Par Pierre Fezeu
Le blog de Pierre Fezeu, Mediapart, 24 septembre 2015
Un nouveau régime de vérités dans la vie
politique contemporaine prend en ce moment-même corps sous nos yeux, le
champ dans lequel apparaît cette nouvelle organisation du discours
politique est la crise des « migrants » dont Angela Merkel nous indique
brusquement et contre toute attente aujourd’hui que cette crise occupera
les Européens «bien plus que la Grèce et la stabilité de l'euro».
Sur la scène médiatique européenne, deux camps s’affrontent dans une
fallacieuse et lassante dialectique: le camp de ceux qui refusent
d’accueillir « toute la misère du monde » et le camp de la « main
tendue », l’habituelle comédie d’arrière-garde de la Droite contre la
Gauche. Survient alors la photo du corps d'Aylan Kurdi, un petit Syrien
de trois ans retrouvé mort noyé sur une plage turque. Cette image
suscite émotions et passions dans toute l’Europe, elle deviendra
certainement dans l’avenir une véritable icône. Une soixantaine de
personnalités publiques françaises, dont le philosophe Michel Onfray,
s’engagent dans l’appel lancé par le chanteur Marc Lavoine et Médecins
Sans Frontières pour venir en aide aux migrants. Une semaine après la
publication de la photo s’opère un retournement complet et inattendu de
l’opinion. La France est désormais majoritairement favorable à l’accueil
des migrants (à 53% selon l’institut de sondage Elabe). Marc Lavoine
s’explique ainsi sur BFMTV le 08 septembre 2015 : « Mon rôle, c'est de
faire entrer les gens pour qu'on vive ensemble. L'exclusion, la
discrimination, c'est quelque chose qui m'est insupportable. Les
décisions politiques, c'est un métier. Moi, mon métier, c'est écrire des
chansons, raconter des histoires. Et ce que j'essaie de dire, c'est que
MSF est un principe d'action qui raconte une histoire, cette histoire,
c'est la nôtre, elle me concerne, et quand je suis auprès des gens qui
aident les autres, j'ai l'impression de faire partie d'un tout ».
Il est en effet certain qu’on est bien là en train de nous proposer
des chansons et de nous raconter des histoires. Et puis ces deux phrases
profondes de vérités sur lesquelles nous ne reviendrons pas : « cette
histoire c’est la nôtre » et « j’ai l’impression de faire partie d’un
tout ».
La question qui nous est en effet posée par les « migrants » n’est
bien évidemment pas celle de la pitié, de la compassion, de la
générosité ou de « l’humanisme ». Cet appel à l’humanisme, nous le
connaissons trop bien. Si nous vivions tous ensemble ! Si nous nous
aimions tous ! « C’est la Jérusalem céleste qu’il vient nous annoncer »
comme dirait Lacan[1].
Tout ce déchaînement de bons sentiments ne répond qu’à l’urgence de
masquer le réel de la situation qui se présente à nous. Le pathos qui
dégouline des médias impose de se dispenser de toute réflexion sur les
causes profondes et les différentes lignes de forces qui se croisent
pour en arriver au résultat d’un Aylan Kurdi. La puissance
d’anticipation du même Jacques Lacan est ici admirable : « Comment
espérer que se poursuive cette humanitairerie de commande qui, il faut
bien le dire, ne nous a servi qu’à habiller nos exactions »[2].
Le problème central et absolument inaudible sur la place publique est
bien tout autre, c’est celui de l’extraordinaire concentration du
capital avec son pendant : l’épuisement des ressources naturelles. Les
chiffres sont pourtant connus.
Oxfam International a publié en 2015 une étude nommée « Insatiable richesse » qui démontre que :
- la part du patrimoine mondial détenu par les 1 % les plus
riches est passée de 44 % en 2009 à 48 % en 2014, et dépassera les 50 %
en 2016.
- En 2014, les membres de cette élite internationale possédaient en moyenne 2,7 millions de dollars par adulte.
- Le reste du cinquième le plus riche de la population possède
46% du patrimoine mondial alors que les autres 80 % de la population
mondiale ne se partagent que les 5,5 % restant
- les 85 personnes les plus riches possédaient autant que la
moitié la plus pauvre de la population mondiale. Elles sont aujourd’hui
80 à posséder autant que 3,5 milliards de personnes, ce qui représente
une spectaculaire accélération de la concentration de la richesse, si
l’on considère que ce chiffre s’élevait à 388 en 2010. En termes
nominaux, le patrimoine des 80 personnes les plus riches du monde a
doublé entre 2009 et 2014.
Pour ce qui touche les USA, pays de la liberté :
- 1 % des américains captent 20 % de l'ensemble des revenus annuels US
- 10 % en captent 50 %
- 90 % des travailleurs américains se partagent seulement 50 % des revenus totaux du pays
Et en concentration non pas des revenus mais des richesses:
- 1 % possèdent 35 % du patrimoine américain
- 10 % se partagent 70 %
- les 90 % restant de la population se partagent quant à eux uniquement 30 % du patrimoine national.
Ces quelques chiffres nous ordonnent de reconnaitre la force
prophétique de Marx. Ce n’est finalement qu’aujourd’hui que nous
comprenons pleinement ce que signifient la concentration du capital, la
division du travail, le travail salarié, le travail aliéné, le travail
abstrait, la fétichisation de la marchandise, la subordination aux
moyens de production etc. Nous savons également par Marx que l’extrême
concentration du Capital est aussi le signe de son vieillissement. Elle
annonce très probablement la fin d’une époque.
Il est vraisemblable qu’aucune société traditionnelle, de toute
l’histoire de l’humanité, aussi barbare fut-elle, n’ait connu une aussi
extraordinaire concentration des richesses avec de tels écarts et
inégalités. Cependant, la planète toute entière continue à promouvoir la
croissance de la manière la plus inconséquente. Les pays Occidentaux
espèrent maintenir un taux de croissance positif tandis que la majeure
partie des pays du Tiers-monde aspirent à l’ « Emergence ». Il est
illogique, irrationnel, voire complètement fou, d’espérer une croissance
infinie dans un environnement fini. La croissance est devenue le
maître-mot, la croyance, une religion avec ses prêtres. En fait elle
n’est pas plus qu’un fétiche.
La conséquence logique d’une croissance envisagée comme éternelle est
l’épuisement des ressources naturelles. Deux facteurs aggravants s’y
ajoutent : l’explosion démographique d’un côté, et de l’autre, avec la
mondialisation du Capital, l’apparition de nouveaux poids lourds tels
que le BRIC. Les effets sur l’environnement s’avèrent catastrophiques.
Au point où, si nous en restions au niveau de consommation actuel,
l’épuisement de certaines ressources naturelles adviendrait ce siècle :
épuisement de l’argent métal en 2021, du cuivre en 2039, de l’Uranium en
2040, du pétrole en 2050, du gaz naturel et du fer en 2072[3].
Par conséquent plus nous avancerons dans le temps, plus ces ressources
naturelles se raréfieront et plus l’angoisse du manque augmentera et les
guerres préfabriquées se multiplieront.
Nous imaginons tous par exemple le drame que pourrait constituer une
journée sans uranium et sans pétrole dans un pays occidental,
c’est-à-dire sans électricité, sans transport etc. La population n’est
absolument pas préparée à de telles restrictions et est loin de pouvoir
les supporter. En Afrique-Subsaharienne, nous arrivons encore à passer
parfois une semaine sans électricité sans que cela ne soit une tragédie,
ce qui ne signifie pas qu’il n’y a pas déjà accoutumance. Le rapport
aux ressources naturelles telles que le pétrole ou l’uranium est
aujourd’hui absolument identifiable au rapport entre le junkie et le
stupéfiant dont il dépend. Il est devenu inenvisageable de s’en passer.
Il s’agit là d’une réelle dépendance collective, d’une addiction
généralisée, d’une toxicomanie mondialisée. Bien sûr, tout comme le
junkie, on pense « contrôler » (l’économie verte, les banques vertes, la
voiture électrique, le tri sélectif etc.).
Comprenons bien que la grande criminalité a toujours été
intrinsèquement liée à la drogue et aux narcotiques. Ne soyons ainsi pas
surpris ou étonnés par le braquage récent de la Libye dont nous ne
sommes toujours pas au bout des conséquences, particulièrement dans
notre région. Ne soyons pas non plus surpris par le problème Syrien et
certainement bientôt par ce qui adviendra en Algérie. L’angoisse du
manque s’intensifiera toujours et se traduira inévitablement par une
pression armée de plus en plus prononcée dans les régions au sous-sol
intéressant. Cette pression, nous la subissons aujourd’hui chez nous
avec Boko Haram.
Un tournant décisif a été engagé en Europe avec le traitement de la
question des « migrants ». Une nouvelle organisation des mots et des
espaces a commencé à se déployer. Michel Foucault nous a enseigné qu’un
seul petit changement de vocabulaire pouvait indiquer le passage d’un
régime de vérité ou d’un ordre du discours à un autre. Nous savons
également par Michel Foucault que ces mutations langagières ont toujours
accompagné des réaménagements du rapport de domination. Le passage de
« l’étranger » à « l’immigré », ensuite au « sans-papier » a
effectivement correspondu à chaque fois non seulement à des régimes de
vérités bien précis mais également à des changements du traitement de la
question de l’autre liés à des stratégies de domination à chaque fois
différentes. C’est pourquoi aujourd’hui nous devons absolument rester
très attentifs et vigilants à la manière avec laquelle, avec
l’apparition du « migrant », va se mettre en place, s’agencer, se
structurer et se nouer un régime de vérités avec ses impératifs, ses
inclusions et ses exclusions, à la façon dont une nouvelle politique de
domination cherchera à s’organiser. Il y a bien, dans le changement de
discours radical que nous constatons quelque chose qui dépasse par
exemple l’intérêt immédiat et terre-à terre de l’Allemagne d’importer de
la main d’œuvre dont elle manque. C’est bien plus que cela. Il y a dans
ce que nous entendons quelque chose qui excède et déborde le discours
connu. Nous sentons bien que nous vivons une sorte de passage d’un
registre de vérités à un autre, un réaménagement tactique du rapport de
domination auquel nous devrons porter toute notre réflexion.
Cette humanitairerie de commande est un leurre, un faux semblant. Comme Alain Badiou[4],
nous soupçonnons même les auteurs de toute cette générosité de « jouir
en silence ». Le problème des migrants n’est pas une affaire de
générosité ou de compassion, et encore moins une affaire de fermeté ou
de protection des frontières. C’est une affaire de désintoxication, une
affaire de discipline et de travail sur soi. On ne peut pas de manière
sincère et assumée se lamenter sur le sort et le destin d’Aylan Kurdi et
continuer dans la vie quotidienne à n’envisager de renoncer à aucune de
ses addictions, à aucun de ses privilèges, donc continuer à perpétuer
la relation de pouvoir actuelle. Il y a là une duplicité intenable. Il
est impossible de tendre la main au migrant pendant qu’on souhaite un
point de croissance supposé résorber le chômage. Il est absolument
contradictoire de revendiquer des valeurs d’humanisme et admettre que
Nicolas Sarkozy et Bernard Henri Levy continuent en toute impunité à
proférer des leçons de morale. Cette schizophrénie, ce double discours,
cette méconnaissance de soi de l’Occident, cette irresponsabilité de
junkie constitue indéniablement le plus grand péril qu’ait connu
l’humanité.
Pierre FEZEU / Yaoundé 11/09/2015
Source: Mediapart.fr
[1] Conférence à Louvain le 13 octobre 1972.
[2] Jacques Lacan, Télévision. 1973
[3] Sources : Consoglobe ; http://www.consoglobe.com/epuisement-des-ressources-naturelles-et-demographie-cg#aPUYhfWWa56Fckzk.99
[4] Alain Badiou, L’Ethique.
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