L'envoi de fonds européens aux pays
d'Afrique subsaharienne a pour effet d'accroître le nombre de migrants
retournant dans leur pays d'origine. Mais les départs ne se tarissent
pas pour autant : sous l'effet du renforcement des contrôles, les exilés
empruntent des routes plus dangereuses. Reportage à Niamey et Agadez au
Niger, ainsi qu'à Bamako au Mali.
Niamey, Agadez (Niger), Bamako (Mali), envoyés spéciaux.-
Depuis quelques mois, au Niger et au Mali, les routes et les histoires
des migrants sont en train de changer. Principales étapes de voyage des
Africains subsahariens remontant vers la Libye, parfois pour rejoindre
l'Europe, ces pays sont désormais traversés en sens inverse. Après
l'arrivée des premières subventions européennes du Fonds fiduciaire pour
l’Afrique, créé lors du sommet euro-africain de La Valette, en novembre
2015, les politiques migratoires de ces États se sont adaptées aux
exigences de l'Union européenne pour arrêter, ou du moins contenir, le
flux « de la Méditerranée centrale ».
Contrairement
aux années précédentes, dans les gares routières des compagnies de bus
Sonef et Rimbo de Niamey, au Niger, les migrants se cachent des regards
des curieux, les dortoirs sont fermés par des grilles et les gardes sont
nerveux. Pour rencontrer des “étrangers”, il faut se rendre aux
guichets des départs internationaux vers Bamako (au Mali), Dakar (au
Sénégal) ou Abidjan (en Côte d'Ivoire), et non plus vers les comptoirs
nationaux en direction d'Agadez et d'Arlit, autres étapes migratoires
dans le nord du Niger.
Dans
le centre de transit géré par l'Organisation internationale pour les
migrations (OIM) à Agadez, en mars 2017. © Sara Prestianni
« Personne
ne pense plus à atteindre l’Italie d’ici. Nous n’avons plus d'argent.
Personne n'a assez d’argent pour aller en Europe ! Et par conséquent,
beaucoup d'entre nous décident de rentrer chez eux, mais ne savent pas
comment faire », affirme Alfred. Ce jeune ingénieur civil de Gambie,
un pays d’où il s’est enfui après avoir cherché en vain du travail
pendant plusieurs années. Expulsé de Libye, à la frontière du Niger, il
est arrivé en ville depuis trois jours et dort dans la gare Rimbo. « Dans
le dortoir, nous sommes une cinquantaine d’hommes et de femmes. Surtout
des gens de Gambie, du Mali, du Sénégal, du Liberia et du Nigeria. Nous
avons entendu à la radio que le gouvernement allemand donnait de
l'argent à plusieurs pays de la région pour aider les migrants à rentrer
chez eux, mais ici nous ne voyons rien. Depuis que nous sommes ici,
nous n'avons pas eu un seul euro ! On doit compter seulement sur nos
propres forces pour rentrer à la maison », observe-t-il.
Alfred
marche toute la journée sous le soleil brûlant de Niamey, accompagné
par un compatriote, à la recherche d'aide, d'assistance, d’un travail
qui n'existe pas ici, même pour les Nigériens. Nous les rencontrons, les
yeux hagards et le ventre noué par des crampes d'estomac, dans une
décharge à ciel ouvert d’un marché de légumes bondé du centre, à
quelques pas de la cathédrale de la ville. Devant un plat fumant de riz,
de viande et de frites, Alfred retrouve un instant le sourire. « Je suis très heureux de vous raconter mon histoire », dit-il.
Contrairement
au “classique” témoignage des migrants, l'enfer que décrit cet homme
n'est pas le chemin vers la Libye, mais le retour. « Partir était
facile, mais le retour était horrible. Le gouvernement du Niger est le
pire de tous. Depuis que je suis parti de Gambie, sur la route de la
Libye, je n'avais jamais vécu une situation pareille »,
affirme-t-il. Ce qu’Alfred a du mal à dire, c'est que, après avoir été
arrêté sur un bateau à peine parti d’une plage libyenne vers Lampedusa,
en Italie, il a été expulsé vers la frontière du Niger. Dès son entrée
dans le pays, des forces de sécurité nigériennes lui ont extorqué tout
ce qu'il possédait, soit environ 1 500 euros.
Des
femmes aussi bien que des hommes sont « hébergés » dans ce centre de
transit, en attendant de retourner dans leur pays d'origine. © Sara
Prestianni
« Nous étions un groupe de 100 à
150 personnes, les Libyens nous ont remis aux autorités frontalières
nigériennes. En Libye, quelqu'un m'a parlé d'une organisation d’Agadez
qui aidait les migrants à rentrer chez eux. Mais les militaires qui nous
ont laissés en ville ne nous ont pas permis d'aller à l'OIM [l'Organisation internationale pour les migrations, supposée venir en aide aux migrants – ndlr]. Ils
nous ont gardés dans le centre, dans le poste de police du premier
arrondissement. Ils nous ont donné de la nourriture et de l’eau. On a dû
pleurer pour avoir de l'eau. On nous a dit qu'il n'y avait pas
d'organisation internationale qui s’occupait des migrants et que nous
devions payer notre billet de retour pour Niamey. »
Sur la
route de Niamey, à un millier de kilomètres au sud-ouest d'Agadez, le
bus d’Alfred a été arrêté à une trentaine de postes de contrôle où,
systématiquement, les migrants ont dû payer pour continuer. Un voyage
exténuant qui a causé à Marie, l'épouse d'Alfred, une infection à l’œil.
L’idée de partir était la sienne. Elle a mis beaucoup de temps à le
convaincre de laisser leurs deux jeunes enfants en Gambie. « Ils s’appellent Jackie et Patience… Ils doivent être patients et attendre notre retour », dit-elle dans un murmure.
Membre
de l'association Alternative espaces citoyens (AEC), dont la mission
est de promouvoir l'égalité des droits, Boukar Hassan est convaincu que
les dirigeants locaux manipulent la question migratoire dans l'unique
but de s'enrichir. « Les réponses de l’Europe ne vont pas au-delà de
la répression et appellent les pays africains à faire de même. Mais nos
pays n’ont pas les moyens de bloquer les entrées et les sorties des
migrants. En tout cas, selon nous, ces politiques ne pourront pas
interdire le droit à l’émigration au profit de programmes de soi-disant
“développement”. » Quand il fait référence à la répression voulue
par l’Europe et mise en œuvre par le Niger, Boukar se réfère en
particulier à la situation actuelle d'Agadez, « qui porte atteinte à la liberté de circulation des personnes ».
« En 2017, pour la première fois, les retours ont été plus nombreux que les allers »
Depuis son application, à partir de septembre, un décret de mai 2015
visant à lutter contre la traite des êtres humains, salué par l'Europe
comme une percée dans la lutte contre la migration irrégulière, est en
effet en train de changer le visage d'Agadez, une ville jusqu’alors
appelée la « porte du désert » par les voyageurs subsahariens.
Cette étape cruciale dans le flux migratoire subsaharien vers l'Europe
est en train de se fermer en raison de la criminalisation des passeurs
et de la militarisation de la région.
Selon les autorités locales
et les associations comme l’AEC, ce changement a non seulement un impact
socio-économique mais risque de fragiliser davantage la situation, déjà
critique, des migrants. « L'incertitude d’un passage en toute
sécurité, comme autrefois, conduit nombre d'entre eux à renoncer à leur
voyage. Aujourd'hui, beaucoup perçoivent qu'Agadez fait office de
barrière », affirme Azaoua Mahaman. Ce Nigérien d’Agadez travaille
pour l'OIM. Il cite les chiffres du centre de transit que gère
l'organisation internationale, situé en dehors de la ville : une moyenne
d'environ 30 nouveaux migrants par jour, avec une forte augmentation
des rapatriements volontaires pris en charge par l'OIM, soit 1 721 en
2015, 5 089 en 2016 et déjà 373 au cours des deux premiers mois de 2017.
Toujours selon ses informations, les principaux pays de retour sont le
Sénégal, le Mali, le Cameroun, la Gambie, la Guinée-Conakry et la
Guinée-Bissau.
En
exil depuis si longtemps, certains migrants ne savent plus depuis
combien de temps ils sont partis ni par où ils sont passés. © Sara
Prestianni
Le chef de mission de l'OIM au Niger, Giuseppe Lo Prete, est au courant des changements qui ont lieu dans la région : « Les
risques augmentent, les coûts augmentent. Le passage coûte beaucoup
plus cher maintenant car les forces de sécurité nigériennes confisquent
les véhicules. De toute évidence, en fin de compte, ce sont toujours les
migrants qui payent. Même si on vous ramène d’Agadez, comme cela est
arrivé à des milliers de personnes, les migrants ne sont pas remboursés,
comme dans une agence de voyages : c’est la raison pour laquelle
beaucoup restent coincés à Agadez », dit-il.
Pour faire face à
cette situation d'urgence et faciliter le retour des migrants dans leur
pays, le Fonds fiduciaire pour l'Afrique a financé l’OIM-Niger, en le
dotant de 22 millions d'euros pour la réception et le rapatriement des
migrants. En particulier pour la gestion du centre de transit d’Agadez,
qui peut accueillir jusqu'à 1 000 personnes. « Nous sommes en train
de négocier avec le Fonds fiduciaire un projet d’un montant de 100
millions d'euros pour le Niger et les 13 pays d'origine des migrants », poursuit-il.
Dans la salle de réunion du nouveau siège de l'OIM à Niamey, Giuseppe Lo Prete illustre la situation à l'aide de statistiques : « En
2016, plus de 300 000 personnes sont allées vers l’Algérie et la Libye,
mais en majorité vers cette dernière. 100 000 personnes, en 2016, sont
revenues en arrière. Il y a un flux continu dans les deux sens. En
janvier 2017, pour la première fois, selon les données recueillies dans
nos centres de passage, les retours ont été plus nombreux que les
allers : 6 000 personnes sont parties, tandis que 8 000
autres sont revenues. Mais cela ne veut pas dire que le nombre des
personnes en transit au Niger vers l’Algérie et la Libye soit en
baisse. »
« En effet, pour les migrants, lorsqu’une route
se ferme, dix autres s’ouvrent. Et le Sahara ne manque pas de pistes peu
fréquentées. » La version officielle de l’OIM, qui note avec
satisfaction la réduction des “candidats à la migration” et
l'augmentation importante des rapatriements “volontaires” (affirmation
très discutée dans le débat régional), est contestée par les
associations de la société civile, tant au Mali qu’au Niger.
Selon
l'OIM, les retours au pays sont désormais plus nombreux que les
départs. Mais les statistiques officielles ne prennent pas en compte les
nouvelles routes qui s'ouvrent et qui échappent aux radars des
autorités. © Sara Prestianni
Boukar Hassan précise la position de l'AEC sur cette question : « Au
cours des derniers mois, les données présentées par l'OIM mettent en
évidence une réduction significative des migrants passant par la ville
d'Agadez, mais non une diminution des arrivées en Libye. » Et de
citer le retour de la “bonne vieille route” de Gao, un temps abandonnée
en raison de la guerre dans le nord du Mali, et l'avènement de nouvelles
étapes dans le vaste désert de l'Aïr (région d'Agadez) et du Ténéré
(Bilma et Dirkou).
Boukar soutient qu’aujourd'hui, les migrants
d’Agadez, pour échapper aux contrôles, se cachent dans des “ghettos
mobiles” situés à la périphérie de la ville, dans un périmètre de 40 à
50 kilomètres. Ces exilés rejoignent à pied les passeurs et leurs
véhicules, qui utilisent des pistes moins repérées, dont certaines
traversent des zones minées mal signalées et où l'accès aux points d’eau
et de repos est plus compliqué. Qui dit risque accru, dit
renchérissement du coût du voyage. Les statistiques sur le nombre de
personnes ayant perdu la vie dans le Sahara manquent. Loin de la
Méditerranée, ces morts silencieux ne font pas les gros titres des
journaux, avalés par le sable du désert qui tuerait plus que la mer.
Selon
une étude demandée par l'AEC à Ibrahim Diallo, journaliste indépendant
d'Agadez, après l'application du décret de mai 2015, au moins trois
incidents majeurs auraient eu lieu, entraînant le décès de dizaines de
personnes dans le nord du Niger.
« Après avoir vu tant de corps sans vie autour de moi, je me suis levé et me suis mis à marcher »
« Bamako, Gao, Niamey, Agadez… », « Agadez, Niamey, Gao, Bamako… »
De retour dans la capitale du Mali, Andy énonce à voix haute les étapes
de son voyage. Ce Libérien de 25 ans ne sait plus depuis combien de
temps il est parti de chez lui ; il ne sait pas non plus précisément par
où il est passé. Sur la carte accrochée au mur, son doigt va d'avant en
arrière entre le Liberia, le Mali, le Niger, la Libye, l'Algérie… Son esprit est ailleurs. « Des
bandits armés, aux visages couverts de turbans, ont attaqué notre
convoi, ils nous ont séquestrés dans une prison dans le désert. Ils ont
été certainement informés de notre arrivée par les passeurs. Ce sont eux
qui nous ont vendus. Les personnes qui comme moi n'avaient pas d'argent
ni de parents à appeler pour payer la rançon devaient travailler comme
esclaves. Ils nous ont laissés mourir lentement. Un jour, ils nous ont
emmenés dans le désert et abandonnés. Après avoir vu tant de corps sans
vie autour de moi, je me suis levé et me suis mis à marcher pendant
trois jours et trois nuits dans le désert, sans eau, jusqu'à Gao. Là,
j’ai mendié et trouvé assez d'argent pour prendre un bus pour aller à
Bamako », raconte-t-il.
Revenir au pays est vécu comme un échec par la plupart des migrants. © Sara Prestianni
Tout ce qu’Andy désire maintenant, à l'instar de tous les jeunes qui comme lui ont « échoué l’aventure »,
est de rentrer à la maison. Dépouillé de tous ses biens, émacié,
fatigué et déçu, ce jeune est conscient que son retour sera considéré
par sa famille et son village comme une honte, mais il n'a pas le choix.
Président
de l'Association des Maliens expulsés (AME), Ousman Diarra, un ancien
migrant expulsé, comme tous les membres de l'association, est dubitatif
sur les effets des financements européens. « Ces fonds n’attaquent pas les véritables racines socio-économiques du problème, estime-t-il. Une grande partie de l'argent sera
utilisée pour renforcer la fermeture des frontières, pour l'équipement
en passeports biométriques et pour contrôler les voyageurs selon une
approche purement sécuritaire. » « Tant qu'il y aura du sous-développement en Afrique, la population continuera à partir »,
prévient-il. Il ne manque pas de recul puisque voilà plus de deux
décennies que l'association existe, observant sur ses compatriotes les
conséquences de politiques décidées à Bruxelles avant d'être relayées
par les autorités locales.
Vidéo à 360° dans le centre de transit de l'OIM à Agadez au Niger en mars 2017.
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