LE MONDE | 21.07.2016 Par Stéphane Dufoix (professeur de sociologie)
Le syllogisme est assez simple et, du coup, apparemment imparable.
Les diasporas font partie de la mondialisation. La mondialisation menace
les Etats-nations et leur souveraineté. Donc les diasporas menacent les
Etats-nations et leur souveraineté. On pourrait presque s’arrêter là
tant la démonstration semble tenir debout et susciter l’approbation.
Pourtant, à y regarder de plus près, chacune de ces affirmations mérite
qu’on y revienne.
D’une part, qu’est-ce qu’une diaspora ? Initialement religieux,
longtemps limité au seul peuple juif, le sens du mot se transforme au
cours du XXe siècle pour progressivement désigner les
fractions d’un peuple vivant en dehors des frontières « naturelles » ou
« historiques » de ce dernier (la diaspora kurde ou chinoise), ou encore
la localisation d’une de ces fractions (la diaspora malienne en
France).
La charge négative du terme appliqué aux seuls juifs avant la
fondation d’Israël ou à d’autres nations sans Etat a disparu au profit
d’une version positive, où diaspora ne signale plus la perte mais, au
contraire, le lien entre un référent d’origine (une terre ou un Etat) et
les fractions disséminées de ce peuple. De la sorte, ce qui se
multiplie avec la mondialisation, ce ne sont pas les migrations –
contrairement aux apparences, nous ne vivons pas à l’époque où les gens
se déplacent le plus en proportion de la population mondiale, notamment
par rapport à la fin du XIXe siècle – mais la capacité de conservation ou de recomposition du lien en dépit de la distance.
Ensuite, en quoi la mondialisation menace-t-elle la souveraineté des
Etats-nations ? Il s’agit en l’occurrence de l’interprétation la plus
courante de la mondialisation, celle qui émerge à partir du début des
années 1990, et selon laquelle la forme stato-nationale, caractérisée
par la coïncidence entre un territoire, une population et une
administration, ne serait en aucune manière adaptée au nouveau régime
des flux (de capitaux, d’informations, de personnes). On trouve ainsi
chez des auteurs comme Kenichi Ohmae ou Arjun Appadurai l’idée selon
laquelle la mondialisation signerait la fin de l’Etat-nation.
Des îlots ambigus
La sociologue américaine Saskia Sassen a, en revanche, présenté une
interprétation beaucoup plus convaincante : la mondialisation –
notamment sous sa forme de dérégulation économique – n’est ni un
processus contre ni un processus sans les Etats, car elle est en grande
partie la conséquence de décisions étatiques – nationales ou
internationales – de libéralisation des échanges. L’Etat se compose de
secteurs nationaux mais aussi de secteurs largement globalisés profitant
de la mondialisation.
Enfin, les diasporas saperaient la souveraineté territoriale en
raison de leur caractère transnational et de leur déterritorialité.
Elles organiseraient entre les frontières des liens empêchant une bonne
intégration des populations étrangères et de leurs descendants au sein
de la société nationale. Elles constitueraient potentiellement des têtes
de pont par lesquelles l’Etat d’origine tenterait de faire pression sur
les autorités nationales afin de maximiser ses intérêts. Elles seraient
des îlots ambigus, puisque même ceux qui posséderaient la nationalité
du pays de résidence la partageraient avec celle de leur pays d’origine
ou, à tout le moins, manifesteraient un lien à l’égard de ce dernier.
Pourtant, considérer que les diasporas fragilisent la souveraineté
nationale est une vision largement simpliste de la réalité, notamment
parce qu’il s’agit d’une vision territorialo-centrée de la réalité, dans
laquelle le territoire national est encore largement considéré comme un
conteneur identitaire, politique, économique et social borné par des
frontières qui le distinguent d’un extérieur potentiellement hostile et,
dans tous les cas, susceptible de venir dissoudre l’unité interne.
Davantage de doubles citoyennetés
Dans la plupart des pays, la présence sur un territoire de minorités
considérées comme non assimilées parce qu’elles conservent leur langue,
leur culture, leur religion, voire leur nationalité, donne lieu au
soupçon, à la méfiance ou à l’hostilité. De fait, ces types de réaction à
la présence de l’Autre ne constituent en rien une nouveauté, surtout en
des périodes où l’incertitude structurelle est forte – guerres,
révolutions, crises. L’historienne Sophie Wahnich a bien montré que la
survenue de la guerre contre la coalition européenne au début des années
1790 a fortement modifié la relation aux étrangers vivant alors en
France, y compris à ceux qui avaient épousé la cause de la Révolution.
Par ailleurs, la loi française du 7 avril 1915 sur la
dénaturalisation des sujets ennemis – à laquelle il a constamment été
fait référence dans les débats récents sur la déchéance de nationalité –
se présentait comme une réaction à l’article 26 de la loi allemande du
22 juillet 1913, dite loi Delbrück, dans lequel le Reich autorisait un
sujet allemand à ne pas perdre sa nationalité en cas de naturalisation
dans un autre pays.
La tendance à saisir les populations étrangères sur le
territoire comme des métastases ne serait donc en rien modifiée par
notre vision d’un monde globalisé? Bien sûr que si
Alors, rien de nouveau ? La tendance à saisir les populations
étrangères sur le territoire comme des métastases ne serait donc en rien
modifiée par notre vision d’un monde globalisé ? Bien sûr que si, mais
d’une manière bien plus complexe qu’on ne l’imagine généralement. Il est
exact que l’extraordinaire accélération des capacités technologiques à
réduire le temps nécessaire à la transmission d’informations a permis de
maintenir la communauté d’esprit sans la communauté de sol. Il est tout
aussi exact que, depuis une trentaine d’années, les Etats tolèrent de
plus en plus la double nationalité, ce qui est aujourd’hui le cas
d’environ 70 % d’entre eux.
Il en résulte également une augmentation des possibilités de double
citoyenneté, où les nationaux vivant à l’étranger peuvent voter à
distance pour les élections nationales et se voir représentés dans les
assemblées parlementaires. C’est la raison pour laquelle, en 2004,
Samuel Huntington écrivait, dans Qui sommes-nous ?, que les
diasporas, en particulier hispanophones, mettent en danger le credo
américain anglo-protestant. Bien souvent, les diasporas qui « posent
problème » sont ainsi celles du « Sud », des pays non occidentaux, car
elles représentent une menace pour l’identité nationale mais aussi, plus
généralement, pour la civilisation.
Des politiques « diasporiques », même en Occident
Cependant, encore une fois, cette vision est hypermétrope. Certes, on
observe, depuis trois décennies environ, une transformation des régimes
d’attention portés par certains Etats dits du Sud à leurs
ressortissants, voire à leurs ressortissants d’origine. A la fin des
années 1970, la mise en œuvre par la Chine d’une politique d’incitation
des émigrés chinois à investir sur le territoire a fait des émules. Le
fait qu’environ 70 % de l’investissement direct étranger en Chine
proviennent désormais de cette source – ce qui représentait 72 milliards
de dollars (65 milliards d’euros) en 2005 – n’y est pas pour rien, et
des Etats comme l’Inde se sont empressés, dans les années 1980, d’imiter
le cas chinois.
Il est tout aussi vrai que les diasporas peuvent jouer un rôle de
relais du gouvernement de leur pays d’origine afin d’influencer la
politique étrangère du pays d’accueil, notamment dans les régimes où le
lobbying est légitime. Si l’on évoque souvent le lobby juif américain,
l’influence exercée par les lobbys gréco-américain et arméno-américain
est tout aussi grande, en particulier quand elles s’additionnent pour
faire passer au Congrès des résolutions antiturques, comme ce fut le cas
en 2011 avec le vote de la résolution 306 de la Chambre des
représentants, accusant la Turquie de discrimination religieuse.
Ce sont les diasporas des autres qui peuvent être considérées comme des menaces. En revanche, sa propre diaspora est de plus en plus souvent envisagée comme un atout
Ceci étant posé, il serait erroné de postuler que seuls les Etats non
occidentaux développent ces politiques. Concrètement, vu d’un
territoire national, ce sont les diasporas des autres qui peuvent
éventuellement être considérées comme des menaces pour la souveraineté
ou pour l’identité nationale. En revanche, sa propre diaspora est
de plus en plus souvent envisagée comme un atout économique, une force
diplomatique ou paradiplomatique, un vecteur d’influence à l’étranger,
une manne d’investissements, etc.
De nombreux Etats occidentaux ont pris cette voie. La lecture du rapport parlementaire d’octobre 2014 sur « l’exil des forces vives de France »
montre éloquemment que la France, non seulement n’hésite plus à nommer
« diaspora » l’ensemble de ses expatriés, mais qu’elle entend aussi
déployer une politique « diasporique » visant à s’appuyer sur les
expatriés sans obligatoirement les inciter au retour.
L’espace et l’identité de la nation reconfigurés
Cette forme d’action publique s’inscrit généralement à l’intérieur
d’une reconfiguration de l’espace de la nation et de l’identité
nationale, où la diaspora devient un atout et une partie intégrante de
la nation. Depuis le début des années 2000, l’Australie s’appuie ainsi
sur sa diaspora pour accréditer son nouveau statut de pays d’émigration,
et non plus de pays d’immigration, au moment précis où elle ferme ses
frontières à l’immigration et à l’asile. Les pays européens ne sont pas
en reste. Du 19 au 21 juin 2003, les représentants de 24 pays d’Europe
se sont réunis en Grèce pour un sommet des diasporas européennes, afin
d’« enclencher un processus de renforcement des liens entre l’Union européenne et les diasporas ».
Enfin, il peut sembler paradoxal de se plaindre de l’organisation de
politiques de diaspora par les Etats du Sud, alors même qu’elles font
partie des « bonnes pratiques » soutenues par des organisations
internationales, telles que la Banque mondiale ou l’Organisation
internationale pour les migrations, qui y voient un moyen pour ces Etats
d’organiser leur développement économique sur des fonds en provenance
de leur diaspora plutôt que sur l’aide occidentale au développement.
Sans une connaissance plus précise des relations complexes par
lesquelles les logiques territoriales et transétatiques, non seulement
se chevauchent, mais aussi ne constituent en rien la nature des Etats,
d’une part, et des diasporas de l’autre, dans une vision où tout se
ramènerait à un jeu à somme nulle, nous nous condamnons à continuer de
penser dans un monde huntingtonien divisé en civilisations statiques et
mutuellement menaçantes.
Stéphane Dufoix.
Stéphane Dufoix est professeur de sociologie à
l’université Paris-Ouest-Nanterre-La Défense (laboratoire Sophiapol) et
enseignant à Sciences Po Paris. Membre honoraire de l’Institut
universitaire de France, il travaille actuellement à une enquête de
sociologie historique sur l’émergence du concept de globalisation.
Par Stéphane Dufoix (professeur de sociologie)
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