ses négociations avant le référendum sur l’Union européenne. « Il faudrait que nous ayons un peu moins peur du gouvernement français », lance pour sa part Nigel Farage, le chef de file du Parti pour l’indépendance du Royaume-Uni (UKIP, anti-européen, anti-immigration).

Face à ces attaques, les réactions fusent en France. Le député (Les Républicains) de l’Aisne, Xavier Bertrand, candidat de droite aux élections régionales dans le Nord - Pas-de-Calais - Picardie, y est allé de sa charge dans Le Journal du dimanche. Il menace de demander aux autorités françaises de laisser passer les migrants jusqu’au Royaume-Uni. Après tout, le contrôle des frontières pourrait logiquement revenir au Royaume-Uni, qui est le pays où souhaitent se rendre les migrants. « Je dis à nos amis anglais : notre exaspération est totale. Un bras de fer ne serait pas la meilleure solution, mais il faut qu’ils sachent ce que beaucoup de Français pensent : si on n’a pas su empêcher [les migrants] de venir [en Europe], eh bien, on va arrêter de les empêcher de partir [en Angleterre]. » Le premier adjoint au maire de Calais, Emmanuel Agius, adopte la même approche : « Si ça continue comme ça, avec autant de provocation outrancière, je crois qu’à un moment donné, nous aussi nous allons faire de la provocation, et nous allons dire : “laissons passer les migrants”, et M. Cameron va se débrouiller. Ils seront sur son territoire, sur le port de Douvres. »

Derrière ce match de petites phrases se trouve souvent une vision déformée de la réalité. Au Royaume-Uni, les images de désespérés essayant, soir après soir, de pénétrer dans le tunnel donnent l’impression que le pays est pris d’assaut par les immigrants du monde entier. Le système d’aides sociales soi-disant trop généreux est pointé du doigt.

Le tunnel sous la Manche forme un goulot d’étranglement où se retrouvent en masse de nombreux candidats au départ.
Cette idée ne résiste pas à l’étude des faits. Depuis le début de l’année, 230 000 migrants sont entrés dans l’espace Schengen. Seule une toute petite proportion se retrouve à Calais : il y a actuellement environ 3 000 personnes dans les camps autour de la ville. De même, le Royaume-Uni reçoit deux fois moins de demandes d’asile que la France et six fois moins que l’Allemagne, preuve que le pays n’est pas une destination particulièrement prisée. Simplement, pour des raisons géographiques évidentes, le tunnel sous la Manche forme un goulot d’étranglement où se retrouvent en masse de nombreux candidats au départ.

Ces derniers mois, la situation a cependant empiré à Calais. Les tentatives pour entrer dans l’enceinte d’Eurotunnel se comptent souvent par milliers chaque nuit, même si le nombre a baissé à quelques centaines ce week-end. En partie, il s’agit d’une conséquence logique de la crise migratoire européenne : avec la guerre civile en Syrie et le chaos libyen, le nombre de candidats au départ a augmenté. En dix ans, les demandes d’asile dans l’Union européenne ont triplé. En partie, il s’agit d’une conséquence de l’installation récente de nouvelles barrières au port de Calais, plus difficiles à pénétrer. Beaucoup d’immigrés se sont reportés sur le tunnel, malgré les graves dangers. Une dizaine d’entre eux ont trouvé la mort ces deux derniers mois.

Mesures sécuritaires

Face à cette réalité, la France et le Royaume-Uni ont annoncé des mesures sécuritaires supplémentaires. Les deux pays vont débourser 10 millions d’euros pour accroître la sécurité le long des voies du tunnel sous la Manche, qui s’ajoutent aux 15 millions d’euros que le Royaume-Uni s’était engagé à payer en septembre 2014. Cent vingt policiers et gendarmes supplémentaires sont sur place depuis quelques jours, portant le total à 550, tandis que de nouvelles clôtures de sécurité doivent être installées « d’ici à la fin de la semaine prochaine ». Des chiens de garde et des caméras de surveillance supplémentaires sont également prévus.

Au Royaume-Uni, M. Cameron veut durcir les conditions d’accueil des demandeurs d’asile, en réduisant leurs aides sociales. Il entend aussi s’attaquer aux propriétaires qui logent des clandestins, en renforçant les sanctions jusqu’à cinq ans de prison.

 Des deux côtés de la Manche cependant, la réaction des autorités a un point commun : elle se concentre sur le sécuritaire et la meilleure façon de bloquer les migrants, qui fuient souvent des guerres et des conflits ravageurs. Cette absence d’empathie a fait sortir de ses gonds l’Eglise d’Angleterre, qui a choisi d’entrer dans le débat politique. « Nous sommes en train de devenir un monde de plus en plus dur, et nous devenons durs les uns avec les autres, au point que nous oublions notre humanité, estime l’évêque de Douvres, Trevor Willmott. Nous devons redécouvrir ce que c’est que c’est que d’être humain, et que tous les hommes comptent. »


  Eric Albert (Londres, correspondance)
Journaliste au Monde


Migrants : comment voir le bout du tunnel

Sylvain MOUILLARD Libération 3 août 2015


DÉCRYPTAGE

Passage au crible des solutions pour sortir de la crise des demandeurs d’asile, dont la «jungle» de Calais est la partie émergée.

Ils ne sont que quelques milliers à vivre dans ce bidonville de bois et de plastique, après avoir fui les conflits qui minent leurs pays (Syrie, Soudan, Erythrée). Tous les soirs, les quelque 3 000 habitants de la «jungle» de Calais tentent de traverser le tunnel sous la Manche pour rejoindre le Royaume-Uni, où ils imaginent trouver un avenir meilleur.  Onze d’entre eux ont péri depuis début juin.
 Face au problème, les responsables politiques semblent au mieux démunis, au pire dans l’outrance. De l’autre côté du Channel, l’extrême droite, chauffée à blanc par une presse tabloïd qui compare cette «invasion» migratoire à celle de Hitler en 1940, propose ainsi d’envoyer l’armée britannique à Calais. David Cameron, le Premier ministre conservateur, ne raisonne qu’en termes de sécurisation du tunnel. Côté français, on n’est pas en reste. L’ex-ministre du Travail Xavier Bertrand (LR) fustige l’inaction britannique et émet l’idée de «laisser partir les migrants» au Royaume-Uni, avant d’évoquer un «blocus maritime tout près des côtes libyennes». Henri Guaino, député LR dans les Yvelines, demande aux Britanniques de «prendre leur part du fardeau», alors que François Hollande résume : «Nous sommes devant la situation de réfugiés en grand nombre, dont nous devons tout faire pour qu’ils évitent de venir jusqu’à nous, tout en les traitant dignement.» Un numéro d’équilibriste qui illustre parfaitement l’absence de réflexion autour d’une politique migratoire commune. Pourtant, des solutions existent. Elles proviennent d’associations, mais aussi d’organismes publics, et dressent les pistes pour tenter de répondre, au-delà des effets d’annonce et des larmes de crocodile, à cette crise humaine.

Les migrants de Calais en novembre et décembre

Les solutions possibles

Dénoncer les accords franco-britanniques

Signé en 2003, quelques mois après la fermeture du centre de Sangatte, le traité du Touquet prévoit des contrôles communs menés par les autorités françaises et britanniques dans les ports maritimes des deux pays. Censé juguler l’immigration clandestine vers la Grande-Bretagne, ce texte est accusé d’avoir alimenté la crise à Calais. Début juillet, la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) recommandait même de dénoncer ces accords bilatéraux qui ont conduit «à faire de la France le "bras policier" de la politique migratoire britannique». La CNCDH estime que cela «aboutit en pratique à interdire aux migrants de quitter [l’Hexagone]» et constitue une «atteinte à la substance même du droit d’asile». Pour Pierre Henry, directeur général de France Terre d’asile, «l’idéal» serait sûrement de «faire annuler l’accord du Touquet» : «La situation à Calais est le résultat d’un impensé européen, de l’égoïsme britannique et de l’abandon de la souveraineté française.»

Ouvrir un corridor humanitaire
vers l’Angleterre

Mais dénoncer cet accord prendrait du temps. «A défaut», Pierre Henry suggère donc d’ouvrir à Calais un «bureau d’asile commun» à la France et au Royaume-Uni. «Les Britanniques sont signataires de la convention de Genève [qui prévoit la protection pour les victimes de persécutions, ndlr], détaille-t-il. A eux de prendre leur part des migrants et de respecter leurs engagements.» L’idée est partagée par Christian Salomé, président de l’Auberge des migrants, une association qui intervient dans la «jungle» : «Il faut un corridor humanitaire pour les gens qui viennent de pays en guerre et qui ont de la famille ou des amis là-bas. Le but, c’est d’effectuer un traitement rapide des dossiers pour que les gens ne restent pas deux ans dans de telles conditions.»

Améliorer l’existant à Calais

La proposition ne fait pas consensus : faut-il rouvrir à Calais un centre d’accueil permanent pour les migrants, offrant gîte et couvert ? Treize ans après le démantèlement de Sangatte, la peur de «l’appel d’air» est toujours là. Un rapport remis un juin à Bernard Cazeneuve tranchait : «L’accès à un toit, même très sommaire, est un point fondamental», mais il ne saurait être un «préalable». Pierre Henry ne partage pas ces conclusions : «La "jungle" est un sous-camp. Il faut mettre en place une structure aux normes internationales.»

Fluidifier l’asile

Yasire a 22 ans. Soudanais du Darfour, il a demandé l’asile en France il y a trois mois. Pourtant, l’homme, qui vit dans la «jungle», essaie tous les soirs de rejoindre le Royaume-Uni. Il sait que l’examen de son dossier risque de traîner et qu’en attendant une réponse définitive, ce qui peut prendre deux ans, il devra peut-être dormir dehors. En Angleterre, imagine-t-il, «ça a l’air plus facile, on a un toit immédiatement». Ce raisonnement, ils sont nombreux à l’avoir. Le directeur de l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra), Pascal Brice, le reconnaît : il faut instituer une «culture de l’asile» dans le Pas-de-Calais. Autrement dit, faciliter les démarches en préfecture pour les migrants et traiter plus rapidement leurs dossiers. C’est un des objectifs de la nouvelle loi asile votée début juillet à l’Assemblée nationale. Elle vise à réduire le délai d’instruction maximal à neuf mois. Car si les points de tension se multiplient partout en Europe, c’est aussi parce que les Etats membres ne se sont pas encore adaptés à la nouvelle donne migratoire. Les procédures, touffues et loin d’être harmonisées, contribuent aussi à la création de points de fixation des étrangers et, par conséquent, à des situations humanitaires difficiles à gérer. L’affaire n’est pourtant pas insurmontable : les migrants arrivés illégalement dans l’UE en 2014 ne représentaient que 0,05 % de sa population.

Les solutions audacieuses

Organiser un véritable accueil
commun en Europe

C’est un premier pas, timide, vers ce qui pourrait constituer une politique migratoire européenne commune ne se résumant pas uniquement à dresser des murs de plus en plus élevés aux portes de l’Union, et dont le coût, selon le collectif Migrants Files, a représenté 13 milliards d’euros depuis 2000.
Après plusieurs semaines de négociations acharnées, le 20 juillet, les 28 membres de l’Union européenne se sont mis d’accord sur un mécanisme de «relocalisation» et de «réinstallation» des migrants. Objectif : soulager l’Italie et la Grèce qui, du fait de leur situation géographique, sont les principales portes d’accès maritimes pour les exilés. Et qui, selon le règlement de Dublin, sont obligés, en tant que pays de «première entrée», d’examiner en priorité les demandes d’asile. Une situation ingérable pour eux. Les dirigeants européens ont donc décidé d’ouvrir 32 256 places au titre de la relocalisation. Parmi elles, 12 000 seront fournies par l’Allemagne et 9 000 par la France. Ces pays, volontaires pour l’opération, s’engagent à étudier un certain nombre de dossiers de demande d’asile qui devaient en théorie échoir à la Grèce ou l’Italie. L’effort reste toutefois minime. De nombreux Etats, comme l’Autriche, la Hongrie ou encore l’Espagne, ont offert peu, voire aucune place.

Avant même la signature du compromis, le président de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker, se montrait dépité : «Vu l’ampleur du phénomène, donner une perspective de vie à 60 000 personnes [un chiffre qui n’a même pas été atteint, ndlr] est un effort modeste. Cela prouve que l’Europe n’est pas à la hauteur des principes qu’elle déclame.»

Favoriser l’immigration légale
en vendant des visas

L’idée est toute simple : plutôt que de voir des milliers de personnes dépenser des fortunes pour tenter de rejoindre l’Europe, qui elle-même se barricade, pourquoi ne pas ouvrir des voies d’immigration légale, sous la forme de visas payants. C’est ce que propose Emmanuelle Auriol, chercheuse à l’Ecole d’économie de Toulouse : «Plusieurs pays ont déjà mis en place ce genre de système, à l’image d’Israël ou de la Jordanie. Ils accordent des permis de travail temporaires sur des emplois peu qualifiés. Et passent par des agences de placement dans les pays d’origine des migrants, où on leur fournit des billets d’avion. Pour la France, on pourrait imaginer le même dispositif dans les pays d’Afrique francophone.» L’étude préconise en parallèle d’accentuer la répression contre les réseaux de passeurs et les entreprises qui ont recours au travail au noir.

Les solutions délirantes

Envoyer l’armée

Nigel Farage, le leader de la formation d’extrême droite Ukip (12,8 % des voix aux dernières élections générales au Royaume-Uni), suggère d’envoyer les soldats britanniques pour sécuriser le site d’Eurotunnel. Outre qu’ils ne sont pas formés pour le maintien de l’ordre, cette démarche constituerait une perte de souveraineté impensable pour la France.

Renvoyer les migrants chez eux

«Des frontières et des charters : la solution pour Calais et le reste.» Voici, d’un tweet signé Florian Philippot, la position du Front national pour régler la crise migratoire. Inepte : aucune démocratie ne s’est encore hasardée à expulser un Syrien vers Damas. Quant aux Afghans, Soudanais ou Erythréens, les tribunaux administratifs cassent souvent les rares demandes d’expulsion à leur encontre. Soit parce que les pays d’origine ne délivrent pas de laisser-passer, soit parce que la situation sécuritaire y est jugée trop dangereuse.

Par sylvain Mouillard, Libération, 04 août 2015

 

Claire Rodier: «L’UE en est restée aux analyses et aux méthodes des années 90»

Lilian ALEMAGNA 3 août 2015
 
 
INTERVIEW

Pour cette juriste, membre du Gisti, l’Europe et la France ne font preuve d’«aucune imagination» en misant sur une doctrine uniquement répressive.

Membre du Groupe d’information et de soutien des immigrés (Gisti) et cofondatrice du réseau Migreurop, Claire Rodier critique le manque de réalisme des pays européens sur la question migratoire.

Quel regard portez-vous sur l’action politique concernant la question migratoire?
Si l’on prend un peu de recul sur les dix dernières années, on ne peut que constater une répétition constante : augmentation des moyens financiers, lutte contre l’immigration clandestine et les réseaux de passeurs, sécurisation des frontières, plus grande collaboration avec les pays d’origine… Force est de constater que ces mesures sont inefficaces. Les pays européens n’ont absolument aucune imagination, aucune idée nouvelle. (photo DR)
Comment expliquez-vous cette répétition et cette absence de solutions nouvelles ?
Sur les quinze dernières années, il n’y a eu, de la part des gouvernements, aucun effort, aucune prise en compte de l’évolution du phénomène migratoire (changement de nationalités, de motifs de départ…). Les pays de l’UE en sont restés aux analyses et aux méthodes qui valaient dans les années 90. A l’époque, face à une immigration essentiellement économique, il s’agissait de donner l’impression aux opinions publiques que l’on contrôlait qui pouvait ou non entrer et rester sur le territoire. Cette doctrine répressive reste celle des gouvernements européens actuels. Or la situation de 2015 est différente. Des conflits ont éclaté et se déroulent aux portes de l’Union européenne. Un très gros pourcentage de ceux qui tentent de traverser la Méditerranée et qu’on retrouve ensuite à Calais ne sont pas - principalement - des migrants économiques, mais des personnes qui ont besoin de protection et qui, au regard de la législation internationale, ont droit à un accueil. Nos gouvernements restent accrochés à leur vieille doctrine, car ils sont dans l’incapacité totale de faire face à cette nouvelle réalité. Oui, il serait normal d’accueillir des Syriens qui fuient un pays en guerre comme des populations, à d’autres moments de l’histoire, ont été accueillies par d’autres pays. Mais au lieu de ça, la France, comme d’autres pays, reste braquée sur l’illusion qu’on peut contrôler ses frontières.
N’est-ce pas aussi par peur de la montée de l’extrême droite dans beaucoup de pays européens ?
On peut aussi penser que la montée de l’extrême droite sur notre continent est due à ces discours anti-immigration tenus par des femmes et hommes politiques censés se montrer responsables et capables de dégonfler les fantasmes… Alimenter le rejet, la peur de l’immigré sur fond de crise économique et sociale, c’est aussi un très bon ferment pour l’extrême droite. Ce discours d’hostilité dure depuis quinze-vingt ans, et l’extrême droite ne cesse de monter. Historiquement, l’UE a construit sa politique migratoire sur trois principes : intégration, lutte contre l’immigration clandestine et accueil des réfugiés. Or que constate-t-on ? Que l’essentiel des moyens ont été mis sur la lutte contre l’immigration clandestine et non sur l’intégration ou l’accueil des réfugiés.
Quelles solutions la France pourrait-elle, selon vous, porter ?
A court terme, elle pourrait dénoncer le règlement de Dublin [texte européen qui oblige le pays dans lequel un migrant est entré en premier à examiner la demande d’asile, ndlr], extrêmement nocif pour les demandeurs d’asile et qui porte préjudice aux pays situés aux frontières de l’UE. Un demandeur d’asile devrait pouvoir choisir librement le pays dans lequel il a envie - ou des raisons - de rester. Le Royaume-Uni ne pourrait renvoyer les migrants vers la France, et la France vers l’Italie ou la Grèce. Quant à la situation à Calais, 3 000 personnes, c’est peut-être beaucoup pour une ville, mais une goutte d’eau à l’échelle de notre pays. La France a des capacités d’accueil. C’est une question de volonté politique. Aujourd’hui, en Europe, chacun est obsédé par sa propre opinion publique. La Commission européenne a bien tenté d’imposer des règles contraignantes. Sans résultats. Si nous ne mettons pas à plat cette question migratoire, elle deviendra, à terme, un vrai problème pour la cohésion européenne.

Recueilli par Lilian Alemagna, Libération, 04 août 2015
 Des noms derrière les migrants morts à Calais
Haydée SABÉRAN Correspondante à Lille 29 juillet 2015

Depuis le 1er juin, au moins 11 personnes ont trouvé la mort sur la route vers le Royaume-Uni. «Libération» tente de donner un nom et un visage à ces disparus.

Des migrants meurent à Calais. On retrouve leur corps sur le bord de l’autoroute, fauché par une voiture, percuté par un train, électrocuté à l’entrée du tunnel sous la Manche ou encore noyé dans les bassins de rétention d’Eurotunnel. D’autres ont les jambes brisées sous les roues des camions. Des amputés, des grands brûlés survivent. Ils tentent de rallier l’Angleterre, mais l’Europe de Schengen a fait de la frontière de Calais une zone de plus en plus étanche.

 Ils et elles s’appellent Zebiba, Ganet, Getnet, Mohammad. Ils sont Syriens, Soudanais, Erythréens, Afghans. Samir, qui n'a vécu qu'une heure est enterré au cimetière de Calais. Certains sont sans identité connue. Libération tente de donner un nom et un visage à ces morts de l’été.

 Cliquez sur les silhouettes pour en savoir plus.

Ceux qui n’ont pas d’argent pour payer les passeurs – entre 1 500 et 6 000 euros la traversée, selon qu’elle est ou non «garantie», en camion par le port ou le tunnel –, ceux-là tentent leur chance par petits groupes. A l’assaut des trains, ils risquent leur vie. Les barrières et les barbelés qui barricadent de plus en plus les accès au port les incitent à prendre de plus en plus de risques. La nuit, ils trouvent des raccourcis pour traverser l’autoroute, sautent sur les trains qui démarrent au tunnel. Eurotunnel a distribué des tracts et placardé des affiches en neuf langues pour expliquer que le site est «dangereux». En vain. Le 25 juillet, la préfète du Pas-de-Calais, Fabienne Buccio, a annoncé toujours plus de barrières.
 
 
 

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