Des milliers de personnes manifestent à Paris contre le racisme
Une seule marche, fut-elle réussie, suffira-t-elle à résorber l'accoutumance aux thèses xénophobes et racistes à laquelle on assiste dans la société française, notamment depuis le débat sur l'identité nationale qui a littéralement libéré la parole des tenants du racisme biologique et de la supériorité dite raciale au sein de la classe politique et du microcosme médiatique?
L'on peut sérieusement en douter, sans pour autant sombrer dans le défaitisme ou la résignation devant une ségrégation érigée en "modèle d'assimilation" dans une république qui se veut pourtant non-raciale, laïque, égalitaire et fraternelle; précisément à l'image des manifestants enthousiastes de cette après-midi.
Il faut garder espoir sans en réalité ne plus rien attendre des principaux décideurs politiques. Car la bataille contre les discriminations ethniques se gagnera hélas d'abord devant les tribunaux nationaux et internationaux.
Joël Didier Engo
Manuel Valls a
annoncé lundi 26 octobre, aux Mureaux, le retour du testing. Le projet
de loi Taubira, examiné à partir du 3 novembre au Sénat, prévoit de
possibles actions de groupes. Mais en réalité, depuis 10 ans, c’est dans
les tribunaux et non au Parlement que le combat contre les
discriminations raciales se joue.
Rien n’a changé depuis dix ans –
c’est ce qu’on entend depuis dix jours. Aux mêmes discriminations liées
aux origines répondent les mêmes discours incantatoires des dirigeants
politiques. Quelque chose a pourtant évolué depuis l’embrasement des
banlieues de 2005 : le droit. Pas dans les lois, mais dans la façon dont
celles-ci sont appliquées. Le paradoxe reste immense : alors que les
discriminations raciales sont omniprésentes en France, le nombre de
procès qu’elles génèrent, et plus encore le nombre de condamnations,
demeure extrêmement faible. C’est pourtant dans les tribunaux, et non au
Parlement, que la bataille se mène aujourd’hui.
« Face aux
discriminations, le droit seul ne suffit pas, il faut aussi une vraie
prise de conscience de l'ensemble de la société », a expliqué le premier
ministre Manuel Valls, en visite aux Mureaux le 26 octobre. Il fallait
oser. Quelques jours plus tôt, il avait en effet ouvertement pris
position contre une avancée majeure en droit: la condamnation de l’État
pour contrôle d’identité au faciès par la cour d’appel de Paris. Manuel
Valls a souhaité un pourvoi en cassation. Le parquet s’est exécuté.
Dans ce dossier emblématique, largement couvert par Mediapart, la stratégie explicitée
par l’avocat Slim Ben Achour est symptomatique de l’incurie de l’État. «
Bien sûr, François Hollande avait inscrit dans son programme les
récépissés de contrôle d’identité pour mettre fin aux contrôles au
faciès. Mais il y avait de fortes chances qu’il ne respecte pas sa
promesse. On a donc mené un combat parallèle en justice. »
Aidés
par l’Open Society Justice Initiative (une fondation du milliardaire
américain George Soros), des juristes et des militants ont ainsi cherché
la meilleure clé pour faire condamner une pratique connue de tous,
d’évidence illégale, anticonstitutionnelle, mais jamais sanctionnée. «Aux États-Unis, dans la lutte contre la ségrégation raciale, tout est
parti d’un arrêt, celui de la Cour suprême, Brown vs Board of Education,
rappelle Slim Ben Achour. Il aura ensuite fallu attendre 10 ans pour
que soit voté le Civil Rights Act de 1964 qui interdit toute
discrimination raciale. »
De la même façon, si la Cour de
cassation confirmait la condamnation de l’État pour contrôle au faciès,
le gouvernement devrait bannir cette pratique plutôt que de la
justifier, comme l’a fait le ministre du travail, Alain Vidalies. Michel
Miné, professeur associé de droit du travail au CNAM, confirme :
«Le
droit de la discrimination progresse par la jurisprudence, pas par la
loi. Ensuite, la loi reprend parfois.»
Gwenaëlle Calvès,
professeur de droit public aux universités de Cergy-Pontoise et de
Düsseldorf, dresse un bilan catastrophique des années passées : «Il y a
une attente simple : être traité comme tout le monde et avoir la
certitude, si ce n’est pas le cas, qu’il y aura une sanction à l’égard
de celui qui a discriminé. Cette attente est déçue parce que les
politiques de lutte contre les discriminations ne fonctionnent pas. Les
nouveaux dispositifs ne débouchent sur rien. On a créé le curriculum
vitae anonyme, mais sans prendre de décret d’application. On a créé des
pôles anti-discrimination dans les parquets, mais sans prévoir leur
financement. On a créé la Haute Autorité de lutte contre les
discriminations et pour l’égalité (Halde), puis on l’a défaite en 2011
pour l’intégrer au Défenseur des droits (DDD). On multiplie les critères
de discrimination illicite, le dernier en date étant le lieu de
résidence, mais depuis deux ans, cela n’a rien donné, c’est un échec
cinglant. La gadgétisation continue.»
Dans la revue Mouvements,
Patrick Simon, socio-démographe à l’Ined, livre une analyse
complémentaire : «La victoire du mouvement féministe est avant tout
d’avoir fait reconnaître la dimension systémique du patriarcat et de la
domination masculine. Ce n’est toujours pas le cas pour les
discriminations raciales. La mobilisation de gauche consiste plutôt à
obtenir la suppression du mot race de la Constitution plutôt que de
s’atteler à une politique concrète contre les discriminations.»
Ce 26 octobre, pour lutter contre les discriminations, Manuel Valls
s’est contenté d’annoncer une campagne de testing dans de grandes
entreprises. Or cette pratique, qui consiste à envoyer par exemple deux
C.V. parfaitement identiques, hormis l’origine du candidat, de façon à
identifier une éventuelle discrimination, a montré ses limites. Au début
des années 2000, SOS Racisme s’en est servi, malgré un environnement
politique hostile, à gauche comme à droite. Ce fut une avancée. Mais en
dépit de quelques exemples frappants (par exemple, le Moulin rouge
condamné pour ne placer que des Blancs sur le devant de la scène), la
pratique n’a pas prospéré. «La focalisation sur le testing est
insuffisante, estime ainsi Vincent-Arnaud Chappe, sociologue au CNRS,
qui a écrit sa thèse sur le recours judiciaire des victimes de
discrimination au travail. Le testing ne permet pas de saisir la
complexité du processus de discrimination. Dans le monde du travail, il
s’applique au recrutement, mais c’est un moment très spécifique. Il ne
permet pas de saisir la question des évolutions de carrière. Et avec le
testing, les réparations financières sont très faibles. »
En 2006
et suite à deux arrêts de la Cour de cassation reconnaissant ce
dispositif comme un mode de preuve valable, le législateur a introduit
le testing dans la loi. Mais il a été précisé que pour son application,
il faudrait produire des C.V. réels, qui seraient envoyés dans une
situation réelle. Sinon, le juge considère que c’est un piège qui est
tendu aux entreprises. «Le testing ne fonctionne que pour alimenter les
dossiers existants. Quand il est le fait générateur, il n’est pas
reconnu», explique Sophie Latraverse, juriste auprès du Défenseur des
droits.
En 2009, raconte-t-elle, la Halde a d’ailleurs lancé une «monumentale campagne de testing sur la question du logement». Trois
cents dossiers au départ, onze transmis au parquet car ils présentaient
des chances de succès. Résultat ? Tous classés. «Les parquetiers ont
une vision étroite de ce qui doit justifier une poursuite pénale»,
observe Sophie Latraverse.
Les statistiques ethniques acceptées par la justice
Un testing demande du travail, des moyens. Les associations en ont peu.
Leur action se situe donc principalement dans la sphère des mots: pas
un mois ne passe sans qu’un homme politique ou un éditorialiste ne soit
attaqué pour «incitation et provocation à la haine». Une manière
d’opérer qui s’inscrit dans un cadre plus global : « Environ 80 % du
contentieux raciste en France demeure verbal, rappelle Gwenaëlle Calvès.
Cela peut étonner mais les personnes réagissent plus à une insulte qu’à
un acte.»
En revanche, les salariés bloqués dans leur carrière
ou victimes d’actes racistes sur leur lieu de travail ne trouvent
souvent personne à leurs côtés. Le Gisti, sur le droit des étrangers, et
l’AVFT, sur les violences faites aux femmes, constituent les rares
exemples d’associations allant au contentieux. «Attaquer un discours,
c’est plus facile, il n’y a pas de problème de preuves. On transmet au
parquet et le travail est fini. Comme les associations manquent de
compétences et de moyens, elle se placent dans une position de vigies »,
explique Sophie Latraverse. Par ailleurs, elles privilégient
systématiquement le pénal (la société condamne un individu) sur le civil
(deux personnes, physiques ou morales, face à face), bien que la charge
de la preuve soit plus lourde au pénal. « C’est une conception très
moralisatrice, regrette l’avocate Emmanuelle Boussard Verrecchia. Au
lieu de dire pourquoi cela ne fonctionne pas, on stigmatise celui qui
reproduit des stéréotypes.»
Au sein des entreprises, les
salariés devraient pouvoir compter sur les syndicats. C’est trop
rarement le cas. «Le contentieux discriminatoire est nettement plus
important pour ce qui relève de la discrimination syndicale que de la
discrimination raciale », relève Michel Miné. « Il y a peut-être l’idée
chez les syndicats que l’ethno-racial, ce n’est pas du social et ce
n’est donc pas la priorité », analyse Vincent-Arnaud Chappe. Surtout,
les syndicalistes réfléchissent d’abord à défendre leurs troupes et leur
statut.
À cet égard, la situation des Chibanis (qui signifie «
vieil homme » en arabe) de la SNCF est éminemment symbolique. Ces
centaines de cheminots marocains ont travaillé pendant des dizaines
d’années pareillement à leurs collègues français, sans le même statut,
ni la même retraite. S’ils ont enfin obtenu gain de cause en septembre
devant la justice, Sihame Assbague, porte-parole du collectif « Stop le
contrôle au faciès », rappelle que «malgré l’évidence du bien-fondé de
leur lutte, ils n’ont jamais eu de syndicat qui se soit mobilisé pour
eux. Ils ont été seuls». Des ouvriers de Renault ont vécu la même
situation avant d’obtenir eux aussi gain de cause.
Ces décisions
sont éminemment symboliques, mais l’histoire retiendra plus
vraisemblablement un autre arrêt comme un tournant majeur. En 2011, la
Cour de cassation a condamné Airbus pour discrimination raciale à
l’embauche.
Un homme, français d’origine algérienne, enchaînait
depuis des années les contrats précaires pour l’entreprise
d’aéronautique, mais au moment d’obtenir un CDI, des candidats
extérieurs lui passaient devant, sans raison valable. La Halde a réussi à
avoir accès au registre du personnel et à démontrer la quasi-absence de
salariés portant un nom à consonance maghrébine. Airbus a dû verser 18
000 euros d’indemnités à la victime.
La différence est que dans
le cas des Chibanis, il existait un critère incontestable : leur
nationalité marocaine, permettant une comparaison objective avec les
Français. Avec Airbus, la Cour de cassation passe outre l’interdiction
de réaliser des statistiques ethniques en France. Elle admet que la
preuve de la discrimination puisse être apportée en classant les
salariés par leur patronyme afin de connaître leur origine.
Une
grande victoire, donc. Restée quasiment sans lendemain. Le salarié en
question ne fut pas pour autant embauché. Les 18 000 euros ne lui
assurèrent pas grand avenir. Aucun des nombreux ouvriers d’origine
maghrébine de l’entreprise n’entreprit de démarche semblable. Et à notre
connaissance, aucun contentieux comparable n’a depuis été engagé dans
une grande entreprise.
Chez le Défenseur des droits, qui soutient
les salariés dans leurs enquêtes notamment grâce à un pouvoir
d'investigation au sein des entreprises, Sophie Latraverse tempère. Elle
explique qu’une vingtaine de dossiers de ce type ont été réglés par la
médiation dans l’industrie lourde, où les ouvriers spécialisés d’origine
maghrébine sont souvent discriminés. «Pour l’intérim, il n’y a pas de
problème. Mais quand il s’agit d’embaucher quelqu’un avec qui on va
travailler pendant 20 ans, visiblement, ce n’est plus pareil.»
Les médiations du DDD restent secrètes. Elles ne permettent ni d’abonder
la jurisprudence ni de donner un retentissement médiatique permettant
aux discriminés de mieux connaître leurs droits. Sur certains dossiers
emblématiques cependant, et surtout depuis la nomination de Jacques
Toubon par François Hollande, le Défenseur des droits cherche et
parvient à se faire entendre.
À la mort de Dominique Baudis, la
nomination de cet ancien ministre de Jacques Chirac fut accompagnée, y
compris à Mediapart, d’une méfiance certaine. Un an plus tard, son
action est saluée. Slim Ben Achour considère que son intervention fut
décisive dans le dossier «Contrôle au faciès». Ses prises de position
sur le bidonville de Calais sont appréciées. Sa connaissance des arcanes
de l’État et son côté
“homme-de-droite-donc-pas-soupçonnable-d’angélisme” appréciés.
L’institution avait besoin de se repositionner sur la thématique des
discriminations liées aux origines. Car progressivement, les
discriminations raciales, qui constituaient la raison d’être première de
la Halde, « se sont effacées au profit du handicap, des seniors ou
encore de l’égalité homme/femme, constate Emmanuel Quernez, sociologue à
l’EHESS. Les délégués locaux ont renoncé à traiter des dossiers qui
auraient mérité de l’être. Les permanences se sont vidées. Une forme de
découragement. Et la disparition de la Halde au profit du Défenseur des
droits avait largement contribué à l’invisibilisation de l’institution
».
Une jurisprudence à construire en matière religieuse
Les semaines qui viennent devraient donner une meilleure idée du poids
de Jacques Toubon. Mardi 3 novembre commence en effet l’examen par le
Sénat du projet de loi de Christiane Taubira «Justice du 21e siècle».
L’article 19 et les suivants introduisent la possibilité pour les
discriminés de mener des class actions, des actions de groupe.
L’avancée pourrait être réelle. Une personne au chômage a autre chose à
faire que d’assigner une entreprise discriminante en justice ; un
salarié en poste a peur des répercussions possibles ; un recours n’a
jamais aidé à promouvoir une carrière. L’action de groupe pourrait
permettre de sortir de ces impasses.
Seulement, le texte proposé
au Parlement réduit son efficacité potentielle, comme le souligne
Jacques Toubon dans son avis. D’abord, il faudra passer par une
association reconnue comme légitime pour engager la procédure. Mais
comment auraient fait les Chibanis ? Pourquoi ne pas donner cette
possibilité à des collectifs comme « Droit à la différence », qui se
bat, également contre la SNCF, pour défendre des salariés maltraités. «
Il ne faut pas que ce soit utilisé comme un levier par les syndicats
dans la négociation syndicale », s’inquiète Sophie Latraverse.
Par ailleurs, le Défenseur des droits sait d’expérience que les enquêtes
de comparaisons se révèlent fastidieuses et coûteuses. Aujourd’hui,
rien n’est prévu pour aider à former ces recours, alors que dans
d’autres pays, comme le Canada, un fonds spécial, qui s’auto-alimente
via les amendes des condamnés, a été mis sur pied.
Gwenaëlle
Calvès n’a pas l’air de croire à l’efficacité du dispositif tel qu’il
est construit : «Il faut un fait générateur unique et un préjudice
identique. Les actions qui aboutiront devraient être peu nombreuses.»
En attendant, la jurisprudence pourrait être abondée dans les prochains
mois par la question religieuse. Une décision de la Cour de cassation
est très attendue sur le cas d’une ingénieure licenciée pour avoir
refusé d’enlever son voile lors d’une mission commerciale chez un
client.
Mais là encore, il faudra mesurer l’impact de la possible
décision sur les pratiques dans la vie quotidienne. En dépit d’un arrêt
de la Cour de cassation, beaucoup d’entreprises de service continuent
de demander aux salariés qui s’appellent Mohamed de bien vouloir se
présenter comme « Laurent » au téléphone. Sans que ces salariés ne
protestent.
Plus que le droit lui-même, c’est donc l’accès au
droit qui pose problème.
« Tout ne peut reposer sur le courage des
individus », estime Sophie Latraverse. Selon elle, la France devrait
s’inspirer de la Grande-Bretagne, qui a mis en place des audits, des
obligations de rapports et des diagnostics entreprise par entreprise. «
Un peu comme ça commence à être fait chez nous en matière d’égalité
hommes/femmes. » Gwenaëlle Calvès souligne qu’en Grande-Bretagne, toute
la législation existante sur les discriminations a été replacée dans un
seul et même code, tandis que chez nous, ce droit n’est « ni
intelligible ni accessible ». Pour Michel Miné, « il faut poser la
question des réparations, revoir les montants à la hausse ». Quant à
Emmanuel Quernez, il préconise de « former les intermédiaires : les
associations, Pôle emploi, les syndicats, les délégués du personnel. Il
faut apprendre à tout consigner, à alerter la médecine du travail, à
laisser des traces ».
Une gageure quand on sait que les personnes
discriminées en raison de leur origine sont souvent issues des classes
sociales les plus modestes, avec un rapport plus compliqué à l’écrit,
qui se couple d’une méfiance envers les institutions. Pour la militante
Sihame Assbague, « plutôt que d’apprendre La Marseillaise à l’école, il
faudrait former au droit à la discrimination ».
Un droit qui n’a
pas fini de se découvrir de nouveaux champs d’application. « Dans des
villes comme Rennes, Nantes ou Toulouse, rapporte Emmanuel Quernez, des
milliers d’emplois sont réservés aux étudiants, par exemple dans la
restauration rapide ou le commerce de détail. Rien ne justifie de
prendre des étudiants pour ces emplois à temps partiel. C’est juste un
moyen de ne pas prendre le Black du quartier d’à côté qui cherche un
emploi mais dont on redoute qu’il fasse peur à la clientèle. » De la
même façon, estime Michel Miné, quand une entreprise prend en stage ou
en CDD d’été les enfants ou les neveux des salariés, on continue de
fermer le marché de l’emploi à tout un pan de la population. « On ne
peut pas parler de comportement raciste. Il n’empêche : ces processus
ont des effets. » Qui nourriront peut-être la jurisprudence des dix
prochaines années.
Michaël Hajdenberg, Médipart, 30 octobre 2015
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