Invité Afrique, Radio France Internationale (RFI)
Albert-Roland Djomeni, migrant camerounais, raconte son odyssée
Par Christophe Boisbouvier
Diffusion: lundi 4 janvier 2016
« On en parle peu... » Des dizaines de milliers de migrants subsahariens qui veulent aller en Europe restent bloqués de nombreuses années en Algérie. Le Camerounais Albert-Roland Djomeni est l'un d'eux. Pendant huit ans, de 2007 à 2015, il a circulé à la recherche de petits boulots entre Tamanrasset, Alger et Oran. Aujourd'hui, grâce à l'association catholique Caritas, il vit à Rome, en Italie. Son calvaire, et surtout celui des femmes obligées de se prostituer... En ligne de Rome, ce migrant camerounais témoigne au micro de Christophe Boisbouvier.
RFI : Est-ce qu’il y a beaucoup de migrants subsahariens aujourd’hui en Algérie ?
Albert Roland Djomeni: Oui, il y en a énormément. Il y en a partout.
Dans les grandes villes?
Dans le grand sud, il y a une bonne dizaine de milliers et après vous avez des grandes villes telles qu’Oran, Alger, où vous trouvez beaucoup de migrants qui y vivent depuis cinq ans, six ans. La moyenne c’est trois ans, quatre ans.
Ce sont des migrants qui ont pris les routes du désert. Pourquoi vont-ils en Algérie, pourquoi n’essaient-ils pas de passer en Europe?
Je prends mon exemple, parce que j’ai vécu en Algérie une dizaine d’années. L’idée de départ c’est d’aller en Europe, mais les barrières au Maroc, toutes les barrières font que les migrants se retrouvent obligés de vivre, soit au Maroc dans des conditions déplorables ou alors de rester en Algérie. On vit facilement en Algérie comme si on était en Europe parce qu’ils travaillent et en dépit de toutes les questions de discrimination et de racisme qui peuvent surgir. Il y en a beaucoup qui vivent depuis des dizaines d’années.
Vous étiez étudiant à Yaoundé. Vous avez un diplôme de Sciences économie et de gestion et pourtant en 2007 vous avez décidé de quitter le Cameroun.
Je suis parti pour les mêmes raisons que beaucoup de jeunes Camerounais. Il n’y a pas d’alternative, il n’y a pas de débouché pour moi, il n’y a pas la possibilité de travailler. Du coup, je suis parti dans l’idée de rejoindre l’Europe et j’ai pris les routes du désert en septembre 2007 et jusqu’aux côtes marocaines où j’ai même payé mon ticket de voyage. Mais je n’ai pas eu le courage de prendre la barque, de faire le voyage avec la barque en bois. Donc, je suis descendu et je suis revenu jusqu’à Oran.
Et pourquoi avez-vous décidé de descendre de cette barque?
Voir une barque, un bateau en bois qui transportait une soixantaine de personnes, tous assises les uns sur les autres avec des boîtes en main pour vider l’eau au cas où il y aurait un trou qui ferait entrer de l’eau, pour moi c’était suicidaire et je n’étais pas à l’époque assez suicidaire pour faire ce choix-là. Après quand vous regardez l’état du bateau qui a été rebouché avec des petits bouts de goudron, je n’ai pas senti le coup et j’ai changé d’avis, je suis descendu.
Et les passagers qui étaient dans ce bateau, vous savez ce qui leur est arrivé ensuite ?
Quelques jours après, il y a eu des corps qui sont revenus. Je ne pense pas qu’il y a eu des personnes qui ont survécu à ce voyage-là, je n’étais pas assez suicidaire pour le faire.
Donc après cet échec au Maroc, vous revenez en Algérie et là vous commencez à travailler. C’est ça?
Je reviens en Algérie, je travaille dans les travaux de carrelage et de peinture et c’est fin 2011 que je m’engage avec Médecins du Monde et la Caritas locale.
À partir de 2011 vous travaillez avec deux ONG sur place en Algérie : Médecins du Monde et Caritas Algérie. Et en 2015, vous passez en Italie. C’est ça?
C’est ça, oui.
Alors ce qu’on ne sait peut-être pas aussi, c’est que parmi ces quelques dizaines de milliers de migrants subsahariens en Algérie il y a beaucoup de femmes.
Oui. Aujourd’hui, en Algérie sur dix migrants, vous avez facilement quatre sur dix qui sont des femmes. Et sur les quatre vous avez trois qui sont soit enceinte, soit ont un enfant en bas âge. Il y a beaucoup de prostitution. Beaucoup ce sont des femmes qui se font embrigader ou entraîner par une amie ou une connaissance qui va profiter d’elle, la faire travailler comme une femme dans un maquis. Et elle va se prostituer, elle va faire un enfant, elle va se marier... Bref, on a vu ce truc prendre une telle ampleur aujourd’hui en Algérie qu’il y en a partout, que ce soit dans le sud ou que ce soit dans le nord de l’Algérie. Il y a des femmes partout.
Qui sont recrutées en fait par des proxénètes alors?
Oui, qui sont entraînées par des proxénètes. Pendant mon travail à Caritas d’Oran on a eu avec un super travail qu’on a fait auprès de certaines femmes qu’on a accompagnées en retour, parce qu’elles avaient été surprises de ce qu’elles vivaient, qui était l’opposé de tout ce qu’on leur avait dit ou promis et le fait de se vendre pour que quelqu’un d’autre profite du travail de prostitution qu’elles faisaient. Il y en a quelques-unes qui ont accepté de faire des témoignages. Il y en a une en particulier qui avait un témoignage tellement violent, tellement fort. Elle disait des choses qui ne sont associables qu’à la traite d’être humain. Et ce qui était plus difficile encore pour nous, c’était de savoir que c’était des migrants qui étaient moteurs de ça, et bien sûr, avec la complicité d’Algériens.
C’est-à-dire que les proxénètes étaient eux-mêmes des migrants subsahariens qui travaillaient avec la complicité d’Algériens?
Oui, c’est ça. Exactement ça.
Est-ce que vous avez souffert du racisme pendant les huit ans où vous avez vécu en Algérie?
Personnellement j’ai connu beaucoup de racisme en Algérie. Et parfois même des agressions. Des mots, c’est tous les jours. Des actes, par mes propriétaires chez qui je louais, par des gens avec qui je travaillais.
Et pendant ces huit ans en Algérie, vous n’avez jamais pensé revenir au Cameroun?
Si. Quand on est abaissé, quand on est piétiné, quand on voit le regard méprisant, on ne peut avoir envie que de rentrer où on peut vivre dans la chaleur, dans l’amour. Mais après, rentrer comme j’étais parti, c’est une autre prison.
Si vous étiez rentré au Cameroun vous auriez eu honte?
Évidemment, c’est une défaite. Nous, migrants, je pense que c’est la chose qui nous hante : rentrer au pays sans avoir aidé la famille, c’est impensable ! Tu ne vas pas revenir, demander à ton frère cadet de se lever de ton lit que tu avais laissé il y a dix ans pour que tu récupères ton lit parce que tu n’as pas de maison et tu n’as rien fait. C’est inenvisageable.
Radio France Internationale, RFI
Les invisibles d’Algérie, naufragés sur la route de l’Europe
Le Monde
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Par Charlotte Bozonnet (Oran, envoyée spéciale)
On a mis des tapis au sol et de grands rideaux dorés qui coupent la
pièce en deux et isolent le coin nuit. Une balancelle en plastique pour
les enfants, coincée à côté d’une petite table de cuisine. Tout pour
faire oublier qu’on est ici dans un garage. Il commence d’ailleurs à y
faire froid en cette fin novembre. Assis dans un fauteuil, John (les
prénoms ont été modifiés) promet de trouver une solution avant que la
température ne chute trop. Il invite aussi le visiteur à ne pas parler
trop fort. Seul un store en bois sépare la pièce de la rue.
A « Coca », quartier populaire de la périphérie d’Oran, deuxième
ville d’Algérie, mieux vaut ne pas se faire remarquer, surtout quand on
est noir et sans papiers. John, père de famille d’une trentaine
d’années, arrivé du Liberia en 2010, vit ici avec sa femme, Gloria, et
leurs deux petits enfants, de 4 et 2 ans, tous les deux nés en Algérie.
Entre 2008 et 2010, John avait franchi à cinq reprises la frontière
algérienne, mais il avait été à chaque fois refoulé. Depuis le conflit
au Mali, l’Algérie ne renvoie plus systématiquement les clandestins dans
le désert.
Ce garage glacial, ils le sous-louent 15 000 dinars (environ 130 euros). « On
fait des petits boulots en clando, mais on n’a pas de papiers, donc on
n’a pas le droit de travailler, pas le droit de louer un logement »,
explique John. Ce qui ennuie le plus le couple, ce sont les enfants qui
ne vont pas à l’école. Dans le garage aménagé, ils tournent en rond,
surexcités, gribouillent sur un calepin.
« Tu peux passer vingt ans ici, tu en seras au même point, comme si tu venais d’arriver », soupire-t-il.
Pays d’émigration, l’Algérie a longtemps renvoyé les images des harragas,
ces jeunes Algériens partant clandestinement en barque pour gagner
l’Europe. Si le phénomène n’a pas disparu, il a diminué. Le retour à la
paix après une décennie de guerre civile dans les années 1990,
l’augmentation du nombre de visas pour la France et les contrôles des
autorités y ont contribué. Le pays est en revanche devenu depuis
quelques années une étape pour de nombreux migrants subsahariens.
Combien sont-ils ? Les autorités avancent le chiffre de
20 000 clandestins, les associations de terrain parlent, elles, de
100 000 ressortissants subsahariens sur le sol algérien.
Une étape sur le chemin de l’exil
Partis du Cameroun, du Nigeria, du Mali ou de Côte d’Ivoire, avec
l’objectif de se rendre en Europe, ils ont posé leurs valises en
Algérie. Ils y resteront quelques mois ou quelques années, le temps de
reconstituer un petit pécule pour poursuivre leur voyage. Parfois, ils
renoncent, découragés par les difficultés. A Oran, ils seraient 4 000.
La ville est prisée : réputée plus ouverte que le reste du pays, elle se
trouve aussi sur la route qui mène à la localité de Maghnia, à la
frontière avec le Maroc. De là, il s’agit d’atteindre le sol européen
soit en franchissant la barrière des enclaves espagnoles de Ceuta et de
Melilla, soit en prenant la mer, à ses risques et périls.
Irène, elle, est partie de Douala il y a six ans. Cette jeune femme
volontaire a quitté le Cameroun titulaire d’une maîtrise de droit en
poche avec l’idée de trouver un emploi en Europe. Elle a pris la route
après avoir vendu toutes ses affaires. Première étape : le Nigeria –
Lagos, Kano –, puis le Niger – Maradi et Zinder, au sud, avant Agadez
aux confins du Sahara et du Sahel.
« C’est là que tout se passe, raconte-t-elle aujourd’hui avec des mots choisis. Lorsque tu arrives à la gare, il y a beaucoup de monde, on te demande tout de suite où tu veux aller. »
Après une semaine d’attente, elle est embarquée sur un camion,
direction Arlit, la cité minière du nord du Niger. A court d’argent,
elle vend son téléphone portable et sa valisette pour 7 000 dinars. Le
reste du voyage se fait en 4 × 4 jusqu’à Tamanrasset, dans le Sud
algérien. « En réalité, on te laisse à plusieurs kilomètres, dans le désert, et tu te guides avec les lumières de la ville. »
« Lorsque
tu es une femme dans un monde inconnu, le seul refuge est de se mettre
en couple. Etre avec un homme qui prenne soin de toi », Irène
Irène restera là une dizaine de jours jusqu’à ce qu’un Nigérian,
impliqué dans le trafic des clandestins, lui propose de travailler à
Alger pour l’un de ses frères qui cherche quelqu’un parlant français. « En arrivant, j’ai vite compris que j’étais tombée dans une sorte de mariage. J’ai cédé, avoue-t-elle. Lorsque
tu es une femme dans un monde inconnu, le seul refuge est de se mettre
en couple. Etre avec un homme qui prenne soin de toi. » Irène finira par quitter Alger et gagner Oran où elle aide aujourd’hui les migrants qui arrivent.
« La présence de migrants n’est pas nouvelle, mais elle est devenue visible après l’arrivée de Nigériens en 2014 »,
souligne Leïla Beratto, correspondante de RFI en Algérie, qui enquête
sur le sujet depuis plus d’un an. A l’été 2014, des femmes et des
enfants nigériens avaient fait leur apparition dans les grandes villes
du pays. Ces scènes d’Africains noirs mendiant dans les centres-villes
n’étaient pas passées inaperçues dans un pays traditionnellement fermé.
La réaction des autorités algériennes ne s’était pas fait attendre. Un
accord de rapatriement avait été signé avec le gouvernement nigérien, et
des rafles menées notamment à Alger et Oran. « Aujourd’hui, précise la journaliste, à
l’exception des Nigériens, il n’y a plus de reconduite à la frontière
en raison du conflit au Mali. Lorsqu’on est arrêté pour immigration
clandestine, on risque deux mois de prison. Il est difficile de donner
des chiffres, mais le nombre de migrants augmente. La durée moyenne du
séjour en Algérie s’allonge. Elle serait aujourd’hui de trois ans. »
Au-delà de sa proximité avec l’Europe, l’Algérie est devenue, depuis
2011, une destination attirante. La peur des violences en Libye, la
dégradation de la situation économique en Tunisie, où il est plus
difficile de trouver du travail, mais aussi la guerre au Mali ont attiré
les candidats au départ. L’Algérie, qui a profité depuis quinze ans de
la manne pétrogazière, fait aussi figure d’Etat riche dans la région.
Grâce aux prix subventionnés de l’énergie et de certains produits
alimentaires, on peut y vivre sans trop dépenser. On s’y installe pour
se refaire une santé financière.
Dans le quartier d’Aïn Beïda, à la périphérie d’Oran, Joseph, un
Camerounais plein d’humour, explique être là depuis 2009. Il travaille
sur les chantiers, nombreux dans cette ville qui connaît un boom
immobilier. « C’est vrai qu’à côté, au Maroc, il y a beaucoup
d’associations pour aider, mais pas de travail. Et ici, la vie est moins
chère », confirme-t-il, expliquant toutefois ne pas avoir renoncé à son projet de partir pour l’Europe.
« Des populations vulnérables »
Comme tous, il sait qu’il n’aura ni titre de séjour ni
régularisation, qui n’existent tout simplement pas dans la loi
algérienne. Une absence de papiers qui créé des individus sans droits.
Début octobre, un fait divers a occupé la « une » des journaux : Marie,
migrante de 33 ans, a été victime d’un viol collectif à Oran, mais a eu
le plus grand mal à se faire soigner et à déposer plainte. Dans le
quartier d’Aïn Beïda, Diana, 27 ans, a connu une histoire un peu
similaire. En Algérie depuis deux ans, elle cuisine et vend des plats
traditionnels pour vivre. Elle s’est fait agresser un soir avec sa
petite fille. Arrivée au commissariat, Diana a été mise en prison avec
son bébé pour immigration clandestine. Elle aussi loue une petite
baraque pour 14 000 dinars par mois. « Les gens ici ne veulent pas trop de nous », explique-t-elle devant ses fourneaux.
Les migrants affrontent une société algérienne peu habituée au
brassage, où le racisme est fort. Ils cumulent généralement le double
inconvénient, dans un pays musulman, d’être noirs et chrétiens. Alors le
but est de se faire oublier, le plus possible. La plupart vivent dans
les quartiers périphériques, pas dans les centres-villes. Dans les rues
d’Oran, on peut voir les hommes travailler sur les chantiers de
construction qui fleurissent dans la ville. Les femmes, contraintes de
rester chez elles, souffrent le plus de cet isolement.
« Depuis 2012, le travail de sensibilisation commence toutefois à porter ses fruits, note Charlotte de Bussy, responsable de Médecins du monde en Algérie. Les médias s’y intéressent davantage, les institutions publiques et la société civile changent de regard. »
Lorsque l’ONG est arrivée fin 2010 pour améliorer l’accès aux soins, le
sujet était tabou. A part les églises catholiques locales, peu
s’étaient penchés sur cette réalité. Des migrants étaient arrêtés dans
les hôpitaux, des femmes accouchaient menottées. Un lent travail
d’information a été mené. Récemment, le ministère de l’éducation a
rappelé que tous les enfants ont accès à l’école. Une plate-forme
migration, rassemblant une dizaine d’associations, est née à la
mi-décembre : elle salue les dernières avancées, mais souligne les
discriminations et le besoin d’une loi sur l’asile.
« Ce sont des populations vulnérables, qui subissent des violences, y compris à l’intérieur de leurs communautés et vivent marginalisées », dit Charlotte de Bussy.
A Oran, dans le petit local de « l’espace migrants » de Médecins du
monde, prêté par le diocèse, où sont stockés des couvertures et des
objets de puériculture, on vient chercher un peu de soutien, des
conseils. Agée d’une vingtaine d’années, Cynthia, Camerounaise, avait
d’abord été envoyée au Liban pour y être employée de maison (pour 230
euros par mois) avant d’atterrir en Algérie dans une maison où elle a
été maltraitée, retenue prisonnière, sans jamais être payée. Son
cauchemar prendra fin au bout de plusieurs mois, grâce à une voisine
algérienne qui a prévenu la police. Aujourd’hui, elle veut rentrer,
amère : « Je vais retourner au pays les mains vides. »
Irène, elle, hésite. Elle avait des rêves dans la tête. Aller en
Europe, puis au Canada (elle a fait tout le voyage avec ses diplômes en
poche). « J’y pense encore, avoue-t-elle, mais je ne veux pas prendre la mer. » Elle
le sait bien : certains ont réussi la traversée – l’un de ses proches
est aujourd’hui en Italie –, mais tant d’autres sont morts. Elle sait
aussi combien les besoins sont importants ici. Si l’Algérie lui offrait
une possibilité de rester et de travailler, le choix serait vite fait.
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